Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie I/07

Gosselin (Tome Ip. 216-227).
Première partie


CHAPITRE VII.

LE BAL.




Dès le matin, Ursule et moi nous causâmes des grands événements de la soirée ; je trouvai ma cousine très abattue, défiante d’elle-même et résolue à ne pas aller à ce bal. Elle me dit qu’elle avait pleuré toute la nuit, pourtant sa figure n’était ni pâle ni fatiguée ; seulement elle avait une expression de mélancolie charmante.

Je la vois encore la tête baissée, le front caché par les boucles de ses cheveux bruns, presque affaissée sur elle-même, les mains croisées sur ses genoux, et soupirant de temps à autre en levant vers le ciel un regard voilé.

— Ursule, Ursule, ma sœur, — lui dis-je en l’embrassant avec tendresse, — je t’en supplie, reprends courage, n’aie pas de ces frayeurs ; ne suis-je pas avec toi ? comme toi ignorante de ce monde où nous allons ? et dont, comme deux enfants, nous nous épouvantons, j’en suis sûre. On ne fera pas attention à nous, peu à peu nous nous y habituerons. Toujours à côté l’une de l’autre, ce sera pour nous un bonheur que de nous confier nos observations. Eh bien ? si pour la première fois nous sommes gauches, embarrassées, nous trouverons bien, à notre tour, quelque confidence maligne à nous faire.

Ursule sourit, et me répondit en serrant tendrement mes mains dans les siennes :

— Pardonne-moi, Mathilde, mais je ne puis te dire mon effroi du monde… Jamais… je le sens, je ne pourrai m’y habituer ; cela n’est pas enfantillage, c’est conscience, c’est devoir. Quand on est comme moi pauvre et sans agrément, on ne se met pas en évidence, on reste à l’ombre, on ne va pas au-devant des dédains… Toi, à la bonne heure, tu as tout ce qu’il faut pour paraître, pour briller dans le monde… Vas-y seule. Je t’attendrai, je serai si heureuse de t’entendre raconter tes succès ! Ces fêtes splendides, je les verrai par tes yeux ; cela me suffira. — Puis souriant, avec grâce, elle ajouta : — Tiens, je serai, non pas la Cendrillon du conte de fée, malheureuse et oubliée ; mais une Cendrillon volontaire, heureuse de te voir belle et admirée ! Oui, quand tu arriveras du bal, bien lasse de plaisir, bien rassasiée de flatteries, tu seras accueillie par mon regard tendrement inquiet, et tu te reposeras de tes succès dans le calme de mon amitié pour toi.

Il fallait voir et entendre Ursule pour la trouver, non pas belle, mais enchanteresse, malgré l’irrégularité de ses traits.

Sa voix émue avait un timbre si pur, si suave, ses yeux bleus avaient une expression si douce, si implorante, qu’on se trouvait irrésistiblement subjugué…

— Ursule ! — m’écriai-je, — comment peux-tu concevoir une telle défiance de toi, lorsque tu parles, lorsque tu regardes ainsi ? Moi ta sœur, moi qui ne t’ai jamais quittée, moi qui devrais être habituée à ta voix, à ton regard, en ce moment je te trouve belle, mais belle à être jalouse, si je pouvais l’être. Tu ne te connais pas… tu ne t’es jamais vue, pour ainsi dire… Crois-moi donc, malgré les méchancetés de mademoiselle de Maran, malgré tes défiances, tu es charmante. Penses-tu que ta sœur soit capable de te tromper ? Allons Ursule, mon amie, du courage ; appuyons-nous l’une sur l’autre ; soyons braves, affrontons ce grand jour et demain, peut-être, nous rirons de nos terreurs… Enfin, je te déclare que si tu ne m’accompagnes pas à ce bal, je n’irai certainement pas seule.

— Mathilde, je t’en supplie, n’insiste pas.

— Ursule… à mon tour, je te supplie.

— Je ne puis.

