Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/12

Gosselin (Tome IIp. 308-320).
Le défi  ►
Deuxième partie


CHAPITRE XII.

L’AVEU.


En voyant entrer M. Lugarto chez moi, je fus sur le point de me retirer ; mais, me rappelant les conseils de M. de Rochegune, je contins mon indignation.

M. Lugarto, contre son habitude, avait l’air soucieux, embarrassé.

Il dut lire sur mon visage une partie des émotions violentes qui m’agitaient, et que je réprimais avec peine.

Assise près d’une croisée, je regardais dans le jardin en attendant que M. Lugarto prît la parole.

Après un assez long silence, il s’assit à côté de moi, et me dit brusquement :

— Vous avez été très malade ; j’ai été bien inquiet de vous ; cela m’a fait une peine que vous ne sauriez croire.

— Je sais, Monsieur, tout l’intérêt que vous me portez, — lui dis-je en souriant avec amertume.

— Vous me haïssez donc toujours ?

— Monsieur…

— Eh ! mon Dieu ! pourquoi le nier ? Pourtant, que vous ai-je fait ?

— Je n’ai pas à répondre à de pareilles questions, Monsieur !

— Mais, enfin, on dit aux gens ce que l’on a contre eux. Depuis que vous êtes à Paris, j’ai toujours tâché de vous être agréable.

— Cette peine était inutile, Monsieur.

— Je m’en suis bien aperçu, et de reste ! Vous n’avez répondu à mes soins, à mes prévenances, que par le mépris.

— Vous auriez dû voir par là, Monsieur, que ces soins, que ces prévenances ne pouvaient m’agréer.

— Mais pourquoi cela, encore une fois ? Vous ne me répondez pas. Était-ce donc vous insulter que d’avoir pour vous des attentions que toute femme accueille, sinon avec gratitude, du moins avec complaisance ?

Je levai les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l’exécrable duplicité de cet homme.

M. Lugarto fit un mouvement d’impatience ; il reprit en tâchant de donner à sa voix aigre un accent affectueux et insinuant :

— Voyons, ne soyez pas aussi méchante, causons en bons amis ; oui, car je suis votre ami, quoique vous ayez tout fait jusqu’ici pour m’irriter contre vous ; mais je ne sais pas comment… vous m’avez ensorcelé ! Moi qui me souviens toujours du mal qu’on me veut, et qui sais prouver que je m’en souviens, je ne puis vous garder rancune, je vous pardonne tout. C’est qu’aussi vous exercez sur moi une influence incroyable ! D’abord je n’ai rien compris à cette influence, puis peu à peu j’ai reconnu… mais vous allez encore vous fâcher… En vérité, moi qui ne suis pas un écolier, moi qui connais les femmes, pour la première fois de ma vie… j’hésite… à vous dire… car vous avez un air si froid, si hautain, que… Allons, de mieux en mieux, si vous me toisez avec cette figure-là, ce n’est pas le moyen de me décider à parler.

Je regardai M. Lugarto si fièrement, avec une expression de mépris si écrasant, que, malgré son audace, il s’interrompit un moment ; mais, rougissant bientôt de s’être laissé déconcerter, il reprit :

— Après tout, je suis stupide, je ne vous apprendrai rien que vous n’ayez depuis longtemps deviné ; les femmes ne sont pas aveugles, elles sont les premières instruites des sentiments qu’elles inspirent… Eh bien ! je vous aime, oui… je vous aime avec passion.

M. Lugarto dit ces derniers mots d’une voix basse, émue, tremblante.

Avertie par M. de Rochegune, je prévoyais cet insolent aveu ; mon visage resta impassible.

M. Lugarto s’attendait sans doute à une explosion d’indignation de ma part, il parut très surpris de mon calme, de mon silence.

— Oui, je vous aime à l’adoration, — reprit-il ; — moi qui jusqu’ici n’ai eu que des fantaisies, que des amours éphémères, je sens près de vous le besoin de me fixer tout-à-fait. Si vous vouliez, nous arrangerions notre vie à merveille… Maintenant je suis établi dans votre intimité, nous pourrons mener l’existence la plus agréable… Mais vous ne me répondez pas ! Est-ce que cela vous fâche ?

— Continuez, Monsieur, continuez.

