Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/05

Gosselin (Tome Ip. 189-201).
Première partie


CHAPITRE V.

PREMIÈRE COMMUNION.




Malgré sa finesse, malgré son esprit, mademoiselle de Maran ne pénétra pas le motif de ma vengeance contre Félix.

Elle crut que j’avais agi par haine et par ressentiment contre son chien.

Je n’eus qu’à m’applaudir de ma résolution ; Ursule parut extrêmement touchée de cette preuve bizarre de mon amitié : les liens de notre tendre affection continuèrent à se resserrer de plus en plus.

Je trouvais Ursule d’un caractère bien supérieur au mien ; souvent j’étais emportée, volontaire, opiniâtre : ma cousine, au contraire, se montrait toujours d’une patience, d’une sérénité parfaite ; son regard, doux et limpide, se voilait quelquefois de larmes, mais ne s’animait jamais du feu d’une émotion vive. Elle semblait destinée à souffrir ou à se dévouer.

Mademoiselle de Maran parut oublier peu à peu la faute dont je m’étais rendue coupable, et continua en toute occasion de m’exalter aux dépens de ma cousine.

Celle-ci, rassurée sans doute par les preuves d’attachement que je m’efforçais de lui donner, sembla désormais insensible aux perfidies de ma tante.

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Un des événements les plus graves de la vie d’une jeune fille qui n’est plus un enfant, ma première communion, éveilla plus tard en moi de nouvelles, de sérieuses pensées.

Mademoiselle de Maran ne suivait aucune des pratiques extérieures de la religion. Rien dans son langage, rien dans ses habitudes ne révélait des sentiments de piété. Elle nous fit donc seulement accomplir cet acte solennel comme une sorte de nécessité sociale.

Malheureusement, le prêtre chargé de notre instruction religieuse accomplit aussi cette céleste tâche, comme un des devoirs de sa profession. Se conformant à la lettre de cette cérémonie sainte, il n’en mit pas l’esprit divin à la portée de notre jeune intelligence. Ainsi, il ne nous montra pas la confession comme un acte de confiance pieuse et bienfaisante, à laquelle le prêtre répond par des consolations et par le pardon.

La confession fut pour nous un aveu pénible et redouté.

Ce prêtre, qui venait chaque jour nous préparer à la communion, s’appelait l’abbé Dubourg. D’un caractère morose et dur, il semblait toujours pressé de terminer nos conférences. Son enseignement était sec, froid, presque dédaigneux. Éloquent prédicateur, il avait prêché deux carêmes avec le plus grand succès, et désirait, je crois, vivement d’arriver à l’épiscopat. Connaissant le puissant crédit de ma tante, il avait par calcul accepté les fonctions qu’il remplissait auprès de nous, fonctions qu’il regardait sans doute comme au-dessous de son savoir et de son éloquence.

Maintenant que je puis comparer et apprécier les faits, il me semble que les instructions de l’abbé Dubourg ne différaient en rien de celles de nos autres professeurs ; il nous donnait des leçons de religion, rien de plus.

Hélas !… heureuses les jeunes filles dont l’éducation religieuse a été développée, fécondée par la tendresse d’une mère, intermédiaire sacré entre son enfant et Dieu !

Ne faut-il pas, pour ainsi dire, que les éclatants rayons de la lumière divine ne pénètrent les natures enfantines, encore si tendres, si délicates, qu’au travers de l’amour maternel ? Sans cela on est, à cet âge, ébloui, mais non pas éclairé.

Pourtant, l’instinct religieux qui existait, qui a toujours existé en moi, me révélait confusément la sainteté de l’acte auquel j’allais prendre part. Seulement, dans mon ignorance, je restreignis à mes sentiments personnels ce majestueux symbole, immense comme l’humanité.

Communier avec Ursule, ce fut pour moi prendre devant Dieu l’engagement sacré d’être pour elle la sœur la plus chrétienne. Ainsi je concentrai sur elle le dévoûment sans bornes que la religion réclame pour tous.

Notre consécration au pied des autels fut pour moi la consécration sainte, éternelle, de notre amitié.

Je le sais, mon Dieu, la loi sacrée s’étend à tous et non pas à un seul ; mais le Seigneur, dans sa miséricorde, a dû prendre en pitié deux pauvres enfants orphelins, qui, dans leur exaltation ingénue, rattachaient leur fraternité touchante à l’un des plus imposants mystères de la religion.

