Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/14

Gosselin (Tome IIp. 332-354).
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Deuxième partie


CHAPITRE XIV.

EXPLICATION.


Après le départ de M. Lugarto, ni moi ni Gontran nous n’eûmes le courage de dire un seul mot ; je tombai dans un abîme de réflexions désolantes.

Il était donc vrai, un mystérieux, un terrible secret mettait M. de Lancry dans la dépendance de M. Lugarto.

Pour la première fois mon mari avait parlé de se tuer ; cette horrible pensée ne m’était jamais venue à l’esprit ; je frémissais en songeant à la résolution de Gontran.

J’avais ressenti au cœur un coup bien douloureux, lorsqu’il s’était écrié, en s’adressant à M. Lugarto : — Sans la crainte de vous causer une joie infernale je me serais déjà tué.

Hélas ! et moi, il oubliait donc que je lui survivais ?… Alors je me reprochai amèrement d’être comptée pour si peu dans la vie de Gontran ; je me reprochai de l’avoir pour ainsi dire mal aimé.

Ce n’était pas une vaine humilité de cœur, c’était conscience. Sans doute, j’avais toujours été pour lui dévouée, prévenante, soumise, passionnée ; mais j’avais sans doute mal employé ces nobles sentiments, puisqu’il pouvait mourir sans me regretter.

De ce moment, j’acquis cette amère conviction, née de l’amour le plus fervent et d’une profonde défiance de moi-même : — L’on a toujours tort de n’être pas aimée.

Je m’attachai de toutes mes forces à cette conviction, paradoxale sans doute ; j’employai toutes les ressources de mon esprit, toute la puissance de mon cœur à lui donner une irrécusable autorité.

Elle me permettait de m’accuser et de pardonner à Gontran.

Les femmes qui ont aimé avec cet aveuglement sublime, avec cette magnifique abnégation de soi qui constitue la passion, comprendront le bonheur qu’on a de saisir la moindre occasion d’excuser les cruautés de celui qu’on chérit, lors même qu’on doit se sacrifier à cette réhabilitation.

Maintenant que les années, maintenant que le malheur ont mûri mon jugement, il me semble qu’il faut peut-être attribuer aussi cette opiniâtre indulgence à l’impérieux besoin que nous avons de justifier notre choix à nos propres yeux, même au prix de nos plus chères espérances.

Une fois dans cette voie de défiance de moi, je me reprochai encore de n’avoir pas su inspirer à Gontran assez de tendresse pour qu’il m’eût appris le malheureux secret dont M. Lugarto faisait un si funeste abus.

En voyant l’accablement de Gontran, j’en vins à me faire presque un crime de m’être montrée si dédaigneuse envers M. Lugarto, de n’avoir pas su mieux dissimuler mon aversion. Au lieu de s’exaspérer contre nous, peut-être cet homme fût-il resté inoffensif.

Je fus heureuse et pourtant presque épouvantée de cette dernière réflexion.

Telle était la formidable puissance de l’amour ! moi, si fière, surtout depuis que j’appartenais à Gontran, je regrettais presque de m’être conduite avec dignité envers le plus méprisable, le plus méchant des hommes.

Maintenant je m’étonne du silence prolongé que moi et Gontran nous gardâmes après cette scène ; mais les paroles de M. Lugarto établissaient si nettement l’horrible dépendance de Gontran à son égard, que nous devions rester quelque temps comme étourdis de ce coup écrasant.

M. de Lancry tenait son visage caché dans ses deux mains.

Je m’approchai de lui toute tremblante. — Mon ami… — lui dis-je.

— Que voulez-vous encore ? — s’écria-t-il brusquement et d’une voix courroucée. Il redressa son front, qui me parut sombre comme la nuit, et me jeta un regard qui me fit pâlir.

— Voilà où votre causticité, voilà où votre sotte pruderie, nous ont conduits ! à une explication positive. Vous devez être satisfaite, maintenant ! Ma position envers Lugarto est claire et tranchée, j’espère ?

