Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/11

Gosselin (Tome IIp. 281-307).
◄  Le billet
L’aveu  ►
Deuxième partie


CHAPITRE XI.

L’ENTREVUE.


M. de Rochegune me parut très changé, très pâle ; il avait l’air plus triste que d’habitude.

— Aussitôt, Madame, que j’appris que vous receviez, — me dit-il, — je me suis empressé de me présenter chez vous pour m’acquitter d’une commission dont m’a chargé une personne de mes amis, qui serait très heureuse d’être comptée parmi les vôtres.

— De qui voulez-vous parler, Monsieur ?

— De Madame la duchesse de Richeville. Forcée de quitter subitement Paris pour se rendre en Anjou, elle n’a su que là, et par moi, votre maladie. Elle me priait de vous faire part de tous ses vœux pour votre prompte guérison. Aussi sera-ce une consolation pour elle que d’apprendre votre rétablissement.

— Une consolation, Monsieur ? lui serait-il arrivé quelque accident fâcheux ?

— Je le crains, Madame ; elle est partie soudainement en m’écrivant qu’un malheur imprévu l’obligeait de quitter Paris ; qu’elle ne savait pas encore toute la portée du coup qui la frappait. Sa dernière lettre me laisse dans la même incertitude ; elle ne m’a écrit que pour me prier d’être son interprète auprès de vous.

Involontairement je me rappelai l’espèce de menace mystérieuse que M. Lugarto avait faite à madame de Richeville ; un pressentiment me dit que cet homme n’était pas étranger au malheur qui éloignait la duchesse de Paris.

— Il est une autre personne, Monsieur, à qui je porte un bien vif intérêt, — dis-je à M. de Rochegune, — et qui est aussi de vos amis, M. de Mortagne.

— Il est absent de Paris depuis quelques jours, Madame ; il est parti encore souffrant, car il aurait besoin de longs soins pour remettre sa santé qui a déjà supporté de si rudes atteintes.

— Savez-vous où est M. de Mortagne, Monsieur ?

— Non, Madame… et je regrette d’autant plus de ne pas le savoir, que je suis au moment de quitter la France… pour bien longtemps peut-être… Avant mon départ je voulais avoir l’honneur de venir prendre vos ordres, Madame, dans le cas où vous auriez eu quelque commission à me donner pour Naples, où je vais m’embarquer.

— Vous êtes mille fois bon, Monsieur, mais je n’ai pas à profiter de votre extrême obligeance.

M. de Rochegune garda quelques moments le silence d’un air embarrassé. Par deux fois il leva les yeux sur moi, par deux fois il les baissa ; enfin, après une assez longue hésitation, il me dit d’un air grave, solennel :

— Madame, me croyez-vous un honnête homme ?

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement.

— Vous êtes l’ami de M. de Mortagne, — lui dis-je, — et le hasard m’a permis de me convaincre, Monsieur, que vous étiez digne de cette amitié. Ici, dans cette maison, la scène de reconnaissance dont j’ai été témoin…

— Par grâce, Madame, — dit M. de Rochegune en m’interrompant, — permettez-moi d’oublier ce temps-là ; pour moi, trop d’amers souvenirs s’y rattachent. Je vous ai demandé, Madame, si vous me croyez honnête homme, parce qu’il faut que je sois bien fort de votre confiance, moi qui vous suis inconnu, moi que vous ne verrez plus peut-être, Madame, pour oser dire ce que j’ai à vous dire.

— Monsieur, je suis sûre que je puis vous écouter sans crainte.

— Je vais donc parler, Madame, avec sincérité… Un mot seulement… Croyez que l’homme auquel vous voulez bien reconnaître quelque noblesse de cœur est incapable de cacher une arrière-pensée. Si vous ne connaissiez pas, Madame, plusieurs antécédents de ma vie, peut-être la démarche que je tente vous semblerait blessante, incompréhensible. Permettez-moi donc d’entrer dans quelques détails.

— Je vous écoute, Monsieur.

M. de Rochegune, avant de continuer, parut se recueillir. Sa figure douce et triste devint pensive ; il continua d’une voix légèrement altérée, malgré les visibles efforts qu’il faisait pour vaincre son émotion.

— Le projet favori de M. de Mortagne et de mon père avait été d’obtenir votre main pour moi, Madame.

