Mathématiques et mathématiciens/Chp 2 - Section : Mœurs, opinions, distractions des savants

Librairie Nony & Cie (p. --201).


VARIÉTÉS ET ANECDOTES

Quittant la région sévère des généralités, des principes et des abstractions, reposons-nous, en observant les Savants et la Science par le côté familier.

Nous faisons un petit classement des aperçus et des anecdotes réunis ici, mais le lecteur peut feuilleter au hasard.


MŒURS, OPINIONS, DISTRACTIONS DE SAVANTS



UN GÉOMÈTRE

Je passais l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra un homme de sa connaissance qu’il me dit être un géomètre ; et il n’y avait rien qui y parût, car il était dans une rêverie profonde : il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche et le secouât pour le faire descendre jusqu’à lui, tant il était préoccupé d’une courbe qui le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours !…

Son esprit régulier toisait tout ce qui se disait dans la conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son épée la tête des fleurs qui s’élevaient au-dessus des autres. Martyr de sa justesse, il était offensé d’une saillie, comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien ne lui était indifférent, pourvu qu’il fût vrai. Aussi, sa conversation était-elle singulière. Il était arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques ; et il n’avait vu, lui, qu’un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large et un bosquet long de dix arpents (sic) ; il aurait souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur ; et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran qu’il y avait démêlé ; et il s’échauffa fort contre un savant qui était auprès de moi, qui malheureusement lui demanda si ce cadran marquait les heures babyloniennes. Un nouvelliste lui parla du bombardement du château de Fontarabie ; et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avaient décrite en l’air ; et charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès.

Montesquieu.

Le mathématicien exclusif ne voit en chaque chose qu’un prétexte pour calculer.

ROUTE ROYALE

Le roi Ptolémée ayant demandé à Euclide de lui rendre plus faciles les mathématiques, celui-ci répondit : « Il n’y a pas de route royale en Géométrie. »

Il était meilleur courtisan que l’Alexandrin, ce chimiste professant devant un prince : « Monseigneur, ces gaz vont avoir l’honneur de se combiner devant vous. »

DERNIÈRE CONVERSATION

« J’ai été bien mal avant-hier, dit Lagrange, je me sentais mourir ; mon corps s’affaiblissait peu à peu, mes facultés morales et physiques s’éteignaient insensiblement ; j’observais avec plaisir la progression bien graduée de la diminution de mes forces, et j’arrivais au terme sans douleur, sans regrets, et par une pente bien douce ; c’est une dernière fonction qui n’est ni pénible ni désagréable…

« Quelques instants de plus, et il n’y avait plus de fonctions, la mort était partout… Je voulais mourir, oui, je voulais mourir ; mais ma femme n’a pas voulu : j’eusse préféré une femme moins bonne, moins empressée à ranimer mes forces, et qui m’eût laissé finir doucement.

« J’ai fourni ma carrière ; j’ai acquis quelque célébrité dans les mathématiques. Je n’ai haï personne ; je n’ai point fait de mal ; il faut bien finir. »

IL EST FACILE DE VOIR

Une fois, ayant demandé à Laplace quelque explication sur sa mécanique céleste, je le vis passer près d’une heure à tâcher de ressaisir la chaîne des raisonnements qu’il avait supprimés en disant négligemment : il est facile de voir que

Biot.
DÉFIS ET PARIS

Autrefois les mathématiciens se proposaient des problèmes les uns aux autres, ils cachaient leurs propres solutions et le gagnant recevait une somme d’argent. Les correspondances des savants au XVIe et au XVIIe siècles sont pleines de piquants détails à ce sujet. Le P. Mersenne était souvent pris pour arbitre. L’Académie des sciences a maintenant régularisé ces concours, en proposant des questions et en donnant des prix.

Pascal soumit aux recherches des savants ses problèmes sur la cycloïde, en promettant une forte somme. Wallis seul trouva les principales réponses.

Le grand Descartes, au service de la Hollande en 1617, vit contre un mur une affiche en flamand qu’il se fit traduire par un passant. Il s’agissait d’un problème difficile proposé par un géomètre. Descartes le résolut sur le champ.