— Comment, Gontran, je devais écouter sans indignation les horribles aveux de cet homme !… Mais mon honneur, mais le vôtre !

— Eh, madame ! qui vous parle de compromettre votre honneur et le mien ? il y a un abîme entre une faute et une innocente coquetterie… Si vous aviez eu l’ombre de perspicacité, aux premiers mots que je vous ai dit sur Lugarto, vous auriez deviné que c’était un homme à ménager. Mais non, malgré mes recommandations les plus expresses, vous avez vingt fois pris à tâche de l’irriter. Blasé, méchant comme il est, il trouve un affreux plaisir dans les contrariétés, dans les résistances… Quelques banalités affectueuses de votre part nous en auraient débarrassés… Mais vous l’avez piqué au jeu… Maintenant, — ajouta M. de Lancry avec rage, — maintenant il est poussé à bout. Malgré moi je me suis laissé aller à lui dire de dures paroles… Maintenant je sais qu’il vous fait la cour, et il faut que je sois assez lâche pour ne pas le souffleter, et pour aller ce soir, demain, tous les jours en public avec vous et avec lui… Voilà ce dont vous êtes cause, Madame.

— Moi !… moi !…

— Eh ! oui, oui, mille fois oui ! puisque vous étiez sûre de vous, autant que je le suis moi-même, il fallait sans agréer ses soins, ne pas les repousser brutalement ; il fallait lui dire avec grâce et bonté que ses assiduités vous compromettaient, et que, puisqu’il voulait vous être agréable, il devait commencer par vous obéir en cela : il vous aurait écoutée ; car, ainsi, vous ne lui ôtiez pas toute espérance, vous ne l’exaspériez pas… Mais était-ce à moi à entrer dans de pareils détails ? était-ce à moi à vous dire le rôle que vous deviez jouer dans cette circonstance ? Ne deviez-vous pas m’épargner ce soin à la fois humiliant et ridicule ? Si vous m’aimiez pour moi, je n’aurais pas eu besoin de vous dire tout cela… Il ne suffit pas d’être une femme de bien, de faire parade de sa vertu, — ajouta-t-il en souriant avec amertume ; il faut encore tâcher de ne pas mettre son mari dans une position dont il ne puisse sortir que par le déshonneur ou par un crime… Entendez-vous, Madame ?

— Grand Dieu !… Gontran !

— Vous parliez d’obligations d’argent… je donnerais ma vie pour n’en avoir pas d’autres… envers lui ; car, sachez-le donc, malheureuse femme, il tient entre ses mains plus que ma vie… entendez-vous, plus que ma vie… Maintenant, comprenez-vous ?

— Je comprends, mon Dieu ! je comprends… Pardonnez-moi, Gontran, soyez bon ; tout-à-l’heure, je me suis dit aussi que j’avais tort. Vous le savez, avant ma maladie, j’ai pris la résolution de vous aimer pour vous ; cette résolution je la tiendrai toujours, mon ami… Notre position est horrible… Ce secret, je ne vous le demande pas, non, non ; mais enfin que faut-il faire ?

— Aller ce soir à ce dîner d’abord, puis à cette fête…

— Soit, nous irons… nous irons… Oh ! vous verrez, j’aurai du courage. Je parlerai à cet homme sans lui témoigner mon aversion. S’il le faut, je lui sourirai. Le monde interprétera ma conduite comme il le voudra… Peu m’importe, pourvu qu’aux yeux de Dieu et de vous, je n’aie pas à rougir… Gontran, j’ai plus de résolution que vous ne le pensez. Voyons, regardons notre position bien en face… Cet homme peut vous perdre, je l’abhorre autant que je vous aime, Gontran ; je pourrai bien, je vous le promets, cacher l’horreur qu’il m’inspire… mais enfin s’il persiste, si un jour il me dit… à moi… car cet homme ose tout : Ce secret qui peut perdre votre mari, je le dévoile, si vous ne m’aimez pas ?…

Gontran rougit d’indignation, et s’écria :

— Je le tuerai… et me tuerai après !

