Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/06

Gosselin (Tome Ip. 202-215).
Le bal  ►
Première partie


CHAPITRE VI

L’ENTRÉE DANS LE MONDE




Lorsque mademoiselle de Maran nous eut annoncé qu’elle nous conduirait au bal de l’ambassade d’Autriche, Ursule et moi nous fûmes très inquiètes ; cela était fort simple, car nous vivions presque dans la retraite.

Rien de plus monotone, de plus régulier que nos habitudes.

Le matin nous prenions nos leçons. Dans l’après-midi, selon la saison, nous allions nous promener soit à pied avec madame Blondeau, soit en voiture avec mademoiselle de Maran : puis nous rentrions, et, après nous être habillées, nous restions quelquefois dans le salon de ma tante à travailler jusqu’au dîner.

Plusieurs de ses amis venaient la voir à cette heure. Ils étaient peu nombreux, et tous d’anciens compagnons d’émigration de mon père.

Parmi eux, nous aimions beaucoup M. de Versac, l’un des grands-officiers de la maison du roi.

Malgré ses soixante-dix ans, on ne pouvait voir un vieillard d’un esprit plus gai, plus jeune, plus aimable. Il était d’une tournure encore très élégante, montait à cheval à merveille, et ne manquait aucune des chasses du roi ou de monsieur le dauphin. Il avait toujours été pour moi d’une bonté parfaite, et, à ma grande joie, il avait souvent défendu Ursule en prenant très gaîment son parti contre ma tante.

M. de Versac était d’un caractère charmant, mais sans consistance ; il avait passé sa vie à plaire, et il lui eut été impossible de ne pas dire une chose aimable, gracieuse ou flatteuse. Jamais il n’avait, je crois, prononcé un mot qui approchât de la critique.

Je suis maintenant quelquefois tentée de croire que cette impitoyable bienveillance cachait, sinon un profond dédain, du moins une parfaite indifférence de tout et de tous. Mais si ce sentiment existait chez M. de Versac, il devenait difficile de le pénétrer à travers l’enveloppe d’urbanité et d’affabilité exquise dont il s’entourait. D’ailleurs je n’ai jamais pu me représenter M. de Versac ne souriant pas ou ne flattant pas : il avait les plus belles dents du monde, un sourire très séduisant ; peut-être ces avantages décidèrent-ils de son optimisme.

Je vois encore sa figure remplie de noblesse et de cette grâce affectueuse, particulière aux vieillards heureux. Il portait ses cheveux blancs avec beaucoup de coquetterie. Lorsque, le soir, sa toilette, d’une recherche peut-être extrême pour son âge, était rehaussée du cordon bleu et de la plaque du Saint-Esprit, on ne pouvait imaginer un type plus agréable du grand seigneur d’autrefois.

Il voyait rarement madame la duchesse de Versac, sa femme, qui depuis la restauration était retirée à l’Abbaye-aux-Bois, où elle s’occupait de pieuses et bonnes œuvres.

Ce qui nous faisait encore aimer M. de Versac, c’étaient toutes ses narrations enchanteresses des bals de madame la duchesse de Berry, et surtout des quadrilles costumés. M. de Versac était un homme de plaisir par excellence ; il parlait de ces fêtes, de ces distractions de la vie oisive et opulente avec le plus vif intérêt.

Parmi les autres personnes qui composaient, le matin, le petit cercle de mademoiselle de Maran, il y avait encore un des ministres du roi. C’était le meilleur homme du monde ; il nous amusait fort par ses distractions et par ses insurmontables envies de dormir, auxquelles il cédait quelquefois en plein jour avec une bonhomie charmante.

Ce qui mettait le comble à notre joie, c’était l’arrivée de M. Bisson, homme d’une science prodigieuse et d’une réputation européenne ; il passait pour l’un des membres les plus éminents de l’Académie des sciences. C’était un grand homme maigre, haut de six pieds, avec une toute petite tête, et la figure la plus débonnaire qu’on pût voir ; son long cou sortait d’une cravate blanche roulée en corde dont le nœud se trouvait ordinairement derrière sa tête. En toute saison, il portait un spencer vert, fourré d’astracan par-dessus son habit noir à larges basques. Pour rien au monde on ne l’aurait fait monter en voiture, tant il avait peur de verser ; aussi, lors des temps pluvieux ou boueux, arrivait-il quelquefois chez mademoiselle de Maran dans un état à faire pitié.

Rempli d’esprit, de connaissance, de bonté, il n’avait qu’une manie incurable, celle de toucher à tout, de tout déranger de place, et souvent de tout casser.

Ma tante se mettait dans des colères furieuses ; mais comme elle aimait beaucoup causer sciences avec un homme de la réputation de M. Bisson, elle finissait par s’apaiser.

Je me souviendrai toujours d’une charmante tabatière ornée d’émaux de Petitot que ma tante lui avait imprudemment confiée, au milieu d’une dissertation sur un des derniers mémoires lus, je crois, par M. le duc de Luynes à l’Académie des sciences sur les vases étrusques.

