Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/13

Gosselin (Tome IVp. 250-257).
Troisième partie


CHAPITRE XIII

M. SÉCHERIN À URSULE.


Lorsque madame Sécherin vit à notre abattement que moi et Gontran nous avions lu les deux lettres qu’elle nous avait remises, elle lut cette lettre de son fils à Ursule d’une voix lente, et comme pour faire durer le supplice de ma cousine plus longtemps.

« Je ne vous reverrai de ma vie, Ursule… je vous méprise encore plus que je ne vous hais. Dieu m’a puni de n’avoir pas écouté les conseils de ma pauvre mère, elle me reste, elle, elle me reste et avec elle je ne regrette rien ; je remercie au contraire le ciel de m’avoir délivré d’un monstre de perfidie et de corruption tel que vous : je me maudis quand je pense que, pour vous, pour vous, mon Dieu ! j’ai pu affliger, presqu’abandonner la meilleure des mètres… Allez… ma tendresse la dédommagera des chagrins que je lui ai causés ; elle me pardonnera, elle m’a pardonné : lorsque une femme aussi dangereuse et aussi abominable que vous entre dans une famille, il faut bien s’attendre à tout… Je vais vous apprendre une chose qui vous fera de la peine, j’en suis sûr, celle-là : le jour même où, par la volonté divine, le ciel a voulu que je reçusse cette lettre qui montre la noirceur de votre âme… je venais de faire rédiger l’acte qui vous assurait toute ma fortune après moi… Vous qui aimez tant le luxe, vous allez être pauvre… tant mieux, tant mieux, c’est le seul chagrin qui puisse vous atteindre… Les soixante mille francs de votre dot sont dès aujourd’hui déposés à Paris chez un notaire. Votre père vous chassera aussi de sa présence, lui ; car je lui ai envoyé une copie de votre abominable lettre. Enfin, pour vous porter un dernier coup qui vous sera plus sensible encore que les autres, je vous préviens que je ne souffre aucunement de vos infamies, entendez-vous, je n’en souffre pas… non, non, cela est si odieux que je ne ressens que de l’horreur pour vous, et je me trouve heureux… oh ! bien heureux d’être à jamais séparé de vous ; ma bonne et excellente mère vous le dira… ce sera votre dernier châtiment.

« Sécherin. »

Après avoir lu cette lettre, madame Sécherin attacha sur Ursule un regard implacable.

Celle-ci sortit enfin de l’état de stupeur dans lequel elle était plongée depuis le commencement de cette scène.

Elle se leva impérieuse, altière, le regard assuré, le sourire amer et dédaigneux ; elle dit à madame Sécherin :

— Vous triomphez, n’est-ce pas ? femme aveugle et insensée ; vous vous réjouissez, tandis que le cœur de votre fils est mortellement blessé !

— À cette heure il ne pense même plus à vous — dit madame Sécherin — il vous l’écrit et cela est vrai, Dieu merci !

— Mais moi je ne crois pas aux termes de cette lettre — reprit Ursule — un homme comme lui ne peut pas oublier une femme comme moi. Sachez que si je le voulais, entendez-vous à votre tour, que si je le voulais, demain il serait encore à mes pieds, me demandant à mains jointes de revenir à lui… mais je ne le veux pas. La destinée m’accable au moment même où je cédais à un sentiment si généreux qu’il en était fou, au moment où j’avais pitié de la femme que j’avais haïe, outragée, au moment où je tâchais de réparer le mal que j’avais fait… Eh bien ! seule je lutterai contre la destinée ; un jour viendra, et il n’est pas loin, où, dans son désespoir de m’avoir perdue, votre fils vous maudira de ne l’avoir pas engagé à me pardonner.

— L’entendez-vous, la malheureuse ? — s’écria madame Sécherin en joignant les mains avec horreur. — Vous regretter, vous ! Voyez… voyez… l’infernal orgueil !

Ursule haussa les épaules avec une expression de pitié.

