Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 78-81).
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XIX


Encore deux mois passés. En plein hiver, maintenant.

Un dimanche, jour où les casernes sont vides et où les matelots sont dehors, dans tout ce gris sombre des basses rues de Brest, promenant l’insouciance de leur rire, l’éclat de leurs costumes galonnés de rouge et le bleu clair de leurs grands cols.

Un pâle soleil, sur les granits humides des murs. Un temps doux, comme il en fait souvent en janvier, à cette pointe de Bretagne que la mer entoure et attiédit.

Ils s’étaient accoudés ensemble, la mère et le fils, à cette fenêtre qui était la seule possible, la seule un peu attirante de leur nouvelle demeure, qui était l’œil du logis, l’œil unique ouvert sur le dehors. Elle, très simple, plus simple que Jean ne l’aurait voulu, presque femme du peuple dans sa robe de grand deuil ; — lui, matelot ! Lui, déjà habitué à son nouveau costume, portant déjà, avec la désinvolture aisée qu’il faut, le large col très ouvert sur le cou bronzé. Un peu changé de visage, par exemple ; embelli peut-être, à cause de sa naissante barbe noire, qu’il avait laissée pousser à l’ordonnance sur le menton et sur les joues ; mais ayant gardé encore ses mêmes yeux d’enfant, à la fois ardents et rêveurs.

Quand il était là, Jean, et que le temps par hasard se faisait un peu beau, ils s’y tenaient souvent ensemble, à cette fenêtre, et commençaient presque à l’aimer.

Après le grand désastre et le grand arrachement qui les avaient anéantis tous deux comme une sorte de mort, voici que peu à peu, très lentement, dans la sphère différente et inférieure où ils venaient d’être jetés ainsi que des épaves, ils reprenaient vie, — lui, parce qu’il était très jeune ; elle, la mère, parce qu’elle était avec lui.

Et ce gîte, accepté d’abord avec dégoût et désespoir, voici qu’ils s’y faisaient ; l’idée d’en changer, pour le moment, ne leur venait plus.

D’ailleurs, elle avait accompli des miracles, pour tout arranger, nettoyer, embellir, raccommodant elle-même les vieux tristes papiers des murs, posant les modestes rideaux de mousseline qui jettent autour d’eux la gaieté blanche. Aux places les plus en vue, elle avait mis les quelques meubles rapportés d’Antibes, les flambeaux, les vases de leur cheminée de salon là-bas, et d’autres petites choses où s’accrochait leur souvenir.

Dans une armoire dormaient les reliques plus sacrées. La dernière redingote du grand-père, ses lunettes et sa canne à pomme d’argent ; et puis des livres lui ayant appartenu, des calepins, des cahiers couverts de son écriture vieillie. À côté, sur le même rayon, certains petits costumes particulièrement précieux, de l’enfance de Jean : sa robe d’ange à la Fête-Dieu, — et, dans un carton, enveloppé d’une gaze verte, le petit chapeau marron du jour de Pâques.

Lui-même, si inhabile jadis aux choses d’intérieur, était religieusement soigneux de ce pauvre petit ménage de mère et de fils, arrangeait, clouait, et se mettait volontiers en tricot de marin pour faire de grands nettoyages comme à bord. Ses fantaisies de coureur, pour l’instant, sommeillaient ; le remords les avait engourdies ; causer le moindre surcroît de peine à sa mère lui eût semblé odieux et révoltant ; il était tenu par le cœur et par la pitié tendre ; se sentant indépendant de fait, puisqu’il était matelot, il restait soumis volontairement, — ce qui était pour lui la seule façon possible de l’être, — et sa soumission lui semblait même facile et douce. Le soir, il rentrait tout droit de la caserne au logis, consacrant à sa mère toutes ses heures de liberté, ne sortant qu’en sa compagnie et toujours lui donnant le bras, avec un gentil air grave qu’elle ne lui avait encore jamais vu.