— Monsieur, à quoi bon ces souvenirs… je vous prie ?…

— Pardonnez-moi de vous parler d’un passé, de projets qui vous intéressent si peu, Madame ; mais, j’ai eu l’honneur de vous le dire, c’est indispensable. J’avais souvent entendu M. de Mortagne, avant son funeste voyage pour l’Italie, dire à mon père combien votre enfance était malheureuse, malgré les rares qualités qui s’annonçaient en vous. Le récit des mauvais traitements que vous faisait subir mademoiselle de Maran excita plusieurs fois la généreuse indignation de mon père. J’étais bien jeune, mais je n’oublierai jamais quel intérêt votre position m’inspirait. J’avais jusqu’alors habité avec mon père une de ses terres ; c’est vous dire, Madame, que j’avais eu toujours sous les yeux l’exemple des plus nobles vertus. En entendant M. de Mortagne raconter quelques traits de mademoiselle de Maran, pour la première fois de ma vie j’appris qu’il existait des êtres méchants et pervers… Quand je voyais M. de Mortagne, je l’accablais de questions à votre sujet ; vous étiez pour moi, Madame, la personnification de la douleur et de la résignation. Je partis pour d’assez longs voyages ; bien souvent, en songeant à mon père, à la France, je donnais une triste pensée à la pauvre orpheline abandonnée aux méchants caprices d’une femme impitoyable. Si vous saviez, Madame, la haine invincible que m’a toujours inspirée l’abus de la force ; si vous saviez combien j’ai toujours pris le parti du faible contre le puissant, vous ne vous étonneriez pas de m’entendre parler ainsi du profond intérêt que vous m’inspiriez déjà.

— Je vous en sais gré, monsieur, croyez-le…

— À mon retour, je trouvai M. de Mortagne à Paris ; il vint nous apprendre, à mon père et à moi, l’issue de la scène violente à la suite de laquelle votre conseil de famille, Madame, vous avait laissée sous la tutelle de mademoiselle de Maran. Alors seulement mon père me parla de projets qui ne devaient jamais se réaliser. Au retour d’une campagne en Grèce, que j’avais projetée avec M. de Mortagne, celui-ci voulait tout tenter pour éclairer l’opinion de votre famille, afin de vous soustraire à l’influence de mademoiselle de Maran. Vous avez su, Madame, par quelles odieuses machinations notre courageux ami avait été retenu dans les prisons de Venise pendant longues années ; nous le crûmes perdu pour nous… Cet homme généreux nous avait si vivement intéressés à votre sort, que mon père crut obéir à un pieux devoir en tâchant de remplacer M. de Mortagne auprès de vous.

— Que voulez-vous dire, Monsieur ?

— Mon père fit tout au monde pour se rapprocher de mademoiselle de Maran. Dans la noble illusion de sa belle âme, il croyait, par la seule influence de la raison et de la vertu, pouvoir décider madame votre tante à changer de conduite envers vous. Il eut plusieurs entrevues avec elle ; il la trouva inflexible. Je ne puis vous dire, Madame, ses regrets, le chagrin qu’il éprouva. Il fit entendre à cette femme un langage tour à tour sévère, menaçant, suppliant : rien ne put la toucher.

— J’avais toujours ignoré cette intervention, Monsieur ; maintenant je comprends l’éloignement que ma tante a souvent témoigné pour monsieur votre père.