— Cet homme avait donc raison… mon ami… un crime ou le suicide… Allons… c’est bien… En tous cas vous ne mourrez pas seul. Voici donc nos chances les plus terribles… Maintenant écoutez-moi… Ce matin, M. de Rochegune est venu me faire ses adieux ; il a reçu ici une lettre de M. de Mortagne. Ne prenez pas cet air courroucé, Gontran ; notre position est bien triste, et M. de Mortagne est peut-être notre seul ami. Il sait, je ne sais comment… que M. de Lugarto a de funestes desseins sur vous, sur moi. Il est parti, dit-il, de Paris pour les déjouer ; il me fait surtout recommander de ne jamais vous quitter si vous voyagiez. Tout ceci est bien vague sans doute ; mais enfin il est toujours consolant de penser que nous avons des amis qui veillent sur nous.

— Et M. de Mortagne aura bien à faire pour que j’oublie ses lâches insultes ! — s’écria Gontran.

— Ce qu’il faudra faire pour cela, mon ami, il le fera de grand cœur, croyez-le.

— Mais au fait… il ne s’était pas trompé ; il vous avait prévenue que je vous rendrais très malheureuse, — dit Gontran avec une irritation continue, — vous devez reconnaître la justesse de ses prévisions.

— Mon ami, dis-je — en tâchant de sourire, — sans doute j’aime beaucoup M. de Mortagne, mais je suis forcée en cette occasion de lui donner tort ; ce n’est pas vous, c’est cet homme implacable qui me rend si malheureuse ! Tant que vous avez été libre, ne m’avez-vous pas comblée de toutes les félicités possibles ? Avant mon mariage ne vous ai-je pas dû de beaux jours tout rayonnants d’amour et d’espérances ?

— Et ces espérances ont été bien trompées… n’est-ce pas ?

— Gontran… vous savez bien qu’il n’en est rien. N’ai-je pas goûté un bonheur idéal dans notre retraite de Chantilly ? Qui est venu nous arracher de cet Éden ? cet homme odieux ! Son arrivée n’a-t-elle pas été le signal de nos chagrins ? ne sais-je pas maintenant qu’en rendant des soins à cette femme dont j’étais si jalouse vous obéissiez encore à l’influence de cet homme ? N’avait-il pas besoin, pour ses affreux projets, que vous eussiez l’air de m’être infidèle ? Encore une fois, Gontran, je ne vous accuse pas.

— Vous êtes pourtant, et toujours et malgré tout, une noble et excellente créature, — me dit Gontran en me regardant d’un air attendri. — Ah ! maudit soit le jour où j’ai écouté les avis de mon oncle et de votre tante !… Quelle vie je vous ai faite, malheureuse enfant ! Ah ! c’est affreux ! Tenez, j’ai quelquefois horreur de moi-même.

En disant ces mots, Gontran sortit violemment.

Le malheur donne quelquefois une grande décision de caractère.

Je résolus de suivre les ordres de Gontran, d’être affable pour M. Lugarto. Maintenant que je ne suis plus sous le charme de l’amour que m’inspirait M. de Lancry, ni sous l’impression de la terreur que m’inspirait son ami, je puis à peine concevoir comment j’ai pu me résigner à cette honteuse, à cette humiliante concession, après la scène odieuse qui avait eu lieu le matin.

Mais alors je n’hésitai pas ; avant tout il fallait surtout gagner du temps. M. de Mortagne agissait de son côté : peut-être espérait-il trouver le moyen d’arracher Gontran à l’influence de M. Lugarto.

Nous partîmes pour ce dîner, pour cette fête.

Il faisait un temps magnifique ; je me rappelle une circonstance puérile, mais bizarre.

Au coin de l’avenue de Marigny, notre voiture fut obligée de s’arrêter quelques instants. Un pauvre, d’une figure hideuse et difforme, s’approcha et demanda l’aumône.

Gontran, je crois, ne l’entendit pas ; le mendiant jeta sur nous un regard de courroux, et nous dit avec un geste menaçant, au moment où notre voiture repartit : Ces riches ! ils sont bien fiers, ils sont si heureux !