M. Bisson commença par rouler innocemment la précieuse boîte dans sa main, puis peu à peu la conversation s’anima. Mademoiselle de Maran ne mettait aucune mesure dans ses attaques ; plutôt que de céder, elle niait l’évidence.

Le savant, exaspéré par je ne sais plus, quelle fausse affirmation de ma tante, s’écria en frappant impétueusement sur la cheminée.

— Eh ! non, non, non, mille fois non, et encore non, Madame.

Chaque négation était accompagnée d’un grand coup de tabatière, donné à tour de bras sur la tablette de marbre.

Ma tante ne s’aperçut de la destruction de sa fragile boîte qu’au nuage de tabac et aux éclats d’émaux qui s’en échappèrent.

— Ah ! l’affreux brise-tout ! — s’écria-t-elle en colère : — qu’est-ce qu’il m’a encore cassé là ?… mais, c’est ma tabatière de Petitot ! Ah ! le vilain homme ; mais, Monsieur, pour l’amour de Dieu, tenez-vous donc tranquille ! vous me jetez du tabac dans les yeux, vous m’aveuglez ! Pour cette fois, je vous défends de remettre les pieds chez moi, entendez-vous… Ma tabatière de Petitot !… L’autre jour c’était une bonbonnière de cristal de roche irisé, une bonbonnière de cinquante louis, s’il vous plaît, qu’il m’a mise en morceaux en faisant gesticuler ses grands bras ! Allez-vous-en… de chez moi, je vous en supplie… allez-vous-en… vos conversations me coûtent trop cher, sans compter que vous avez l’inconvénient d’arriver toujours fait comme un voleur et de m’apporter ici toutes les boues des rues de Paris.

— Vous avez beau dire ! Madame, — s’écria M. Bisson courroucé, — je ne monterai jamais dans une voiture ; j’y suis résolu, j’aime bien mieux salir votre tapis que de me casser le cou ! — Et le savant ne parla pas autrement du désastre de la tabatière.

— Tenez, monsieur Bisson, — dit ma tante, — laissez-moi tranquille, vous allez me mettre hors de moi ; faites-moi l’amitié de sortir tout de suite, et surtout ne revenez plus.

— Et où voulez-vous donc que j’aille ? il n’est que deux heures et demie, je n’ai pas besoin d’être à l’institut avant trois heures et demie, — dit M. Bisson ; et il se plongea dans un fauteuil, en s’emparant d’un écran qu’il commença de démonter.

— Comment où je veux que vous alliez ? — s’écria mademoiselle de Maran outrée. — Est-ce que ma maison est faite pour servir de salle d’asile aux membres de l’institut désœuvrés ? Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il fait encore là ? Allons… bon… maintenant le voilà qui travaille à me casser un écran. Mais c’est intolérable… mais c’est une peste, mais c’est un fléau qu’un être aussi malfaisant ; et mademoiselle de Maran fut obligée d’arracher des mains de M. Bisson l’écran déjà presque brisé.

— C’est étonnant comme on travaille peu solidement de nos jours ! cela vient de ce qu’on exagère la production outre mesure, — dit M. Bisson d’un air méditatif en s’armant d’un petit balai de cheminée dont il se servit pour tisonner en guise de pincettes, à la grande impatience de ma tante qui se mit dans un nouvel accès de colère.

De pareilles scènes, souvent renouvelées, nous divertissaient beaucoup ; car M. Bisson revenait, au bout de deux ou trois jours, complètement oublieux de ce qui s’était passé, et mademoiselle de Maran ne pouvait lui garder rancune.

Ensuite de cette réception du matin, nous dînions avec mademoiselle de Maran ; elle n’aimait à se contraindre en rien, n’invitait jamais personne. On faisait chez elle une chère excellente ; elle était gourmande et avait une manie qui nous causait d’insurmontables répugnances.

Son maître d’hôtel, Servien, lui apportait tout ce qu’on présentait sur la table, car elle goûtait à tout, et souvent, — pardonnez-moi ce détail, mon ami, — elle se servait avec ses doigts, ensuite c’était son chien Félix, alors valétudinaire, qu’elle faisait manger dans son assiette.

La durée du dîner nous était presque un supplice. Nous rentrions un moment dans le salon, où nous restions jusqu’à ce que mademoiselle de Maran fût complètement endormie dans son fauteuil, coutume à laquelle elle ne manquait pas. Ses gens avaient ordre de ne jamais la réveiller, et de prier les personnes qui auraient pu, par hasard, venir en prima-sera, d’attendre dans un autre salon.

Nous remontions, avec Ursule, dans notre appartement, sur les huit heures, et là, nous causions, nous lisions, nous faisions de la musique jusqu’à l’heure du thé.

Jamais nous n’assistions aux soirées de mademoiselle de Maran ; elle y recevait peu de femmes : celles qu’elle voyait étaient généralement de son âge.