Jean Bernoulli tenait en médiocre estime les travaux de son fils Daniel. Un jour que le père et le fils avaient concouru dans un de ces tournois, le mémoire du fils fut préféré à celui du père qui ne pardonna jamais à Daniel de l’avoir emporté sur lui.

AUTOBIOGRAPHIE

On lit dans celle que Leibniz a laissée : « Taille moyenne. Figure pâle. Mains froides. Pieds et doigts longs. Cheveux d’un brun foncé, droits et non frisés. Vue basse dès l’enfance. Corps maigre. Voix mince, mais claire, haute plutôt que forte. Difficulté de prononcer les gutturales et le R.

Aimant les odeurs fortes, les spiritueux ; les choses sucrées et le sucre. Ayant l’habitude de mettre du sucre dans son vin.

N’est jamais ni trop gai, ni trop triste.

Se passionne promptement en pensées et en paroles et peut à peine se modérer, mais devient bientôt calme et doux.

Goût médiocre pour la conversation, mais la préférant aux jeux de cartes et aux exercices qui exigent du mouvement.

Menant et aimant de préférence une vie sédentaire.

Souriant plus souvent que riant.

Colère prompte et courte.

Commençant une entreprise avec hésitation et la continuant ferme, avec persévérance.

Mémoire médiocre.

Plus affecté d’un petit mal présent que d’un grand mal passé. »

DÉPUTÉ MUET

On raconte que Newton, qui fut membre de la Chambre des Communes, y restait silencieux et distrait. Il n’ouvrit la bouche qu’une fois pour prier un huissier de fermer une fenêtre qui produisait un courant d’air.

Peu parlementaire, quoique anglais, mais pratique.

DOUZE FOIS DOUZE ?

Lagny, le mathématicien, était à l’agonie ; on le croyait déjà mort, lorsqu’un de ses confrères lui demanda : « Douze fois douze ? » « Cent quarante-quatre », répondit faiblement le moribond.

D’autres prétendent que l’expérience a été faite sur l’abbé Bossut.

LE TONNEAU

« Comme je venais de me marier, dit Kepler, la vendange étant abondante et le vin à bon marché, il était du devoir d’un bon père de famille d’en faire provision et de garnir ma cave. Ayant donc acheté plusieurs tonneaux, quelques jours après, je vis arriver mon vendeur pour fixer le prix en mesurant leur capacité : sans exécuter aucun calcul, il plongeait une baguette de fer dans chaque tonneau et déclarait immédiatement leur contenance

Sous l’influence d’un bon génie qui sans doute était géomètre, les constructeurs de tonneaux leur ont précisément donné la forme qui, pour une même longueur donnée à la ligne mesurée par les jauges, leur assure la plus grande capacité possible ; et comme aux environs du maximum les variations sont insensibles, les petits écarts accidentels n’exercent aucune influence appréciable sur la capacité, dont la mesure expéditive est par suite suffisamment exacte.

… Qui peut nier que la nature seule, sans aucun raisonnement, puisse engendrer la géométrie, lorsqu’on voit nos tonneliers, conduits par leurs yeux et par l’instinct du beau, deviner la forme qui se prête le mieux à une mesure exacte ! »

GÉOMÈTRE AU POUVOIR

Géomètre de premier rang, Laplace ne tarda pas à se montrer administrateur plus que médiocre ; dès son premier travail, nous reconnûmes que nous nous étions trompé. Laplace ne saisissait aucune question sous son véritable point de vue ; il cherchait des subtilités partout, n’avait que des idées problématiques, et portait enfin l’esprit des infiniment petits jusque dans l’administration.

Napoléon.
MODESTIE

« Je vais dans quelques jours entrer dans ma quatre-vingtième année ; j’ai déjà vécu près de deux ans de plus que M. de Lagrange qui n’a vécu que soixante-dix-sept ans et soixante-dix-sept jours, et d’un an de plus que M. de Laplace qui a vécu soixante-dix-huit ans moins dix-huit jours ; je dois donc compter un à un les jours qu’il plaira à Dieu de m’accorder, et je n’ai pas un moment à perdre pour achever la tâche que j’ai entreprise dans la vue de compléter, par un dernier effort, mes travaux sur les fonctions elliptiques et sur les transcendantes analogues… C’est, en effet, la gloire de M. Abel que je mettrai dans tout son jour, en faisant voir que son théorème généralise à l’infini tous ceux que l’immortel Euler avait découverts sur les fonctions elliptiques. Une nouvelle branche d’analyse, bien plus vaste que celle des fonctions elliptiques, est ouverte par ce théorème admirable. »

Legendre.
AVEUGLES

Saunderson, quoique aveugle, fut professeur de mathématiques et d’optique, à l’Université de Cambridge.