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De ce jour, nos liens me parurent indissolubles ; nous faisions les projets les plus extravagants : nous ne devions jamais nous quitter, jamais nous marier, vivre comme vivait ma tante. Charmée par l’amitié, cette future existence de vieilles filles nous semblait la plus enviable du monde.

Les trois ou quatre années qui suivirent ma première communion se passèrent sans événements importants.

Mon seul chagrin était de me voir, malgré mes prières, toujours plus élégamment vêtue que ma cousine, et d’entendre mademoiselle de Maran dire devant moi et devant ma cousine aux personnes qui venaient la voir :

« C’est incroyable comme les années changent les traits… Tenez, par exemple… Mathilde était seulement jolie, étant enfant ; eh bien ! à mesure qu’elle grandit, elle devient d’une beauté si accomplie, si remarquable, qu’on se retourne pour la voir ; Ursule, au contraire, qui avait un petit minois assez gentil, devient, en grandissant, un vrai laideron ; avec cela l’air si commun…. si commun !!… tandis que sa cousine a une physionomie si distinguée ! Mais, hélas ! que veux-tu, ma petite, — ajouta mademoiselle de Maran en s’adressant à Ursule avec une résignation hypocrite et en prenant son air de bonne femme, — il faut nous résigner et en passer par là… Notre côté, à nous, dans la famille, n’a eu ni la grâce ni la beauté en partage ! Je puis bien en parler, moi qui suis laide comme les sept péchés capitaux, et bossue comme un sac de noix. Mais, à propos, — ajoutait ma tante en s’adressant à ses complaisants, — est-ce que vous ne trouvez pas qu’Ursule a la taille un peu voûtée, un peu tournée ? Ce n’est presque rien… mais certainement il y a quelque chose, n’est-ce pas ? C’est comme un ressouvenir de famille du côté paternel. »

Les complaisants de mademoiselle de Maran ne manquaient pas de nier faiblement, et ma tante de s’écrier :

« Quelle différence avec Mathilde !… Voilà une vraie taille de fée, droite comme un jonc, flexible comme l’osier ; il n’y a pas une jeune personne de son âge qui réunisse comme elle la grâce à la majesté, l’esprit à la beauté. Que faire à cela ? Toi qui n’as pas ces belles qualités, ma pauvre Ursule ! crois-moi, pour te consoler d’être en tout si au-dessous de ta cousine, il faut l’admirer… vois-tu, car l’admiration est la consolation des vilaines figures généreuses ; ce sera d’autant mieux de ta part, que c’est surtout quand on te compare à Mathilde qu’on te trouve laide… C’est comme moi, je ne paraissais jamais si affreuse qu’en compagnie d’une femme jeune et belle ; mais, ainsi que je te le dis, je me consolais en l’admirant… Et puis enfin tu as mille raisons pour aimer Mathilde ; votre amitié me charme, elle me prouve que tu n’es pas ingrate. Ta cousine ne t’a-t-elle pas fait la plus magnifique charité du monde ? celle d’une éducation splendide. Sans elle, tu ne l’aurais jamais eue, cette éducation-là. Est-ce que ton père aurait pu te donner des professeurs à un louis le cachet ? Encore une fois, tu fais bien d’aimer, de bénir ta cousine ; grâce à elle, tu peux, par ton instruction, par tes talents, faire oublier que ta figure est aussi peu agréable que la sienne est ravissante… »

Il n’y avait rien de plus perfide, de plus odieux, de plus dangereux que ces blâmes et que ces louanges sur nos avantages ou sur nos désavantages physiques.

Je n’ai jamais compris cette fausse modestie qui consiste à nier sa beauté ; c’est un fait indépendant de soi. Si l’on est belle, l’avouer n’est pas s’enorgueillir, c’est dire vrai.

Je conçois, au contraire, la plus scrupuleuse, la plus défiante réserve dans l’appréciation qu’on peut faire des talents ou des avantages acquis.

Je crois donc qu’à seize ou dix-sept ans j’étais belle, non sans doute aussi belle que le prétendait mademoiselle de Maran ; mais enfin je l’étais assez pour justifier quelque peu ses louanges, si elles n’eussent pas été si cruellement exagérées.