— De quel air vous me dites cela ! Vous ne me croyez peut-être pas capable de vous être à tout jamais fidèle ? Vous avez tort, voyez-vous. J’ai joui de la vie et de tous ses plaisirs, avec trop d’excès peut-être ; je serais charmé de pouvoir me reposer dans une affection bien douce, bien paisible ; mon caractère, qui est souvent détestable, je l’avoue naïvement, y gagnerait beaucoup, vrai… Je suis sûr que, si vous vouliez vous en donner la peine, vous pourriez me rendre bien meilleur que je ne le suis. Voyons, essayez, qu’est-ce que cela vous fait ? je vous aimerai tant ! Oh ! vous ne savez pas ce que c’est que d’être aimée par un homme qui méprise tous les autres hommes !… Vous ferez de moi tout ce que vous voudrez… et l’on dira partout : — Voyez donc l’empire de madame de Lancry ? elle a su fixer, adoucir, assouplir cet homme, le plus indomptable qu’il y ait au monde !!!

Si je n’avais pas senti au brisement de mon cœur que je touchais à une crise fatale de ma vie, et qu’un grand danger grondait sourdement autour de moi et de Gontran, l’incroyable suffisance de cet homme, sa fatuité cynique, dont le ridicule touchait à l’odieux, m’auraient fait sourire de pitié ; mais j’étais obsédée par de cruels pressentiments.

M. Lugarto m’épouvantait ; il me semblait que, malgré sa grossière audace, il ne m’aurait pas parlé ainsi, à moi, s’il n’avait cru pouvoir le faire presque impunément. Aussi, je lui dis en joignant les mains avec frayeur :

— Que se passe-t-il donc, Monsieur, que vous osiez me parler ainsi ?

— Mon langage est tout simple pourtant… Mon Dieu ! rassurez-vous… je ne suis pas exigeant… je ne vous demande que des espérances pour l’avenir, accompagnées d’un peu de confiance pour le présent. Laissez-vous aimer, ne vous occupez plus du reste ; seulement soyez assez loyale pour me promettre de ne pas lutter contre le penchant qui pourrait s’éveiller dans votre cœur en ma faveur. Voyons, avouez que je vous parais fat en vous parlant ainsi ; je parie que cela vous choque ?… Eh bien ! vous avez tort… c’est le langage du véritable amour… L’homme qui aime bien se sent toujours sûr de faire tôt ou tard partager sa passion… Êtes-vous bizarre ! Adoucissez donc ce regard effarouché. Après tout, qu’est-ce que je vous demande ? de vous laisser être heureuse… Vous verrez, vous verrez… Mais répondez-moi donc… au moins… Mathilde.

En m’appelant ainsi, M. Lugarto s’approcha de moi, il voulut me prendre la main.

J’entendais ce langage ignoble et je croyais rêver ; l’impudence de cet homme m’était connue, et j’en vins presque à me demander si à mon insu je n’avais pas mérité une pareille humiliation.

Je me crus fatalement punie de n’avoir pas assez témoigné à M. Lugarto l’aversion qu’il m’inspirait.

Lorsqu’il voulut me prendre la main, la honte, le courroux, l’épouvante, m’exaspérèrent, je me levai brusquement :

— Sortez, Monsieur ! — m’écriai-je, — sortez ! Le dégoût et le mépris arrivent quelquefois à ce point que l’âme se révolte malgré les efforts que l’on fait pour se contenir ; je vous dis de sortir, Monsieur !

— Mais vous êtes donc sans pitié… sans cœur !… — s’écria M. Lugarto. — Est-ce vous injurier que de vous aimer ? car je vous aime, moi, je vous jure que je vous aime. Si jusqu’ici je vous ai choquée, contrariée, je vous en demande pardon, cela vient de ma mauvaise éducation… Et puis, je n’ai pas été habitué à rencontrer souvent des femmes comme vous… on m’a gâté… J’ai de mauvaises manières, je l’avoue ; d’un mot… d’un mot seulement un peu affectueux, vous auriez pu me changer ; il m’aurait été si doux de vous obéir ! Et puis, je ne savais que penser… En vous voyant si indifférente à mes soins, je croyais que vous n’en compreniez pas la signification, je ne savais qu’imaginer pour vous faire entendre que c’était de l’amour ; quelquefois j’étais tenté de m’éloigner, mais j’étais retenu malgré moi par le charme qui vous entoure. Tenez… ayez nom pas un peu d’intérêt, mais un peu de pitié pour moi ; donnez-moi un ordre, dites-moi de m’éloigner, j’aurai la force de vous obéir : mais que je sache au moins que ce cruel sacrifice me sera peut-être un jour compté. Répondez-moi… par grâce ! répondez-moi… Rien… rien… pas un mot… toujours ce regard de haine, de mépris implacable ! Ah ! je suis bien malheureux !… et l’on m’envie encore ! — s’écria M. Lugarto.

Deux larmes feintes ou vraies roulèrent sur ses joues livides ; il cacha sa tête dans ses deux mains.