Le célèbre Euler était aveugle, lorsqu’il composa son algèbre, si simple et si attrayante.

Plateau, de Gand, atteint de cécité, a continué ses recherches sur les figures d’équilibre des liquides.

Le jeune aveugle Penjon, qui suivait les cours du lycée Charlemagne, a eu en 1806 un prix de mathématiques au concours général et il a été nommé professeur de ces sciences au lycée d’Angers.

L’homme pense plus librement lorsqu’il ferme les yeux : il est moins distrait par les choses extérieures.

On appelle problème de Molyneux (géomètre anglais du XVIIIe siècle) le problème suivant : Un aveugle-né devenu subitement clairvoyant par une opération, pourrait-il tout d’abord et sans le secours du toucher distinguer une sphère d’un cube et dire : Voici la sphère et voilà le cube ?

SUR L’ÉCHAFAUD

Le 12 novembre 1793, lorsque l’astronome Bailly, ancien maire de Paris, fut conduit à l’échafaud, un des gardes l’interpella : « Tu trembles, Bailly. » « Oui, je tremble, répondit ce dernier, mais c’est de froid. »

SAVANTS FOUS

Le célèbre algébriste Cardan, qui était médecin, a cherché si les remèdes agissent d’après les progressions arithmétiques ou géométriques des doses. Ayant foi en l’astrologie, il avait tiré son horoscope et réglé en conséquence sa fortune. Mais le terme qu’il avait fixé étant arrivé, il se trouva réduit à une si grande misère qu’il dut mettre fin à ses jours.

Un autre, Fatio de Duiller, avait annoncé qu’il ressusciterait un mort, mais le mort résista.

Il y a peu d’années, l’Académie des sciences a décerné le prix dans un concours de hautes mathématiques à un mémoire dont l’auteur s’est trouvé être un pensionnaire de la maison nationale de Charenton. Il n’y avait pas d’inadvertance. Le mémoire était de tout premier mérite, d’autre part, l’auteur n’avait pas du tout songé à protester d’une façon détournée contre son sort. Sa raison était atteinte, mais non pas le casier des mathématiques. Et qui sait si ce n’est pas l’activité de cette portion privilégiée de la matière cérébrale qui avait atrophié une partie du reste ?

DEUX TRISTES PERSONNAGES

L’un est le trop fameux Libri, savant et érudit, auteur d’une histoire des Mathématiques en Italie, qui a pillé nos bibliothèques dont il était l’Inspecteur. Il s’est sauvé en Angleterre, il a été condamné par les tribunaux, et il est mort misérablement en 1869. Notre Bibliothèque nationale a pu racheter la plupart des livres rares dont elle avait été dépouillée.

L’autre est l’escroc Vrain Lucas qui a mystifié le géomètre Chasles en lui vendant, de 1867 à 1869, des autographes d’après lesquels Pascal aurait fait la plupart des découvertes attribuées à Newton. Le faussaire a été condamné à deux ans de prison : il avait avoué avoir fait et trafiqué plus de vingt mille faux autographes.

MARIAGE

Dans ce temps-là, sauf de rares exceptions, les savants, les mathématiciens surtout, étaient regardés dans le monde comme des êtres d’une nature à part. On aurait voulu leur interdire le concert, le bal, le spectacle, comme à des ecclésiastiques. Un géomètre qui se mariait semblait enfreindre un principe de droit. Le célibat passait pour la condition obligée de quiconque s’adonnait aux sublimes théories de l’analyse. Le tort était-il tout entier du côté du public ? Les géomètres ne l’avaient-ils pas eux-mêmes excité à voir la question sous ce jour-là ?…