— Après de nouveaux voyages je le perdis… Madame. — M. de Rochegune garda un moment le silence, baissa la tête, essuya furtivement une larme et reprit : — En mourant, mon père me recommanda, au nom de l’amitié qui nous unissait à M. de Mortagne, de toujours veiller sur l’orpheline qui méritait à tant de titres l’intérêt de notre ami. Hélas ! Madame, j’étais réduit à faire des vœux stériles pour votre bonheur. Je voulus en vain me présenter à mademoiselle de Maran ; le nom que je portais fut un motif d’exclusion : elle me refusa l’entrée de sa maison. Vous aviez alors seize ans, je crois, Madame. Plusieurs fois, attiré par une sorte de curiosité pieuse que m’inspirait votre position, je me trouvai sur votre chemin ; il y avait sur vos traits je ne sais quel mélange de tristesse contenue, de résignation douloureuse qui me navrait. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? cette part mystérieuse que je prenais à votre vie. La respectueuse sympathie que j’éprouvais pour vous, était comme un legs pieux que mon père, que M. de Mortagne, notre meilleur ami, avaient fait à mon cœur. Ne pouvant vous rencontrer, souvent je m’entretenais de votre position avec madame de Richeville. L’inquiète et jalouse surveillance de mademoiselle de Maran empêcha souvent quelques personnes de nos amis et des siens de parvenir jusqu’à vous. À la moindre question sur votre sort, sur ses projets sur vous, mademoiselle de Maran détournait la conversation ou refusait formellement de répondre. Un an se passa de la sorte. Je reçus une lettre de M. de Mortagne : après des tentatives et des efforts inouïs, il était parvenu à corrompre un de ses gardiens, à s’évader de Venise. Obligé de s’arrêter à Marseille par suite de ses fatigues, il m’écrivit de me rendre auprès de lui le plus tôt possible. J’y courus : je le trouvai presque mourant, mais préoccupé d’une seule chose, de votre avenir. Je lui appris que madame de Richeville, une de nos amies, avait en vain essayé de parvenir jusqu’à vous. Il me demanda si vous étiez bien portante, si vous étiez belle ; je lui fis votre portrait, Madame ; une lueur de bonheur et de joie brilla dans son regard mourant.

— Excellent ami ! — m’écriai-je.

— Oui, Madame, vous n’en avez pas de plus fervent, de plus dévoué… Je ne le quittai plus… Madame de Richeville, bravant les convenances peut-être, mais suivant le premier mouvement de son amitié et d’une inaltérable reconnaissance, vint passer quelque temps à Marseille ; elle amenait avec elle l’un des meilleurs médecins de Paris : M. de Mortagne fut sauvé… Comme toujours, il se préoccupait avant tout de votre sort… Alors revint à sa pensée ce projet d’union qui avait fait la joie, l’espérance de mon père… Cette espérance, qu’un moment j’ai cru réalisable, a suffi pour me donner, j’ose presque le dire, le droit… de vous supplier de disposer toujours de mon religieux dévoûment. M. de Mortagne, à son arrivée à Paris, devait avoir un long entretien avec vous. Que mademoiselle de Maran y consentît ou non, il voulait vous faire part de ses projets. On croit ce qu’on veut dire, Madame ; il me semblait si beau d’avoir la mission de vous faire oublier une enfance, une jeunesse malheureuses ! l’amitié prévenue de M. de Mortagne me montra l’avenir sous un si beau jour, que je revins à Paris partageant presque les espérances de mon ami. Tout-à-coup deux nouvelles foudroyantes firent évanouir ce beau rêve : votre mariage était arrêté avec M. de Lancry ; et M. de Mortagne, ayant voulu se mettre trop tôt en route, était retombé gravement malade à Lyon : l’on désespérait presque de ses jours. Je courus près de lui… Ce que je lui appris empira tellement sa maladie, qu’il fut saisi d’une fièvre ardente ; elle dura un mois environ. Quelques affaires pressantes m’obligèrent de le précéder à Paris ; il y arriva la veille de votre mariage. Quant à moi, renonçant à un espoir caressé depuis bien longtemps, je résolus de voyager ; je mis cette maison en vente, alors que j’eus l’honneur de vous voir chez moi, Madame, avec M. de Lancry et mademoiselle de Maran.

— Permettez-moi une question, Monsieur, savez-vous la démarche que madame de Richeville a faite auprès de moi avant mon mariage ?

M. de Rochegune me regarda avec surprise, et me dit avec l’accent le plus sincère :

— Je ne sais, Madame, de quelle démarche vous voulez parler.

— Veuillez continuer, Monsieur, — dis-je à M. de Rochegune.

Je pensais avec angoisse qu’il allait sans doute me parler de Gontran dans les mêmes termes que madame de Richeville. Quoique jusqu’alors la conversation de M. de Rochegune eût été remplie de délicatesse, de mesure et de respect, je n’aurais pas souffert la moindre attaque contre M. de Lancry.