Par un mouvement spontané, nous nous regardâmes, Gontran et moi, comme pour protester contre cette accusation de bonheur.

Hélas ! pourtant l’erreur de ce pauvre était excusable : il voyait une jeune femme, un jeune homme, dans une brillante voiture, entourés de ce luxe que le vulgaire prend pour le bonheur et qui cache souvent tant de douleurs, tant de plaies incurables. Ce pauvre pouvait-il deviner les chagrins dont nous étions navrés ? Et cette fête somptueuse à laquelle nous nous rendions comme à un supplice avec une sourde et vague frayeur ! Que de tristes enseignements dans ces contrastes de l’apparence et de la réalité !

Nous arrivâmes chez M. Lugarto.

Mon découragement, ma tristesse avaient fait place à une sorte d’animation fébrile et factice. M. Lugarto nous reçut le sourire sur les lèvres ; il triomphait dans l’orgueil de son exécrable méchanceté.

Sa maison que je ne connaissais pas, était encombrée de toutes les magnificences imaginables, mais entassées, mais accumulées sans goût. Au milieu de ce chaos d’admirables choses, certaines mesquineries inouïes dénotaient des instincts d’avarice sordide. Cette vaste et opulente demeure, malgré ses proportions, manquait complètement d’élégance, de noblesse et de grandeur.

Nous y trouvâmes réunies les personnes que M. Lugarto nous avait annoncées ; de temps en temps je regardais Gontran pour prendre courage. M. Lugarto parut frappé du changement qui s’était opéré dans mes manières à son égard.

Tout ce que je pus faire fut d’être pour lui d’une politesse presque bienveillante ; il en parut plus étonné que touché : il me considérait attentivement, comme s’il eût douté de cette apparence ; il fut pour moi de la plus extrême prévenance.

Gontran était placé auprès de la princesse Ksernika ; soucieux, absorbé, il répondait à peine aux coquetteries provocantes de cette femme.

M. Lugarto me dit à voix basse et en sortant de table, qu’il était le plus heureux des hommes, puisque je semblais renoncer à mes injustes préventions contre lui ; qu’il regrettait amèrement son emportement du matin, mais que je devais l’excuser en faveur de la violence d’un amour dont il n’était pas le maître.

— Hélas ! — pensais-je en l’écoutant, — qui m’aurait dit, un jour, que trois mois après mon mariage, après cette union qui était pour moi si adorablement belle et sainte, je serais réduite à entendre de telles paroles sans pouvoir témoigner ma honte, mon dégoût, mon indignation ! Oh ! profanation ! oh ! sacrilége ! un amour que j’avais rêvé si noble, si grand, si pur !

Après dîner, ainsi que l’avait voulu M. Lugarto, nous montâmes dans sa voiture, lui, la princesse, Gontran et moi ; nous allâmes à Tivoli. Mon supplice continua.

M. Lugarto me donnait le bras, mon mari donnait le sien à la princesse : il y avait beaucoup de monde à cette fête ; presque toutes les personnes de la cour que leur service retenait à Paris y assistaient.

J’étais restée assez longtemps malade ; depuis quelques semaines, je n’étais pas allée dans le monde : aussi certaines nuances dans la manière dont on m’accueillait, ainsi que M. de Lancry, me surprirent sensiblement.

Les hommes lui rendaient ses saluts d’un air froid et distrait ; quelques femmes auxquelles il parla lui répondirent à peine. M. Lugarto fut, au contraire, accueilli comme d’habitude ; son visage rayonnait. Je crus voir que les hommes lui jetaient des regards d’envie, et que plusieurs femmes me montraient avec dédain.

Les révélations de M. de Rochegune me vinrent à la pensée ; je frissonnai en songeant aux bruits ignominieux dont moi et Gontran nous étions peut-être l’objet en ce moment, tant les apparences semblaient accablantes…

Je me sentis défaillir ; je dis à M. Lugarto d’une voix suppliante :

— Vous tenez notre destinée entre vos mains, Monsieur, ayez pitié de nous… sortons de ce jardin…

— Voici, madame, la duchesse de Berry. Gontran ne peut se dispenser d’aller la saluer, ni vous non plus, — me dit M. Lugarto.