D’Alembert reçoit indirectement de Berlin la nouvelle que Lagrange vient de donner son nom à une de ses jeunes parentes. Il est quelque peu étonné qu’un ami avec lequel il entretient une correspondance suivie ne lui en ait rien dit. Cela même ne le détourne pas d’en parler avec moquerie : « J’apprends, lui écrit-il, que vous avez fait ce qu’entre nous philosophes nous appelons le saut périlleux… Un grand mathématicien doit, avant toutes choses, savoir calculer son bonheur. Je ne doute pas qu’après avoir fait ce calcul, vous n’ayez trouvé pour solution le mariage. »

Lagrange répond de cette étrange manière : « Je ne sais pas si j’ai bien ou mal calculé, ou, plutôt, je crois ne pas avoir calculé du tout ; car j’aurais peut-être fait comme Leibniz qui, à force de réfléchir, ne put jamais se déterminer. Je vous avouerai que je n’ai jamais eu de goût pour le mariage,… mais les circonstances m’ont décidé… à engager une de mes parentes… à venir prendre soin de moi et de tout ce qui me regarde. Si je ne vous en ai pas fait part, c’est qu’il m’a paru que la chose était si indifférente d’elle-même, qu’il ne valait pas la peine de vous en entretenir. »

Arago.
RECONSTRUCTION

Le général Poncelet, officier du génie sous le premier empire, fut fait prisonnier pendant la terrible guerre de Russie et interné à Saratof, sur le Volga. Lorsque, pour se distraire, il voulut travailler les mathématiques, il constata qu’il les avait complètement oubliées, par suite du froid et de la fatigue. Alors, sans aucun livre, il reconstitua peu à peu toutes ces sciences à sa manière. Il a conservé et publié ses notes, pleines d’aperçus nouveaux et tout à fait personnels.

PORTRAITS

Le mathématicien, du flamand Bol, est au musée du Louvre. Le savant, en noir, tient d’une main une règle et de l’autre il montre une figure géométrique ; il est grave et semble méditer. — Il y a aussi un mathématicien, de Vélasquez, au musée de Besançon.

UNE CASQUETTE

Lorsqu’en 1826, Abel, mathématicien suédois, vint à Paris voir nos savants, il était coiffé d’une casquette étrange qui lui nuisit beaucoup.

Abel, mort jeune, avait du génie : c’est lui qui a découvert les fonctions dites abéliennes et établi l’impossibilité de la résolution algébrique des équations de degré supérieur au quatrième.

DÉNOMINATEUR À LA MAISON

Dans un cours public, le professeur, M. Lefébure de Fourcy, écrivant au tableau d’après ses notes une très longue formule, dut s’excuser en disant : « Messieurs, j’ai oublié le dénominateur à la maison. »

DISTRACTIONS

Distrait comme un mathématicien, est un dicton justifié. Le grand Newton a donné le mauvais exemple : un jour, ne voulant pas interrompre son travail, il se préparait un œuf à la coque, lorsqu’au bout d’un moment, il s’aperçut qu’il tenait l’œuf à la main et qu’il avait fait cuire sa montre à secondes, bijou du plus grand prix, à cause de sa précision.

Le même Newton avait habitué ses chats à s’installer sans façon dans son cabinet de travail, mais la longueur des calculs du savant lassait souvent leur patience proverbiale. Les vieux matous allaient se mettre en expectative près de la porte ; les plus jeunes, plus impatients, miaulaient impérieusement pour qu’on leur ouvrît. Continuellement interrompu, le savant se décida à faire une chattière juste assez grande pour laisser passer les petits félins qui étaient les plus turbulents de la troupe. Mais les gros, qui voyaient les petits aller et venir à leur guise, se livrèrent à un tel sabbat que Newton prit enfin le parti de faire pratiquer une grande chattière à côté de la petite.

Ampère, surnommé le distrait, remarqua, une fois qu’il se rendait à son cours, un petit caillou sur son chemin, et comme il n’était pas un savant exclusif, il le ramassa et l’examina. Tout à coup, le cours qu’il doit faire revient à son esprit, il tire sa montre, s’apercevant que l’heure approche, il double précipitamment le pas, remet le caillou dans sa poche et lance sa montre par-dessus le parapet du pont des Arts.

Ampère ne manquait jamais, lorsqu’il avait terminé une démonstration sur le tableau, à l’École polytechnique, d’essuyer les chiffres avec son mouchoir et de remettre dans sa poche le torchon traditionnel, toutefois, bien entendu, après s’en être préalablement servi.