— Ursule, cela est mal… Tu le sais, ma tante te reprochera d’avoir refusé de venir à ce bal pour m’empêcher d’y aller… Tu la connais ; tu sais si je suis malheureuse quand je te vois injustement grondée… Eh bien ! veux-tu me causer ce chagrin ? Ursule, ma sœur, me refuser serait dire que tu me crois indifférente à tes peines… et je ne mérite pas ce reproche.

— Mathilde… ah ! que dis-tu ? — s’écria ma cousine, — maintenant je n’hésite plus, j’irai.

Plus le moment approchait, plus j’étais inquiète, moins encore de moi que d’Ursule. Malgré mon apparente sécurité, je ne savais si elle serait ou non à son avantage en toilette de bal. Pour ne pas émousser ma première impression, au lieu d’aller la voir s’habiller, lorsque je fus prête, je descendis dans le salon.

Je trouvai mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac qui devait nous accompagner à l’ambassade.

Je n’ai plus de prétentions ; ma première beauté, ma première jeunesse, sont si loin de moi ! je ressemble si peu maintenant à ce que j’étais alors, que je puis parler de moi à dix-sept ans comme d’une étrangère ; il y a d’ailleurs du courage, de la modestie, de l’humilité à savoir dire : J’étais belle.

Il y a maintenant dix ans de cela environ ; j’étais dans toute la fleur de mes jeunes années, coiffée en bandeau, mes cheveux blonds ornés d’une branche de bruyères roses ; j’avais une robe de crêpe blanc très simple, garnie seulement de trois gros bouquets de bruyères naturelles, pareilles à celles de ma coiffure ; madame la dauphine avait eu l’extrême bonté de choisir dans les serres de Meudon ces fleurs du Cap, d’une grande rareté, et de les envoyer à mademoiselle de Maran.

J’avais la taille très mince. M. de Versac me fit, je crois, un compliment sur la rondeur de mon bras pendant que je mettais mes gants. Quant à mon pied et à ma main, ce sont les seules choses dont je ne puisse pas parler, car ils n’ont pas changé.

Il fallut que mademoiselle de Maran me trouvât bien ainsi, peut-être même trop bien ; car, en me voyant, elle ne put s’empêcher de froncer les sourcils, malgré son habitude de me donner des louanges outrées. Pourtant elle réprima ce premier mouvement et dit à M. de Versac :

— N’est-elle pas toute charmante et belle comme un astre, cette chère enfant !

— Elle a heureusement assez d’esprit pour qu’on ne craigne pas de lui parler de sa beauté, — répondit M. de Versac en souriant.

Mademoiselle de Maran portait, comme toujours, une robe de soie carmélite, et, pour la première fois, je lui vis un bonnet fort simple, orné d’une branche de soucis.

J’attendais l’entrée d’Ursule avec inquiétude ; elle parut enfin.

Je n’exagère pas en disant que je la reconnus à peine, tant je la trouvais embellie.

Elle était surtout coiffée à ravir. Ses beaux cheveux bruns, séparés au milieu de son front, tombaient en longues boucles de chaque côté de ses joues, et descendaient presque jusque sur ses épaules ; sa pâleur rosée, son regard à demi voilé, son doux et triste sourire, et jusqu’à son maintien un peu languissant, semblaient personnifier en elle l’idéal de la mélancolie rêveuse, expression que ne peuvent jamais rendre les figures régulièrement belles.

On dirait qu’il faut qu’une physionomie mélancolique semble regretter quelque perfection, afin que cette sorte de défiance modeste lui devienne une grâce de plus.

Lorsque j’ai lu Shakspeare, j’ai toujours évoqué le souvenir d’Ursule lors de ce bal pour me représenter Ophélie.

Au lieu de se tenir un peu voûtée selon son habitude, ma cousine prouvait par sa démarche pleine de souplesse, que sa taille était irréprochable ; seulement, comme elle inclinait toujours un peu son front ainsi qu’une fleur penchée sur sa tige, ce mouvement donnant à son cou une légère courbure d’une élégance extrême, ajoutait encore au charme de son maintien. On lisait sur son visage une tristesse doucement contenue, qui se mêlait aux joies du monde, sans y prendre part. Le regard d’Ursule, presque suppliante, semblait enfin demander pardon de ce qu’elle restait étrangère aux plaisirs qu’une préoccupation douloureuse lui rendait indifférents.