— Vous ne savez donc pas ce que j’étais, ce que j’aurais été pour lui, car il était simple, bon, dévoué, et je m’amusais à le rendre heureux comme on s’amuse de la joie d’un enfant… Vous l’avez entendu vous-même vous dire si son bonheur était grand, si je n’étais pas tout pour lui ! vous vous réjouissez sans songer qu’il pleurera… qu’il pleure peut-être avec des larmes de sang, un passé qui sera toujours pour lui un rêve, l’idéal de la félicité humaine… Aveuglé sur mes défauts par son amour, sur ma conduite par sa confiance, sa vie se fût écoulée paisible et heureuse… elle se passera dans la désolation !… Allons, vous devez être satisfaite, me voici pauvre, abandonnée de tous, même de mon père ; vous voici vengée, Mathilde, et vous aussi, Monsieur — dit Ursule en s’adressant à Gontran : — vous, Mathilde, dont j’ai trahi l’amitié ; vous, Monsieur, dont j’ai raillé l’amour… à votre triomphe il manque pourtant une chose… c’est de me voir anéantie, écrasée sous les coups d’une fatalité inouïe, mais je ne vous donnerai pas cette joie ; j’ai de la volonté, j’ai de l’énergie : je me trouvais dans un de ces moments qui peuvent décider de l’avenir de toute la vie… un premier bon sentiment en eût peut-être amené un second… Le sort ne l’a pas voulu… Eh bien ! j’ai dix-huit ans, j’ai un caractère de fer, un esprit souple, je suis belle et hardie… que Dieu ait pitié de moi ! — dit Ursule en terminant par ce sarcasme impie.

Madame Sécherin restait muette, effrayée devant cette femme audacieuse.

Gontran la regardait avec une angoisse mêlée d’admiration…

Tout-à-coup mademoiselle de Maran se leva, feignit de s’essuyer les yeux et s’écria :

— Eh bien ! non, non, il ne sera pas dit que je resterai insensible, moi, aux tourments de cette pauvre chère enfant ; je suis tout émue de son angélique résignation : il est impossible dévouer ses torts avec plus de candeur et d’être mieux disposée à la contrition et au repentir… Tenez… votre dureté à tous me révolte… Je l’emmènerai à Paris avec moi, et chez moi, cette chère petite, et cela aujourd’hui même, car elle ne peut pas rester ici un jour de plus… Elle vous gâterait, honnêtes gens que vous êtes !

— Vous osez la soutenir… — s’écria madame Sécherin avec indignation — vous osez lui offrir un asile…

— Et pourquoi non, s’il vous plaît ? Est-ce que je donne, moi, dans vos lamentations de Jérémie sur la désolation de l’abomination ! Dirait-on pas qu’il s’agit du sort de la chrétienté ou que le monde est menacé d’une fin prochaine, parce que monsieur votre fils a eu un inconvénient dans son ménage ! Est-ce que c’est une raison pour venir crier comme une orfraie après cette pauvre Ursule, et l’accabler sans pitié ?… Pour vous qui vous piquez de religion… ça n’est guère charitable, ma bonne dame…

Madame Sécherin leva les yeux au ciel, et dit d’une voix grave et solennelle :

— Seigneur mon Dieu ! ayez pitié de cette femme, sa tombe est ouverte, sa fin est proche et elle blasphème. — Puis elle ajouta d’une voix imposante et avec tant d’autorité que mademoiselle de Maran resta un moment atterrée : — Vous soutenez le vice, vous insultez aux larmes des honnêtes gens, vous reniez Dieu. Mais, patience, au lit de mort vous aurez une affreuse agonie en pensant au mal que vous avez fait et aux peines qui vous attendent… Vous êtes si méchante et si impie que vous ne trouverez pas un prêtre qui veuille prier pour votre âme…

Après un moment de silence, mademoiselle de Maran s’écria en riant de son rire aigu :

— Ah ! ah ! ah !… est-elle donc drôle avec ses excommunications ? Ah ça ! apparemment que vous êtes aussi du dernier mieux avec les foudres du Vatican, ma chère dame ? Tout-à-l’heure, c’était avec le ciel et la Providence que vous maniganciez… Dites donc ; sans reproche, vous me paraissez joliment banale pour ne pas dire un peu coureuse à l’endroit des choses de là-haut… Mais rassurez-vous, j’aurai toujours un bon petit quart-d’heure pour me repentir et un petit écu pour me faire dire une messe quand viendra le moment de songer à mon salut…

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Le soir même, mademoiselle de Maran partit pour Paris avec Ursule.

Madame Sécherin alla rejoindre son fils.

Gontran et moi, nous restâmes seuls à Maran.