Il en était ainsi des blâmes qu’elle prodiguait à ma cousine ; sa taille était grande, mince, parfaitement droite ; mais ce qui donnait une apparence de réalité aux méchanceté de ma tante, c’est qu’Ursule, comme toutes les jeunes personnes qui ont grandi très vite, se tenait un peu voûtée. On voit quel art, quelle suite mademoiselle de Maran mettait dans ses perfidies.

C’était le même système qu’elle avait employé depuis mon enfance. Sous un certain point de vue, elle disait vrai, et, de plus, l’arme était à deux tranchants.

Ma tante voulait blesser douloureusement Ursule dans sa vanité, et exciter mon amour-propre jusqu’au ridicule.

Si les idées les plus fausses, les mensonges les plus avérés, lorsqu’ils sont incessamment répétés, finissent par jeter et laisser des traces profondes dans notre esprit, que sera-ce lorsqu’il s’agira d’apparentes vérités ?

Ma cousine avait fini par se croire dénuée de tout charme, de tout agrément ; si je l’assurais du contraire, elle considérait mes paroles comme dictées par un sentiment d’affectueuse pitié, et me répondait :

« Mon Dieu, que tu es bonne de chercher à me consoler ainsi. Je ne m’abuse pas, mademoiselle de Maran a raison… tu es aussi belle que je suis laide ; j’en ai pris mon parti. »

Sans doute le langage de ma cousine était sincère. Rien alors ne pouvait me faire supposer que ma tante eût atteint son but, qu’elle eût fait germer d’amères jalousies dans ce cœur candide et pur…

Mais, hélas ! l’avenir prouvera si ce ne fut pas un crime… un grand crime à mademoiselle de Maran, qui avait sondé les replis les plus secrets, les plus sombres du cœur humain, d’avoir risqué seulement d’éveiller dans l’âme d’Ursule la plus effrayante, la plus atroce, la plus implacable des passions… l’envie.

L’autre danger… celui d’exalter mon amour-propre outre mesure était moins grave. En agissant ainsi, ma tante me rendait même un service à son insu.

Elle me mit pour jamais en garde contre les flatteries exagérées.

Ce qui rend les flatteries dangereuses, c’est l’habitude, c’est la conscience d’avoir été loué avec tendresse, avec tact, avec vérité.

On se laisse alors aveuglément aller au charme de ces paroles bienveillantes ; elles vous rappellent un passé rempli de confiance, d’amour et de sincérité.

Quelle puissance irrésistible, enchanteresse, n’aurait pas une flatterie qui semblerait continuer les louanges d’une mère ?

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Quand je parlais à Ursule de nos projets de petites filles, de ne jamais nous marier, projets auxquels je voulais demeurer fidèle, elle me disait en souriant tristement :

— Cela est bon pour moi de rester vieille fille, je suis pauvre, sans agréments ; mais toi, riche, belle, charmante, tu te marieras, tu seras heureuse. Seulement, tu me garderas une petite place dans ton cœur et dans ta maison, pour que je puisse à chaque instant assister à ton bonheur.

Hélas ! la fatalité se rit quelquefois bien amèrement de nos vœux et de nos prévisions !

J’avais atteint ma dix-septième année. Nous n’étions, ma cousine et moi, presque jamais sorties de l’hôtel de Maran.

Quelquefois nous allions aux Bouffes ou à l’Opéra avec M. d’Orbeval, mon tuteur ; mais nous n’avions pas encore été présentées dans le monde.

Très rarement nous restions le soir dans le salon de ma tante. Elle voyait beaucoup plus d’hommes que de femmes, et la présence de deux jeunes filles est presque toujours une gêne pour la conversation.

Mademoiselle de Maran, songeant sans doute à me marier, se résolut, à son grand regret, de me mener dans le monde au commencement de 1830.

Elle nous fit part de cette résolution, à ma cousine et à moi, en ajoutant, selon son habitude, quelques choses désobligeantes pour Ursule. — « Ce n’est plus chez moi seulement que tu vas avoir à souffrir de la comparaison qu’on fera de toi et de Mathilde, — lui dit-elle ; — mais au grand jour… devant tout le monde… Arme-toi donc de courage, ma chère enfant… Ta première épreuve se fera bientôt. Demain matin je vous présenterai à madame l’ambassadrice d’Autriche, et mercredi je vous conduirai au grand bal qu’elle donne. Il est temps que vous entriez dans le monde. Je suis vieille, d’une mauvaise santé ; je ne voudrais pas mourir sans voir ma chère nièce mariée… et surtout mariée comme je le désire… »