Vous concevez, mon ami, qu’habituées, comme nous l’étions à cette vie monotone, nous devions être un peu éblouies de la perspective de bals et de fêtes que ma tante venait de nous ouvrir.

En apprenant cette nouvelle, notre premier mouvement fut joyeux ; peu à peu la réflexion amena des pensées mélancoliques.

Je passai dans une agitation singulière la nuit qui précéda le bal. À mesure que le jour de cette fête approchait, je me sentais de plus en plus triste et accablée. Je n’avais pas eu le bonheur de jouir de la tendresse de ma mère… je ne la regrettai peut-être jamais davantage qu’à cet instant.

L’expérience m’a prouvé que mon instinct ne m’avait pas trompée : c’est surtout lorsque nous entrons dans le monde que la sollicitude protectrice, imposante d’une mère nous est indispensable.

Chacun sait que l’apparition officielle d’une jeune fille au milieu de fêtes, dont les convenances de son éducation l’avaient jusqu’alors tenue éloignée, encourage, autorise, pour ainsi dire, les prétentions de ceux qui peuvent demander sa main.

Qu’elle soit ou non justifiée, on a généralement une telle créance dans la sagacité du cœur d’une mère, que certaines vues, certaines espérances peu dignes ou peu susceptibles de réussir, craignent d’affronter cette pénétration maternelle, si attentive et si défiante.

Lorsque au contraire une jeune fille est orpheline, de quelque affection qu’on la suppose entourée, on la croit, on la sait plus isolée, moins défendue ; elle devient alors, pour peu qu’elle soit riche, une sorte de proie, de conquête, si vous voulez, à laquelle tous veulent prétendre.

Sans voir aussi clairement dans la douloureuse inquiétude qui me tint éveillée une partie de la nuit, j’avais un vague pressentiment de ces pensées ; j’étais choquée, presque irritée, en songeant que des indifférents allaient m’examiner, me commenter, supputer ma fortune, peser ma naissance, me classer dans la catégorie des partis d’une manière plus ou moins avantageuse. Il me semblait que je n’aurais pas éprouvé le moindre de ces scrupules si j’avais accompagné ma mère.

J’avais un autre motif de contrariété, presque de chagrin sans doute : j’étais loin de partager les préventions de ma tante à l’égard de ma cousine ; mais à force d’entendre mademoiselle de Maran répéter qu’Ursule était laide et sans aucun agrément, j’avais fini par craindre que le monde ne confirmât le jugement de ma tante, et que mon amie ne s’aperçût du peu de succès qu’elle aurait.

Je tremblais qu’une fois au grand jour des salons, Ursule, malgré sa douceur, malgré sa résignation habituelle, ne m’enviât les frivoles avantages qui lui manquaient, et que sa jalousie ne se changeât peut-être en un sentiment plus amer.

Son amour-propre n’avait jamais souffert qu’en présence de quelques amis de mademoiselle de Maran. Que serait-ce s’il allait être cruellement et publiquement atteint par une dédaigneuse indifférence.

Cette préoccupation fut peut-être celle de toutes qui me tourmenta le plus, tant l’amitié d’Ursule était précieuse pour moi. D’ailleurs, sans lui dire un mot de ce projet, je pensais sérieusement aux moyens de partager ma fortune avec elle. Ce n’était pas une de ces exagérations enfantines aussi vite oubliées que conçues, c’était une résolution fermement arrêtée ; pour la réaliser plus certainement, je ne voulais pas en parler à ma tante, étant bien décidée à poser ce don comme la première clause de mon contrat de mariage.

On rira sans doute de ma naïveté à propos d’affaires d’intérêt, comme on dit ; je remercie le ciel de n’avoir pas été mieux ni plus tôt instruite ; j’ai dû d’heureux moments à cette ignorance.

Enfin, le jour du bal arriva. Malgré sa laideur et sa mise négligée, mademoiselle de Maran avait un goût exquis, sa constante habitude de critique, sa haine de ce qui était jeune et beau, l’avait rendue si difficile que ce qu’elle approuvait devait être au moins irréprochable.

Elle nous avait fait faire deux toilettes charmantes et absolument pareilles. Plus tard, je me suis demandé comment mademoiselle de Maran avait été assez généreuse pour ne pas m’affubler de quelque robe ou de quelque coiffure de mauvais goût ; cela lui eût été très facile et m’eût pour long-temps donné un ridicule, car la première impression que reçoit le monde est souvent ineffaçable… Mais une mesquine vengeance était indigne de ma tante. Elle voulait, elle fit mieux.

Si je ne craignais de désordonner les événements, en rapportant ici des choses que je n’ai pu apprendre que plus tard, on verrait qu’à cette époque de ma vie, j’étais déjà presque enveloppée dans la trame que la haine de mademoiselle de Maran avait ourdie contre moi avec une sûreté de prévision qui prouvait une bien profonde et bien fatale connaissance du cœur humain.