J’étais habituée à voir Ursule souffrante et résignée. Mais le jour de ce bal, c’était, pour ainsi dire, la souffrance intime et la résignation poétisées, je dirai maintenant habillées pour le bal.

Mais, hélas ! des épigrammes ne me vengeront pas du mal affreux que cette amie m’a causé… Pouvais-je croire à tant de dissimulation ? Et encore non, non… ce n’est pas elle qu’il faut accuser, c’est mademoiselle de Maran dont les railleries perfides…

Ces tristes découvertes n’arriveront que trop tôt… revenons à mon récit.

Je m’étais approchée d’Ursule avec empressement pour lui prendre la main et la féliciter d’être aussi charmante.

M. de Versac s’écria : — De grâce, restez ainsi un moment toutes deux vous donnant la main ! Quel adorable contraste ! vous, Mathilde, belle, ravissante, le front rayonnant de bonheur et de grâce, vous qui serez la reine de nos fêtes… et vous, Ursule, touchante image de la mélancolie qui sourit une larme dans les yeux.

Mademoiselle de Maran se mit à rire de toutes ses forces, et dit à M. de Versac :

— Pourquoi donc vous arrêter en si beau chemin, et ne pas pousser jusqu’à la comparaison de la rose glorieuse et de l’humble violette, s’il vous plaît ? Est-ce que vous venez des bords du Tendre et du Lignon, bel Alcandre ? — Laissez-moi donc tranquille avec vos contrastes. La rose a près de cent mille livres de rente, et la violette n’a pas le sou ; voilà pourquoi l’une lève le front, et pourquoi l’autre le baisse modestement.

La comparaison de M. de Versac, la méchante remarque de mademoiselle de Maran, et peut-être la vue d’Ursule, que je n’avais jamais vue si jolie, m’inspirèrent, pour la première fois de ma vie, une pensée de jalousie, qui se changea bientôt en dépit contre moi-même.

Ne doutant pas de ce que disait ma tante, je me crus l’air orgueilleusement satisfait que donne la richesse, et j’enviai l’intéressante modestie d’Ursule, qui jetait sur ses traits un charme si touchant.

Sans doute, cette pensée mauvaise dura peu, sans doute, j’eus honte de moi-même, en songeant que j’avais assez peu de générosité pour jalouser à ma cousine, à mon amie la plus tendre, jusqu’à l’intérêt qu’inspirait sa pauvreté ; sans doute, enfin, sans la maligne observation de ma tante, je n’eusse jamais ressenti ce mouvement d’envie, peut-être excusable, puisque riche j’enviais d’être pauvre. Néanmoins, cette impression me laissa un ressentiment amer.

Au moment de partir, M. de Versac dit à mademoiselle de Maran :

— Voyez un peu quel oubli ! Gontran est arrivé d’Angleterre ce matin, et je ne vous en ai rien dit.

— Votre neveu !… eh bien ! ce sera un danseur tout trouvé pour ces jeunes filles.

Je regardai Ursule avec étonnement ; jamais M. de Versac ni mademoiselle de Maran n’avaient prononcé devant nous le nom de ce neveu. Nous allions monter en voiture, lorsqu’un des amis les plus intimes de ma tante vint lui demander quelques moments d’entretien au sujet d’une affaire très importante. Mademoiselle de Maran passa dans sa bibliothèque ; M. de Versac prit le journal du soir.

Sous le prétexte d’arranger une épingle de coiffure, j’emmenai Ursule dans la chambre de mademoiselle de Maran ; là, lui sautant au cou, je lui avouai franchement mon mouvement de jalousie, et les larmes aux yeux je lui en demandai pardon.

Ursule fut aussi touchée jusqu’aux larmes de ma franchise ; elle me rassura par les plus tendres protestations.

Je rentrai dans le salon le cœur calme et content, me promettant bien, ainsi que je l’avais dit à Ursule, de tâcher de ne pas avoir l’air d’une héritière.

Nous partîmes pour l’ambassade.