Enfin Ampère se mit un jour à calculer sur la caisse noire d’un fiacre, avec le bout de craie qu’il portait toujours sur lui. Le fiacre se mettant en marche, le mathématicien le suivit en courant pour continuer ses équations.

Mais, voici qui est plus fort : on raconte qu’un géomètre, dont le nom nous échappe, quittant Paris pour aller se marier en province et craignant d’oublier la chose, avait écrit en grosses lettres sur son calepin : « me marier en passant à Tours. »

AUTEUR EMBARRASSÉ

De tous les métiers actuels, le plus dur est celui d’écrire des livres de mathématiques, et surtout des livres astronomiques.

Si, en effet, vous oubliez d’observer la rigueur propre des propositions et de leur enchaînement, des démonstrations et des conclusions, le livre n’offre pas le caractère mathématique. Si, au contraire, vous en tenez compte, la lecture devient très pénible…

Moi-même,… lorsque je viens à relire le présent ouvrage, je sens les forces de mon esprit s’affaiblir pendant que je rappelle à mon souvenir, en voyant les figures, les éléments des démonstrations que, dès l’origine, j’avais tirées de mon esprit, pour les traduire… en langage ordinaire. Aussi, pendant que je remédie à l’obscurité du sujet par un tissu de circonlocutions, me semble-t-il que, par un défaut contraire, je deviens trop verbeux en matière mathématique.

Or la prolixité a aussi son obscurité, non moins que la concision extrême…

Kepler.
DE L’ARGENT

La reine d’Angleterre, ayant daigné visiter une nuit l’observatoire de Greenwich, exprima à Bradley l’intention de lui faire allouer un traitement plus convenable. « Je supplie Votre Majesté de ne pas donner suite à son projet, répliqua Bradley. Si la place de Directeur rapportait de l’argent, ce ne serait plus un astronome qui demeurerait ici. »

NEZ PERDU

L’astronome Tycho-Brahe, voyageant en Allemagne, se prit de querelle avec un savant, à propos d’un théorème. Un duel s’en suivit, et le pauvre Tycho y perdit son nez ! Il dut s’en faire mouler un en cire.

BONS JOUEURS

C’est une idée très généralement répandue que la plupart des personnes que l’on sait adonnées aux mathématiques passent aussi pour être habiles au jeu d’échecs. Ce jugement est habituellement formulé par des gens qui, ne connaissant pas le jeu d’échecs, s’imaginent qu’en raison de sa difficulté et de la grande attention qu’il exige, il emprunte nécessairement des ressources à l’emploi des mathématiques, qu’il ne saurait être convenablement joué que par des mathématiciens, et enfin, qu’il doit être naturellement joué par des mathématiciens.

Il est pourtant bien établi que le jeu d’échecs n’a aucune relation avec les mathématiques. Il n’y a pas eu et il n’y aura sans doute jamais d’ouvrage traitant de la théorie mathématique du jeu d’échecs, pas plus d’ailleurs que du jeu de dames ; tandis qu’il existe des études mathématiques du jeu d’écarté (Dormoy), du jeu de billard (Coriolis), et de certains autres.

Il est à présumer que si les mathématiciens passent pour connaître ou aimer le jeu d’échecs, c’est sans doute parce que les mathématiciens ayant l’esprit familiarisé avec les notions de rapport et de combinaison, aperçoivent rapidement le pour et le contre de chaque trait du jeu. Mais, encore une fois, s’il existe, — et nous en connaissons, — des mathématiciens très habiles au jeu d’échecs, il ne s’en suit vraiment pas qu’on puisse étendre cette qualité à tous les mathématiciens indistinctement.

Voir, dans Edgar Poe, l’Automate joueur d’échecs. « Aucun coup dans le jeu des échecs ne résulte nécessairement d’un autre coup quelconque. »

BONHOMIE

L’académicien Ozanam, l’auteur des Récréations mathématiques, disait qu’il appartient à la Sorbonne de disputer, au pape de décider et au mathématicien d’aller au ciel en ligne perpendiculaire.

MODESTIE

Sturm, lorsqu’il parlait du célèbre théorème qu’il a découvert, disait : le théorème dont j’ai l’honneur de porter le nom.