M. de Rochegune continua :

— Vous le voyez, Madame, par ce long préambule, depuis dix ans votre sort n’a pas cessé d’occuper M. de Mortagne, mon père ou moi, tout ceci à votre insu, je le sais ; mais enfin puisse cet intérêt si vif, si soutenu, me donner maintenant le droit de vous dire une vérité utile, quelque cruelle que soit cette vérité.

— Monsieur, je ne sais ce que vous avez à me dire… mais s’il s’agit de quelque récrimination contre M. de Lancry, il est inutile de prolonger cet entretien.

M. de Rochegune me regarda avec un étonnement presque douloureux.

— Je le vois, Madame, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous… Du moment où vous avez donné votre main à M. de Lancry, ce choix si honorable pour lui l’a placé à mes yeux parmi les personnes auxquelles je serais heureux de prouver mon dévoûment. Une des raisons qui me donnent le courage de venir à vous en toute confiance, Madame, c’est que mes paroles intéressent autant M. de Lancry que vous-même.

Ce simple et noble langage me débarrassa d’un poids énorme, mais il éveilla mes craintes au sujet de Gontran.

— Que venez-vous m’apprendre, Monsieur ? — m’écriai-je vivement.

Après un moment de silence, il me répondit :

— Vous voyez souvent M. Lugarto, Madame ?

— Oui, Monsieur, et je dirais presque malgré moi, s’il n’était pas l’ami de M. de Lancry.

— Savez-vous, Madame, ce que c’est que M. Lugarto ?

— Hélas ! Monsieur, je le sais.

— Savez-vous, Madame, que M. Lugarto passe maintenant sa vie chez mademoiselle de Maran ?

Je l’ignorais… Monsieur ; j’avais au contraire entendu mademoiselle de Maran le traiter avec l’ironie la plus impitoyable.

— Sans doute mademoiselle de Maran l’a traité ainsi jusqu’au jour où elle a reconnu que vous n’aviez pas, Madame, d’ennemi plus dangereux que cet homme.

— Cela devait être, — dis-je en souriant avec amertume… — ma tante m’avait presque prévenue de cette nouvelle perfidie.

— Mais vous ignorez, Madame, toute la noirceur, toute la lâcheté de cette nouvelle machination de mademoiselle de Maran… Vous ne savez pas l’indigne appui qu’elle prête par ses discours aux calomnies infâmes de M. Lugarto !

— Et quelles calomnies… Monsieur ? Ce que dit un pareil homme est-il compté ? et d’ailleurs que peut-il dire ?

— Oh ! rien qu’il ne puisse justifier, Madame, rien non plus qui ne soit vrai, ce qui rend malheureusement ses affreuses médisances plus fatales… Il dit que M. de Lancry est son ami intime, et il le prouve en se montrant sans cesse avec vous et avec lui. Il dit que chaque matin il vous envoie des fleurs dont vous vous parez, et cela est encore vrai ; il dit que les fêtes qu’il va donner, c’est pour vous qu’il les donne ; il dit que devant le monde vous lui témoignez de la froideur, mais que cette froideur est une feinte convenue avec vous pour tromper votre mari… Il dit enfin que vous l’aimez, Madame !

Je regardai M. de Rochegune avec tant de stupeur qu’il crut que je ne l’avais pas entendu ; il reprit : — oui, madame… M. Lugarto dit que vous l’aimez.

Cette accusation me parut d’une stupidité si révoltante que je m’écriai avec un éclat de rire sardonique :

— Moi ! aimer cet homme ! mais c’est de la folie, Monsieur ; qui croira jamais cela ? qui admettra cela comme possible ? Sans doute, je regrette amèrement l’intimité qui s’est établie entre lui et mon mari, je regrette amèrement d’être de sa part l’objet d’attentions que je méprise et que je hais… mais, jamais, mon Dieu ! je n’ai craint de voir ces relations que j’abhorre interprétées de la sorte.

M. de Rochegune me regardait avec une expression de pitié douloureuse.

— Hélas ! Madame, — reprit-il après un assez long silence, — il m’en coûte de vous convaincre d’une réalité bien affligeante ; mais votre repos, mais… le dirai-je ? le soin de l’honneur… oui, de l’honneur de M. de Lancry, me font un devoir de vous éclairer.