En effet, Madame était venue à cette fête ; elle entrait alors sous une tente où l’on dansait.

Je repris un peu d’espoir. Lorsque j’avais été présentée à Madame, après mon mariage, elle avait bien voulu m’accueillir avec cette grâce touchante et cordiale qui n’appartenait qu’à elle.

— « C’est un trésor que mademoiselle de Maran ; en vérité, vous êtes plus heureux que vous ne le méritez, monsieur de Lancry, » — avait-elle dit à Gontran d’un air moitié souriant, moitié sérieux.

Je pensais que Madame, en nous accueillant avec sa bonté accoutumée, imposerait aux méchants propos du monde, et que, par habitude de cour, toutes les personnes présentes modèleraient leur conduite envers nous sur celle de Madame.

Je pris le bras de Gontran ; nous nous approchâmes de S. A. R.

Mon cœur battait à se rompre.

En nous voyant venir, les personnes qui accompagnaient Madame s’écartèrent de façon à laisser un assez grand espace vide entre nous et la princesse.

Je vis avec frayeur la figure de Madame, d’une expression ordinairement si bienveillante, se rembrunir tout-à-coup et devenir hautaine et sévère.

Malgré son assurance, M. de Lancry tressaillit légèrement. À peine avait-il salué Madame, que S. A. R., après avoir regardé mon mari avec un mélange de dédain glacial et de fierté révoltée, comme si elle eût été indignée que nous eussions osé nous présenter devant elle, nous tourna le dos sans lui dire un mot.

M. de Lancry devint pâle de douleur et de rage. Il me fit tellement pitié que j’eus la force de surmonter mes ressentiments. Je lui dis d’une voix ferme :

— Mon ami, pardonnez à Madame. Elle, toujours si bonne, si généreuse, aura été involontairement surprise par les calomnies du monde… Venez, venez… Pas un mot de ceci à M. Lugarto ; ne donnons pas ce nouveau triomphe à sa méchanceté.

J’entraînai presque M. de Lancry.

Un grand nombre de personnes curieuses de voir Madame l’avaient suivie ; nous pûmes cacher notre confusion dans la foule, et rejoindre M. Lugarto et madame de Ksernika.

— Il me semble que madame la duchesse de Berry vous a parfaitement accueillis, — dit M. Lugarto avec ironie à M. de Lancry.

— Oui… oui… fort bien, — dit Gontran en souriant d’un air contraint.

Je donnais le bras à Gontran ; son cœur battait si vite, si violemment, que j’en sentis les pulsations. Je vis qu’il se contenait à peine.

— Je ne veux pas, mon cher, vous enlever plus longtemps à madame de Ksernika, — dit M. Lugarto.

Je me pressai contre Gontran ; il me dit à voix basse : — Un moment encore… donnez-lui le bras… je vous en prie.

L’accent de sa voix me parut singulièrement altéré ; il ajouta tout haut :

— Et moi, mon cher Lugarto, je ne veux pas vous enlever plus longtemps non plus à madame de Lancry ; nous nous entendons à merveille. Mais ne devions-nous pas aller prendre des glaces chez Tortoni, ce soir ?

— Sans doute, — répondit M. Lugarto. J’y pensais bien, mon cher, et je ne vous aurais pas fait grâce de cette partie du programme de notre soirée, — ajouta-t-il avec un sourire sardonique.

— Ni moi non plus, mon cher, — reprit Gontran.

J’étais désolée, je croyais cette malheureuse soirée terminée. Tout Paris était à Tortoni ; notre présence allait être une nouvelle occasion de calomnies.

