Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 82-90).
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XX


L’été de l’année suivante.

Ils ne le détestaient plus, leur pauvre gîte, à présent qu’ils y avaient passé dix-huit mois ensemble. Cependant, la blessure du dépaysement demeurait en eux aussi profonde, et le regret de la chère maison héréditaire aussi inapaisé. La Provence se faisait toujours plus lointaine dans leur souvenir ; mais aussi, de plus en plus, elle s’auréolait de couleurs d’or, comme les Édens perdus… Dans leur ménage, le moindre petit objet qui provenait de la maison, était chose sacrée, que l’on touchait religieusement et qui éveillait des mélancolies subites, des battements douloureux dans le cœur.

Jean venait de finir son année d’embarquement sur la Bretagne, — un grand vaisseau à voiles, mouillé au fond de la rade brumeuse, une école de matelots. La vie saine et rude que l’on mène là, tout le temps dans les grands souffles humides, dans les grands vents d’ouest si âpres à respirer, opère parmi les jeunes hommes, de trempe inégale, une sélection spartiate : élimine les faibles et fortifie les forts.

Jean y avait considérablement développé sa vigueur première. Il était du reste un matelot ponctuel, alerte, énergique, — en même temps que soumis et muet. La discipline de fer ne révoltait pas son indépendance native ; lui, si vite buté contre les pressions individuelles, acceptait ce joug spécial, qui n’est pas blessant par cela même qu’il est impersonnel et uniforme, et qui souvent vient à bout des plus indomptables.

Toujours prompt à la manœuvre, ne se trompant jamais dans le jeu infiniment compliqué des cordages, jamais ne faiblissant en service, il avait toutes les qualités du matelot sans reproche. En outre, il en avait acquis très vite le dandysme spécial : l’élégance dans la tenue réglementaire, la bonne façon de porter le bonnet à pompon rouge que l’on tend avec un cercle en baleine, la constante et irréprochable blancheur des épaisses toiles dont on s’habille.

Par exemple, il ne se livrait jamais à aucun travail intellectuel, se sentant, sous ce rapport, d’autant plus incapable d’application que son activité physique était plus grande. Chez lui, de la rudesse, de la sauvagerie acquises se superposaient, sans l’éteindre, au germe de poésie et d’art déposés à l’origine et déjà développés par l’éducation de ses premières années, indestructible à présent. De plus en plus, il devenait matelot, d’aspect et d’allures, tout en restant distingué, — deux choses d’ailleurs qui n’ont rien d’inconciliable : c’est un privilège des gens de mer que les plus étonnantes libertés de désinvolture ou de langage puissent, chez quelques-uns, n’être jamais triviales, jamais communes, jamais peuple.

Donc, sous ces enveloppes nouvelles, il était resté celui qu’un mot du vieil Orient, ou qu’une phrase mystérieusement chantante, plongeaient dans le
rêve infini, dans l’inquiétude des anéantissements ou dans l’obscure souvenance triste des origines… Avec cela, enfant, enfant toujours ; enfant dans son imprévoyance de l’avenir ; enfant même dans ses jeux, allant de temps à autre faire bande avec les plus naïfs et les plus jeunes, pour rire, en leur compagnie, à propos de n’importe quels riens saugrenus.

Resté aussi celui qui, jadis, à Antibes, protégeait les mendiants de la rue, ou recueillait, dans ses poches, les petits chats jetés au ruisseau ; réservant ses attentions et ses pitiés exquises pour les plus humbles du bord et les plus déshérités.

Par reprises, par boutades, il lui arrivait bien maintenant de s’abandonner à ses instincts de coureur, qui avaient d’abord sommeillé longtemps. Il se laissait, un beau soir, détourner de rentrer au logis par quelque gentille coiffe de mousseline bretonne, ou par quelque feutre à plumes rencontré sur le chemin, — puis ensuite, auprès de sa mère inquiète, s’excusait par un conte à dormir debout, mentant dans ces cas-là avec une facilité enfantine, dans la crainte de faire de la peine. Et, s’il était découvert, convaincu d’invention trompeuse, il baissait ses yeux rieurs, d’un air d’écolier en faute qui n’a guère de remords et qui recommencera.

Mais il demeurait, par ailleurs, si tendrement dévoué à sa mère, que celle-ci, dans son existence transplantée, se trouvait à présent — presque heureuse…

Du reste, au petit ménage déchu, un peu d’aisance commençait à revenir, pour un si modeste train de vie. Les affaires de Provence une fois réglées, il restait à la veuve sept ou huit cents francs de rente annuelle, et après un courageux apprentissage, elle travaillait aujourd’hui à ses broderies d’or, pour les officiers de marine.

Elle avait adopté une mise très simple, presque une mise d’ouvrière, malgré Jean qui s’occupait de ses robes, ne les trouvant jamais assez belles ; qui souffrait de la voir sortir avec des petits châles de tricot noir, — et qui toujours rêvait de lui rendre plus tard son rang d’autrefois. — Les voisines, les autres locataires de cette grande caserne de granit, suintante de pluie, où ils habitaient, avaient été tenues à l’écart pendant les premiers mois, puis peu à peu s’étaient rapprochées. Elles disaient : « Ce sont des gens qui ont été bien de chez eux, dans le temps ; » et, braves femmes au fond, elles n’en voulaient pas à ces étrangers de leur réserve des débuts.

Avec la famille de Provence, on avait échangé d’abord quelques lettres espacées. Mais les réponses de là-bas s’étaient faites de plus en plus tardives, de plus en plus protectrices pour cette veuve ruinée et ce fils en col bleu. Aussi laissaient-ils dormir leurs relations avec Antibes, — jusqu’à ce jour de rêve où Jean, reçu capitaine, reparaîtrait au pays la tête plus haute et y ramènerait sa mère… Et maintenant que la pauvre Miette, pour ne pas servir d’autres maîtres, s’en était allée mourir dans son village de montagne, ils avaient l’impression bien claire de n’être plus que deux dans la vie, que deux isolés et reniés, ne comptant plus pour personne.

Alors, pour qui s’obstiner ainsi à conserver la tenue d’une dame ? Vraiment, il lui venait à elle des découragements de cela, des velléités de tout à fait descendre. Et quand son Jean, plus fier, la retenait par une observation : « Eh bien, que veux-tu !… pour une mère de matelot !… » lui répondait-elle, avec un accent presque amer qui rappelait les jours des reproches et des malentendus passés, — mais qu’elle atténuait tout de suite par un baiser et un bon sourire.