— Ah ! monsieur, parlez…

— Vous êtes bien jeune, Madame ; vous êtes fière de la noblesse, de la pureté de vos sentiments ; vous êtes fière de l’amour que vous éprouvez, de celui que vous inspirez à l’homme que vous avez choisi ; vous êtes fière de votre bonheur enfin, parce qu’il est noble, grand et légitime ; vous dédaignez des calomnies infâmes ; qui voudra les croire ? dites-vous. Écoutez, Madame. Au lieu de supposer le monde ce qu’il est, avide de scandale et de médisance, croyant au mal, parce que la sottise et la vulgarité ont juste l’intelligence qu’il faut pour répéter, pour colporter une médisance ; supposez le monde spectateur impartial… que voit-il ? Vous, belle, jeune, sans expérience, paraissant déjà presque oubliée par votre mari, tandis que lui rend ses soins empressés à une femme très à la mode et d’une réputation souvent compromise. Ce n’est pas tout, l’ami de votre mari, Madame, vit dans votre intimité de chaque jour, partout il vous accompagne ; sa renommée est telle qu’on le sait incapable de s’occuper d’une femme avec désintéressement ; il dit bien haut, il affiche à tous les yeux les préférences forcées, je n’en doute pas, qu’il reçoit de vous : ces apparences fâcheuses sont envenimées par la jalousie qu’une femme dans votre position, Madame, inspire à toutes les femmes. Mademoiselle de Maran, poursuivant l’œuvre de perfidie et de méchanceté qu’elle a commencée dès votre enfance, joue un autre rôle maintenant. C’est contre sa volonté, dit-elle, que vous avez épousé M. de Lancry ; elle redoutait sa légèreté, dont il ne donne maintenant que trop de preuves en s’occupant si évidemment de la princesse Ksernika. Mademoiselle de Maran dit encore qu’elle a représenté à M. de Lancry qu’il vous pousserait dans quelque funeste voie de représailles ; que votre position est d’autant plus dangereuse que vous voyez souvent M. Lugarto, et qu’à part quelques prétentions puériles elle ne peut s’empêcher de trouver cet étranger doué de qualités charmantes et faites pour séduire une femme… Ce n’est pas tout, Madame ; préparez-vous à un dernier coup plus cruel encore que les autres, parce qu’il n’attaque pas que vous seule… mademoiselle de Maran donne encore une autre cause au regret qu’elle éprouve de votre mariage avec M. de Lancry ; elle affirme que, par suite de dettes énormes contractées par votre mari avant votre mariage, votre fortune est maintenant gravement compromise, et que…

— Vous hésitez, monsieur ? — dis-je à M. de Rochegune en contenant mon indignation, non contre lui, mais contre les auteurs de cette trame odieuse qui se déroulait alors tout entière à mes yeux… — Continuez, continuez, je suis préparée à tout entendre…

— Et moi à tout vous dire, Madame ; car, heureusement, je crois avoir le moyen de ruiner et de confondre tant de méchantes impostures…

— Eh bien, Madame, votre tante a l’infamie de répéter que M. de Lancry, voyant ses affaires embarrassées, s’est adressé à l’obligeance de M. Lugarto, et qu’il est dans une telle dépendance à l’égard de cet homme, qu’il se voit presque forcé de souffrir ses assiduités auprès de vous.

— Oh ! mon Dieu !… mon Dieu ! m’écriai-je en cachant mon visage dans mes mains…

— Vous frémissez, Madame ; c’est un abîme de honte et d’infamie, n’est-ce pas ? Vous si noble, vous si pure ! c’est à peine si vous pouvez comprendre ce tissu d’horreurs… Eh bien, Madame, croyez un homme qui de sa vie n’a fait un mensonge… Tel est le bruit qui court sur vous, sur M. de Lancry, sur M. Lugarto… Et ce n’est pas un vain bruit sans écho, Madame, non… non ; malheureusement c’est une conviction basée sur les apparences les plus funestes. M. Lugarto a agi avec une infernale habileté ? M. de Lancry, vous-même, Madame, à votre insu, vous avez accrédité ces abominables calomnies.

Je restais anéantie ; je m’expliquais alors l’invincible aversion, la terreur instinctive que m’inspiraient les soins de M. Lugarto. Alors je voyais toute l’étendue du mal.

Mes soupçons sur la nature des obligations que M. de Lancry avait pu contracter envers M. Lugarto me semblaient justifiés. En cela, sans doute, mademoiselle de Maran ne calomniait pas.