COUP DE FOUDRE

Parfois le mathématicien réfléchit longtemps sur une question sans parvenir à rien trouver et tout à coup, parfois même au moment où il y songe le moins, une idée se présente à son esprit et l’envahit tout entier ; puis, sans être arrêtée par aucun obstacle, elle se développe et amène après elle la série de ses conséquences logiques : c’est un trait de lumière ; tout ce qui avait embarrassé le savant devient clair, tout s’explique et s’enchaîne ; il est dans une sorte d’ivresse délicieuse, de transport, d’extase. Mais parfois il est pris de craintes et de scrupules : il tremble d’avoir cru trop vite aux suggestions de son imagination et d’avoir été la dupe d’une illusion ; tout cela lui semble trop beau pour être vrai. Il revient en arrière, il contrôle par le raisonnement l’exactitude de conjectures et il en reconnaît la justesse, c’est-à-dire la rigueur logique.

E. Joyau.
HUMILITÉ

Je demande que cet ouvrage soit lu avec indulgence, et que les défauts inévitables dans une matière aussi difficile, soient moins un sujet de blâme qu’une occasion de tentatives nouvelles et de recherches plus heureuses.

Newton.

Cet extrait de la préface du grand livre des Principes nous montre combien les hommes de génie sont modestes.

MORT D’ARCHIMÈDE

Archimède était seul, occupé à réfléchir sur une figure de géométrie, les yeux et la pensée tout entiers à cette méditation, et ne s’apercevant ni du bruit des Romains qui couraient par la ville, ni de la prise de Syracuse. Tout à coup un soldat se présente et lui ordonne de le suivre devant Marcellus. Archimède voulut résoudre auparavant le problème, et en établir la démonstration ; mais le soldat en colère tira son épée et le tua.

D’autres disent que le Romain arriva droit sur lui l’épée nue pour le tuer ; qu’Archimède le pria, le conjura d’attendre un instant, pour qu’il ne laissât pas son problème inachevé et sans démonstration, mais que le soldat, ne se souciant pas du problème, l’égorgea.

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Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accorde à dire que Marcellus en fut vivement affligé ; qu’il repoussa, comme sacrilège, le meurtrier d’Archimède, et qu’il fit chercher et traita honorablement les parents de la victime.

Plutarque.
EFFORTS GLORIEUX

Il est bien rude le travail que j’ai déjà accompli, et bien rude celui que j’entreprends d’accomplir encore. Ce n’est ni le labeur ni la mémoire qui me conduiront au but : ils ne sont que d’humbles esclaves au service de l’idée pure qui se dirige elle-même. Mais la méditation opiniâtre, celle qui brise le front, exige plus de puissance que le labeur le plus soutenu. Si grâce à un exercice continuel de cette méditation, j’y ai acquis quelque force, qu’on ne dise pas qu’elle me soit devenue facile par quelque heureux don de la nature. C’est un rude, bien rude travail qu’il me faut soutenir, et le tourment d’esprit que me causent ces efforts a souvent ébranlé gravement ma santé. Mais la conscience de la force acquise me donne de mon travail la plus belle récompense, et m’encourage de nouveau à le poursuivre sans relâche. Des hommes sans idées, pour qui ce travail et par suite cette conscience qu’on a de sa force sont choses tout à fait inconnues, cherchent à détruire cette consolation, qui seule pourtant peut empécher l’esprit de se laisser défaillir dans cette pénible carrière, en rendant odieuse, sous les noms de présomption et d’orgueil, la conscience qu’on a d’être indépendant et libre ; car c’est par le mouvement seul de la pensée que l’homme est libre et s’appartient. Quiconque porte en soi l’idée d’une science, ne peut manquer d’apprécier les choses d’après la manière dont l’intelligence humaine s’y révèle : de ce point de vue élevé, bien des choses devront lui paraître futiles, qui peuvent sembler aux autres d’un assez grand prix.

