Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 90-98).
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XXI


Il allait déjà finir, ce second été passé à Brest.

Par un très beau soir, tous deux se tenaient accoudés à leur fenêtre, — c’est-à-dire à cette unique fenêtre sur la rue qui était celle de leur modeste et étroite salle à manger. — Là toujours, quand le vent d’ouest ne soufflait pas trop fort, ils passaient leurs meilleurs moments de repos et de causerie. — Dans la muraille, d’une épaisseur de rempart, l’appui pour les coudes était très large, et ils l’avaient garni d’un coussin recouvert en étoffe rouge, ainsi que le voulait l’usage, dans ce quartier, pour toutes les fenêtres des appartements un peu comme il faut.

Ce qu’ils apercevaient de là leur était familier. Certains passants, qui revenaient chaque jour aux mêmes heures, avaient pour eux des tournures et des visages connus ; de quelques-uns Jean s’amusait, et il lui arrivait de dire, sur le ton d’un petit enfant, des choses comme celle-ci « Attends-moi, bonne mère… Je ne peux pas me mettre à table avant d’avoir vu passer la demoiselle au nez de hibou, tu comprends bien. » Il y avait au-dessous d’eux, aux premiers plans de la vue, une vieille terrasse de granit, supportant une miniature de jardin bordé de buis ; là, déjà deux fois, ils avaient vu repousser les mêmes fleurs, des fuchsias et des véroniques de pleine terre, quelques roses étiolées ; point de ces vignes méridionales qui égayent si bien les vieux murs ; mais parmi les pierres, quelques plantes qu’on n’y avait pas mises : les mousses, les fougères et les tristes digitales roses, amies de ce granit breton… Et quelque chose d’eux-mêmes était déjà resté dans cet entour ; ce qu’ils aimaient, ce n’était pas ce lieu, mais c’était l’antérieur de leur propre durée qui déjà l’avait, pour ainsi dire, imprégné, — surtout l’antérieur de leur mutuelle tendresse, destinée à finir et à être oubliée…

Un des grands leurres de la vie, de tenir ainsi aux choses presque autant qu’aux êtres, — qui, il est vrai, durent encore moins qu’elles. L’attachement à des lieux, à des reliques, ou bien à des traditions et à des souvenirs, n’est vraiment qu’une forme cultivée, une forme adaptée à notre plus grande clairvoyance humaine, de l’universel sentiment de la conservation. Les bêtes se contentent de fuir ou de se défendre contre la mort, quand elle leur apparaît immédiate et violente, mais elles n’imaginent rien contre le temps qui les use.

Nous, qui allons sans doute à la

… Tous deux se tenaient accoudés à leur fenêtre…
même poussière, nous essayons de nous défendre par les grands rêves, par les espérances et les prières sublimes, ou bien encore par l’amour d’un foyer d’enfance, d’une maison habitée longtemps, par le respect de pauvres petits objets quelconques associés à notre irrévocable passé.

L’attachement à des lieux et à des choses, qui dérive de l’effroi de finir, est la forme la plus puérile des cultes humains, — à moins qu’il n’en soit une forme incrédule, amère et déçue, à laquelle on revient quand on a sondé le vide noir où chancelait tout le reste…

Jean et sa mère avaient depuis le matin souhaité le beau temps, pour pouvoir passer ensemble à leur fenêtre cette soirée d’adieu : il partait demain, lui, pour une campagne de dix mois.

Et on eût dit qu’ils avaient commandé ce crépuscule rare, limpide et chaud, qui donnait des illusions d’être ailleurs, d’être là-bas plus près du midi rayonnant. Pas un souffle, pas un nuage, et vraiment c’en était presque trop ; pour eux, un tel resplendissement d’été ajoutait plutôt à la mélancolie de la séparation si prochaine, en leur rappelant la chère Provence, où tant de soirs sont pareils.

Demain, Jean partait pour faire, autour de l’Atlantique, le traditionnel voyage de la Résolue.

Ses plans d’avenir étaient d’ailleurs très bien combinés, très raisonnables : l’été prochain, revenir avec les galons de quartier-maître ; ensuite, repartir vite pour une campagne lointaine, qui finirait son temps de service ; y faire des économies ; les dépenser, au retour, pour suivre les cours d’hydrographie, et passer enfin ses examens de capitaine au long cours.

Pour ces beaux projets, il eût été sage de se remettre un peu aux mathématiques. Chez lui, dans sa chambre, il avait bien toujours ses livres et ses cahiers de collège étalés sur sa table ; mais il s’était contenté de les ouvrir de temps à autre, pour regarder les fleurs du jardin du Carigou qui séchaient entre les pages. Par nature et par entraînement excessif aux choses physiques, il était paresseux pour le travail intellectuel ; pour les mathématiques surtout, il éprouvait une difficulté et un éloignement, lui qui était si capable de tout comprendre en fait de poésie et d’art…

La nuit venait, tardive et lente, après le beau crépuscule. En bas, dans la rue au-dessous d’eux, les passants qui rentraient, par groupes, de la promenade, commençaient à ne plus sembler que des masses confuses, où les coiffes blanches des femmes éclataient seules, sur tout le granit sombre des pavés et des murs… Et peu à peu cette dernière soirée se gravait pour plus tard, dans leur souvenir à tous deux, comme se gravent, on ne sait pourquoi, tant d’instants furtifs de la vie, à l’exclusion de tant d’autres… Lui, s’apercevait que réellement il était presque attaché à ce coin de fenêtre, aux aspects de ce quartier ; à cette terrasse en jardin, qui ne faisait même pas partie de son logis de louage, et à ces frêles fleurs cultivées par des inconnus… Et elle, maintenant, baissait la tête, ne voyait plus rien, mais s’angoissait, dans l’obscurité envahissante, à la pensée de dix mois d’attente inquiète, de tout un hiver à passer ici, seule, sans lui…