Quoique sans expérience du monde, je le connaissais assez pour savoir qu’il accueillait les bruits les plus infâmes. Malheureusement mille circonstances interprétées dans le sens odieux qu’on attachait aux relations qui existaient entre nous et M. Lugarto me revinrent à l’esprit.

Jusqu’alors elles m’avaient semblé insignifiantes, à cette heure elles m’épouvantèrent par l’influence qu’elles pourraient avoir sur les jugements du monde.

Je me sentis un moment accablée ; j’appuyai ma tête brûlante dans mes deux mains sans trouver une parole.

— Vous le voyez, Madame, — me dit M. de Rochegune, — il fallait toute l’impérieuse nécessité du devoir, il fallait l’absence de M. de Mortagne, pour me décider à venir vous parler de ce coup douloureux. Maintenant permettez-moi de vous indiquer ce que je crois utile dans cette circonstance. Il faut, sans perdre un moment, tout apprendre à M. de Lancry. Pour qu’il ne doute pas de la vérité, je vous conjure, madame, de lui raconter notre entretien. Quant à la manière de faire tomber ces bruits infâmes, elle est bien simple ; je n’ai pas oublié les leçons de M. de Mortagne : avant tout et pour tout, la vérité, telle brutale, telle violente qu’elle soit, c’est le seul moyen d’écraser la perfidie et le mensonge. Lorsque vous aurez tout confié à M. de Lancry, ni vous ni lui ne changerez rien dans vos manières avec M. Lugarto. Dans quelques jours vous donnerez une soirée priée, vous y inviterez toutes les personnes de votre connaissance, M. Lugarto, mademoiselle de Maran, et moi-même, Madame. Je retarderai mon départ jusque-là, car je pourrai vous servir, je l’espère ; alors ce jour-là, madame, hautement, à la face de tous, devant ce tribunal composé de gens du monde, j’accuserai M. Lugarto et mademoiselle de Maran d’avoir indignement calomnié vous, Madame et M. de Lancry. Mademoiselle de Maran, malgré son audace, M. Lugarto, malgré son impudence, resteront accablés devant une accusation si solennelle ; alors, vous, Madame, et M. de Lancry, vous sommerez cet homme et cette femme de répéter devant vous, les indignes mensonges qu’ils ont accrédités ; de donner la preuve des horreurs qu’ils avancent. Alors, Madame, croyez-moi, quelque prévenu que soit le monde, il sera bien forcé de croire à la honte, à l’infamie de ceux qui, foudroyés par votre généreuse indignation, ne pourront que balbutier une lâche défaite.

— Oui… oui… vous avez raison ! — m’écriai-je, ranimée par le noble langage et par le généreux conseil de M. de Rochegune. — Oui, c’est une inspiration du ciel ! Béni soyez-vous, monsieur, vous qui nous le donnez ! Il faudra que la vérité sorte éclatante de cette explication… Je serai sans merci ni pitié. Mensonge à mensonge je poursuivrai ces infâmes jusqu’à ce qu’ils avouent leur lâcheté à la face de ce monde qu’ils avaient fait complice, et qui sera leur juge !

— Bien ! bien ! Madame. Alors moi je partirai plus tranquille, plus rassuré sur l’avenir d’une personne à qui j’ai voué le plus inaltérable dévoûment…

— Ah ! monsieur, vous êtes le digne, le noble ami de M. de Mortagne ! — m’écriai-je en tendant la main à M. de Rochegune. — Au nom de M. de Lancry, au nom de notre gratitude éternelle, recevez l’assurance d’une amitié non moins vive que la vôtre. Par cette courageuse révélation, vous nous aurez sauvé de bien des malheurs. Jamais, oh jamais ! nous ne pourrons l’oublier.

M. de Rochegune prit respectueusement la main que je lui offrais, la serra cordialement dans les siennes, et me dit avec émotion :

— Par la mémoire sacrée de mon père, je prends ici l’engagement d’être pour vous le frère… l’ami le plus dévoué… Le voulez-vous ? Me croyez-vous digne de cette amitié, Madame !

— Elle nous honore trop tous deux pour que nous ne la contractions pas avec joie et fierté, — lui dis-je.