En regagnant notre voiture, M. Lugarto me dit à voix basse :

— Je n’ai pas été dupe de Lancry ; la duchesse de Berry l’a reçu de la manière la plus humiliante. J’ai vu cela aux figures rayonnantes des personnes qui accompagnaient Son Altesse ; car Gontran est aussi détesté par les hommes que vous l’êtes par les femmes, tout cela grâce à vos avantages naturels à tous deux. Vous le voyez bien, la ville et la cour, comme on disait autrefois, croient que nous sommes ensemble du dernier mieux… Vous n’avez donc plus maintenant à craindre pour votre réputation… Laissez-moi donc vous aimer, vous verrez que je parviendrai à me faire supporter… Déjà, ce soir, vous êtes mieux pour moi… Tenez… je vous aime tant, que si vous le vouliez, vous pourriez m’ôter tout pouvoir sur votre mari.

Je ne répondis rien ; nous montâmes en voiture, nous arrivâmes à Tortoni. À mon grand chagrin, Gontran nous conduisit dans un salon au premier. J’y reconnus plusieurs personnes qui avaient vu avec quel dédain Madame avait accueilli mon mari. Ma confusion fut à son comble lorsque je vis beaucoup de personnes nous regarder en souriant malignement.

— Enfin, — dit Gontran, — le moment est venu…

Ne sachant ce qu’il voulait dire, je le regardai. L’expression de son visage me fit peur… Je me rappelle cette scène effrayante comme si j’y assistais encore. Gontran était assis à côté de moi, il avait en face de lui madame de Ksernika et M. Lugarto. M. de Lancry se leva tout-à-coup, et dit à M. Lugarto d’une voix haute et vibrante de colère :

— Monsieur Lugarto, vous êtes un misérable !…

Celui-ci, stupéfait malgré son audace, ne sut que répondre. Plusieurs hommes se levèrent vivement. Un profond silence régna dans le salon. Je ne pus faire un mouvement…… je croyais rêver. Gontran reprit :

— Monsieur Lugarto, vous osez attaquer dans le monde la réputation de madame de Lancry et faire entendre que je suis un mari complaisant, parce que je vous ai certaines obligations ; je vous dis ici bien haut que vous êtes un infâme imposteur ! Madame de Lancry vous a toujours méprisé comme vous le méritez, et vous avez indignement abusé de l’intimité qui existait entre nous pour donner une apparence à vos lâches calomnies.

La première, la seule idée qui me vint, fut que cet homme allait perdre Gontran et révéler le funeste secret qu’il possédait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! — m’écriai-je en fondant en larmes.

Deux ou trois femmes de ma société, que je ne connaissais cependant que de vue, vinrent auprès de moi et m’entourèrent avec la plus touchante sollicitude, tandis que plusieurs hommes s’interposaient entre Gontran et M. Lugarto.

Ce dernier, sa première stupeur passée, redoubla d’impudence ; je l’entendis répondre à M. de Lancry avec l’apparence d’une dignité contrainte et offensée :

— Je ne comprends pas, Monsieur, le motif de vos reproches ; je déclare ici hautement que personne ne respecte plus profondément que moi madame de Lancry, et j’ignore complètement les calomnies auxquelles vous faites allusion. Quant aux obligations que vous pourriez avoir envers moi, je ne sache pas que j’en aie dit un mot à personne… Votre attaque est si violente, Monsieur, votre accusation tellement grave, et surtout si imprévue, car nous venons de passer la soirée ensemble, que je ne puis l’attribuer qu’à une imagination passagère que je déplore sans me l’expliquer.

— Misérable fourbe ! — s’écria Gontran hors de lui par la fausse modération et par l’infernale perfidie de la réponse de M. Lugarto.

— Toutes les personnes ici présentes, — dit ce dernier, — comprendront, je l’espère, dans quelle position nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre, Monsieur, et qu’il est des injures qu’on doit savoir tolérer.

— Et ceci, le tolérerez-vous ?… — s’écria Gontran.

Et j’entendis le bruit d’un soufflet.

Il y eut un moment de tumulte, au-dessus duquel domina la voix de M. Lugarto, qu’on entraînait, et qui s’écriait avec un accent de rage que je n’oublierai jamais :

— Offense pour offense, Monsieur, nous sommes quittes. Demain, tout Paris saura comment je me venge !…