Charles-Gustave Jacobi.
POSTILLON

En 1829, quand le grand mathématicien (Ampère), atteint des premiers symptômes d’une maladie de larynx, voyageait sur la route d’Hyères, où il allait chercher le repos et le soleil, assis au fond d’une calèche à côté de son fils qui l’accompagnait, il se chargeait volontiers de payer les postillons. Aux portes d’Avignon, dans ce pays déjà méridional, où le langage populaire se colore et s’accentue d’épithètes énergiques, André Ampère essayait laborieusement de régler ses frais de route ; mais d’un côté la distraction, de l’autre l’impatience, embrouillaient incessamment toutes ses additions.

L’affaire s’arrange enfin au gré de l’Avignonnais, qui reçoit son pourboire et dit d’un air de superbe dédain : « En voilà un mâtin qui n’est pas malin ! Où celui-là a-t-il appris à carculer ? »

Tout entier à l’admiration que m’inspirait le génie de mon père, disait notre ami (J.-J. Ampère), en rappelant ses souvenirs, je l’écoutais parler sur la classification des connaissances humaines, quand cet incident vint nous interrompre.

Mme H. C.
PARESSE

Les grands géomètres connaissent cette espèce de paresse, qui préfère la peine de découvrir une vérité à la contrainte peu agréable de la suivre dans l’ouvrage d’autrui. En général ils se lisent peu les uns les autres, et peut-être perdraient-ils à lire beaucoup : une tête pleine d’idées empruntées n’a plus de place pour les siennes propres, et trop de lecture peut étouffer le génie.

d’Alembert.
DÉSINTÉRESSEMENT

Au retour de son voyage astronomique au Cap de Bonne-Espérance, l’abbé La Caille avait obtenu la faveur de faire passer en France toutes ses malles, affranchies des droits de visite. Il pouvait, à cette occasion, faire un gain considérable et l’on fut surpris, lorsqu’au lieu de prendre des marchandises, il se borna à remplir une grande valise de paille et d’instruments. Quoique doux, il reçut fort mal un particulier qui lui offrit alors cent mille livres comptant, s’il voulait lui transmettre secrètement son privilège.

On avait alloué à l’astronome dix mille livres pour tous ses frais et ceux de son aide pendant l’expédition qui dura quatre ans (1750-1754). Il ne dépensa que 9 145 livres et il s’empressa de rembourser le restant au trésor. Il paraît qu’on fit des difficultés pour accepter, le cas n’étant pas prévu par les règlements.

ZOZO

Le recteur de Montpellier, nommé Gergonne, était un de ces types complets de la vieille Université. Son visage orné d’un long nez en forme de bec à corbin, ne se déridait jamais ; ses lèvres serrées et dédaigneuses ne s’ouvraient que pour laisser passer la critique, le reproche ou des mots piquants. Malheur au professeur qui osait s’écarter des bornes du programme ou quitter les routes battues ! Jubinal, titulaire du cours de littérature étrangère, en fit l’épreuve à ses dépens. Instruit de la forme un peu légère et de la désinvolture de son enseignement, le vieux Gergonne vint l’entendre un jour ; puis le faisant appeler, le réprimanda vertement et le somma de devenir plus sérieux, sous peine de suspension. Jubinal, ayant répondu, pour s’excuser, qu’il y avait beaucoup de monde à son cours : — Monsieur, dit Gergonne, de sa voix aigre et mordante comme des tenailles, Zozo, le charlatan du Peyrou, en a encore plus que vous !

Ce fut un mot malheureux pour le professeur de littérature étrangère, que les étudiants n’appelèrent plus que Zozo.

Mary-Lafon.
ROBINSON

Encore enfant, Lacroix s’était ému à la lecture des aventures romanesques de Robinson Crusoë. Lui aussi, il voulait trouver cette île fortunée où il serait possible de mener, dans la compagnie de sa mère, une vie plus tranquille et moins éprouvée par la pauvreté. Cette idée qui a inspiré plus d’un beau rêve à de jeunes esprits, captiva son ardente imagination et excita son ardeur pour le travail. La construction du vaisseau qui devait le transporter vers ces rives enchantées exigeait des connaissances approfondies, il les chercha dans des traités spéciaux ; les termes de géométrie l’arrêtaient fréquemment, il en demanda l’explication et le commentaire aux cours que Mauduit faisait alors au Collège de France. C’est sur les bancs de cette école que son rêve devait finir… À dix-sept ans, Lacroix professait les mathématiques à l’École des Gardes de la Marine à Rochefort.

J. Loridan.