Si je n’avais pas été prévenue par M. de Rochegune des bruits odieux que répandait cet homme, sans être aucunement touchée de sa douleur apparente, j’y aurais cru peut-être. Je n’y vis qu’une insultante hypocrisie : il me faisait horreur.

Je m’avançai vers la porte pour sortir.

M. Lugarto s’aperçut de mon mouvement, il se plaça devant cette porte.

J’eus peur.

Je revins précipitamment près de la cheminée afin de pouvoir sonner.

— Vous voulez donc me réduire au désespoir ! — s’écria-t-il d’une voix altérée en joignant ses deux mains d’un air suppliant. Oh ! dites, dites-moi seulement que vous me laisserez essayer de vous plaire, que vous me permettrez de tâcher de vaincre l’éloignement que je vous inspire, cela, rien que cela ? — Et il tomba à mes genoux.

Je sonnai précipitamment.

M. Lugarto se releva.

— Ah ! c’est comme cela ? — s’écria-t-il en devenant tout-à-coup livide de rage ; — rien ne vous fait, ni les prières, ni la tendresse, ni l’humilité. Eh bien ! j’emploierai d’autres moyens ; c’est à genoux, entendez-vous, femme orgueilleuse, c’est à genoux que vous me supplierez d’avoir pitié de vous.

Il y avait tant de confiance, tant de méchanceté dans l’accent de cet homme, que je frissonnai d’épouvante.

Un valet de chambre entra.

— Dites à mes gens de s’en aller, — dit M. Lugarto avec le plus grand sang-froid, et avant que j’eusse pu prononcer une parole.

Rien ne paraissait plus simple que cet ordre. Le domestique sortit.

J’étais si stupéfaite que je n’osai pas le retenir.

M. Lugarto, qui avait un moment contenu sa colère, perdit toute mesure.

Il devint hideux, ses yeux s’injectèrent, tout son corps trembla convulsivement ; ses lèvres décolorées se contractèrent par un tressaillement nerveux.

Je ne pouvais faire un pas, j’attendais avec anxiété quelque révélation horrible.

— Ah ! vous voulez lutter avec moi ! — s’écria-t-il, — mais vous ne savez donc pas ce que je puis, moi ?… Vous avez pourtant vu que d’un mot j’ai maté cette insolente princesse ! Quant à cette belle duchesse, vous ne savez pas les larmes de sang que lui coûte à cette heure son impertinence à mon égard, vous ne savez pas que si je voulais… entendez-vous, que si je voulais, je n’aurais qu’un mot à dire, un seul, pour vous faire tomber évanouie de terreur… Ah ! vous croyez que lorsqu’un homme comme moi veut quelque chose… qu’il le veut en vain ! ah ! vous croyez que je ne sais pas me venger de qui m’outrage ! ah ! vous croyez que pendant que vous m’abreuviez de mépris et d’insultes, je ne vous rendais pas mépris pour mépris, insulte pour insulte ! J’aurais été bien niais. Mais apprenez donc que, grâce à moi et à votre tante que j’ai su mettre de mon parti, vous êtes déjà perdue dans l’opinion publique. Quoique vous fassiez désormais, c’est une blessure incurable faite à votre réputation ! Le monde juge, condamne, et frappe d’une honte éternelle pour mille fois moins que cela ! Mais apprenez donc que pour compléter, que pour achever de rendre mes calomnies vraisemblables, la princesse, par ma volonté, a fait des avances à votre mari ; que celui-ci, encore par ma volonté, vous est infidèle : c’est un fait avéré pour tous… le monde dit que vous vous vengez de votre mari en le trompant avec moi… Maintenant, je vous défie de détruire ces bruits, ces apparences. Que vous le vouliez ou non, je serai là, toujours là, toujours auprès de vous. Je vous épouvante, je vous fais horreur, tant mieux ; vous n’aurez qu’un moyen de vous délivrer de mon obsession ; je suis blasé sur les succès trop faciles : j’aime mieux triompher, comme on dit, par la terreur que par l’amour. Je vous vois d’ici suppliante… éplorée… épouvantée… vos beaux yeux noyés de larmes… tant mieux, vous en serez plus ravissante encore !

En prononçant ces exécrables paroles, les yeux vitreux de cet homme semblaient briller d’une férocité sauvage.

Depuis quelques moments je l’écoutais machinalement, comme si j’avais été le jouet d’un rêve affreux ; tout-à-coup j’entendis du bruit dans l’appartement de mon mari.

C’étaient ses pas, il allait entrer dans le salon.

Je joignis les mains en m’écriant : — Béni soyez-vous, mon Dieu !… le voici.

M. Lugarto me regarda avec étonnement.

La porte s’ouvrit.

M. de Lancry parut.