On frappa à la porte. Blondeau entra.

— Que voulez-vous ? lui dis-je.

— Madame, — reprit-elle en regardant attentivement M. de Rochegune, — je viens de recevoir une lettre qu’on me dit de remettre sans délai à M. le marquis de Rochegune.

Elle me présenta une lettre, je la donnai à M. de Rochegune ; il s’écria :

— Elle est de M. de Mortagne ; je lui avais laissé un mot chez moi dans le cas où il arriverait, le prévenant que j’étais chez vous, Madame… Me permettez-vous de lire cette lettre ? elle peut vous intéresser.

Je fis un signe de tête à M. de Rochegune ; il ouvrit la lettre et la lut.

— Madame, — me dit tout bas Blondeau en me montrant M. de Rochegune, — je reconnais sa voix… c’est lui…

— Comment ? C’est la personne qui venait savoir de vos nouvelles de la part de M. de Mortagne.

— Que dis-tu ?

— Aussi vrai que le bon Dieu est au ciel, c’est lui, Madame, je suis sûre de ne pas me tromper ; c’est sa voix, vous dis-je.

Pendant que Blondeau me parlait, j’examinai les traits de M. de Rochegune ; ils prirent tout-à-coup l’expression d’une anxiété profonde… Je ne pus m’empêcher de m’écrier :

— Qu’avez-vous, Monsieur ? M. de Mortagne…

— Il faut que je le rejoigne à l’instant… Madame… Nous allons quitter Paris… pour quel que temps ; il est sur la voie d’une abominable machination, — me dit-il sans s’expliquer davantage.

— Et ce complot, qui menace-t-il ? — m’écriai-je.

— Pouvez-vous me le demander, Madame ?… vous… vous !

— Et Gontran, et mon mari ?

— Monsieur de Mortagne vous recommande avant tout de ne pas le quitter ; s’il voyage de voyager avec lui ; mais avant tout, et surtout pour son salut et pour le vôtre, de ne jamais vous séparer de lui un seul instant.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… et qui soupçonne-t-il ? de quoi avons-nous tant à craindre ?

— Est-il besoin de vous le dire, Madame ? de M. Lugarto. L’immense fortune de cet homme met à sa disposition des ressources inouïes ; il est aussi rusé que méchant. M. de Mortagne, pour contreminer ses projets s’est absenté ou a feint de s’absenter de Paris depuis quelque temps.

— Mais, Monsieur, vous me laissez dans une mortelle inquiétude !

— Voyez la lettre de M. de Mortagne ; il m’écrit à la hâte et ne m’instruit d’aucune particularité : tant que durera l’absence de madame de Richeville, il ne pourra vous donner de ses nouvelles, car c’est seulement par son entremise qu’il pourrait vous écrire ; il craint que plusieurs de vos gens ne soient gagnés, et la moindre indiscrétion sur ses desseins les ferait avorter ; il est donc obligé d’agir dans l’ombre et dans le silence… Adieu, Madame, je m’en vais plus rassuré ; si M. de Mortagne croit que je puisse vous assister dans la justification que vous provoquerez, j’aurai l’honneur de venir vous en instruire, sinon persistez dans le projet que je vous ai indiqué ; lui seul peut couper le mal dans sa racine et confondre les méchants… Mais, j’y songe, pour remédier à mon absence j’écrirai à M. de Lancry tout ce que je vous ai dévoilé, l’autorisant à se servir de ma lettre. Adieu, Madame, M. de Mortagne me dit que chaque minute est comptée… Espoir et courage, vous avez des ennemis bien acharnés.

— Mais nous comptons deux amis bien précieux, — dis-je à M. de Rochegune. — Adieu, monsieur, vous entreprenez une noble tâche, Dieu vous soutiendra.

M. de Rochegune sortit.

— C’est lui, Madame, qui a été assailli, blessé, j’en suis sûre, — me dit Blondeau. — Avez-vous remarqué combien il était pâle et la cicatrice que ses cheveux cachaient à peine.

— Tu te trompes, — lui dis-je.

— Oh ? Madame, sa voix est trop douce pour que je ne la reconnaisse pas.

Le valet de chambre ouvrit la porte et annonça M. le comte de Lugarto.

Blondeau sortit.

Je me trouvai seule avec cet homme.