Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 72-78).
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XVIII


À Brest, où ils arrivèrent un matin incolore, au lever du jour, ils furent saisis, glacés, — eux, les pauvres transfuges d’un pays de soleil, — par ce changement absolu de climat, qu’on sentait en toutes choses, par l’hiver qui était ici, par le morne et le gris qui régnaient partout.

Dans un petit hôtel modeste, ils se firent conduire, ayant ces airs craintifs des gens qui veulent dépenser très peu et pour qui les moindres pièces sont comptées. Lui d’ailleurs se laissait mener comme s’il fût redevenu petit enfant, sans volonté à présent tout à coup, doucement soumis, passif, et se sentant le cœur gonflé d’amer chagrin.

Un peu distrait de temps à autre, cependant, par tout ce que présentait d’étrange à ses yeux cette ville de granit sombre, avec ses effroyables remparts, sa population maritime du Nord et son ciel
de pluie ; se retournant dans les rues, pour regarder passer ces cols bleus pareils à ceux qu’il porterait bientôt, — et, quelquefois, charmé anxieusement, au fond de lui-même, par tout cet inconnu de la vie qui était encore en avant de sa route.

Ils employèrent quelques jours à se choisir une demeure.

C’était si affligeant à voir, tout ce qu’on leur montrait dans des prix possibles.

Elle, plus aisément que lui, se faisait à l’idée de ce cadre tout à fait peuple, qui allait être, pour longtemps ou pour toujours, celui de sa vie déchue. Ses résistances, ses révoltes d’orgueil bourgeois étaient beaucoup tombées ; pourvu que cela fût ignoré des autres Berny, que cela se passât bien loin de leurs regards, elle se résignait sans trop d’amertume. Et puis, son Jean, qu’elle avait si complètement retrouvé, qui venait de tant se rapprocher d’elle, la consolait presque de tout, lui compensait presque tout.

Mais lui, qui, sans doute, tenait d’hérédité paternelle un sang plus affiné, lui au contraire se cabrait contre la visible misère. À bord, aucune rudesse des marins ou des choses marines ne rebutait son tempérament de matelot ; mais, à terre, il éprouvait d’irréductibles dégoûts pour tout ce qui était trop laid ou trop banalement pauvre ; il souffrait cruellement de voir sa mère descendue ainsi dans sa mise, dans son installation, dans ses habitudes d’existence. Une volonté et un espoir lui venaient de la relever de là plus tard ; il ne consentait à accepter que passagèrement cette épreuve… Et, dans le fuyant lointain, dans l’irrévocable passé où elles venaient d’être plongées, la Provence, la chère maison de là-bas, rayonnaient pour lui, très lumineuses sur un fond d’ombre, comme éclairées d’une splendeur finissante de soir.

Enfin ils se décidèrent, — il fallait bien, car l’hôtel coûtait trop, — ils se décidèrent pour un logis au troisième étage dans la Grande-Rue, non loin du port. C’était triste, triste ; cela ouvrait sur une cour profonde et désolée. Une seule fenêtre regardait la rue ; on voyait de là, tout en bas, piétiner sur la boue des passants en sabots, qui, le dimanche, titubaient ; dans le lointain, apparaissait un peu de l’arsenal, et un coin de la caserne des matelots sur la colline de Recouvrance ; partout, de hautes et massives constructions de granit, aux nuances très foncées, luisantes de pluie.

Ils se disaient qu’ils changeraient plus tard, qu’ils tâcheraient de trouver mieux ailleurs. Ce fut d’abord comme provisoirement qu’ils s’installèrent, complétant, avec le plus d’économie possible, le peu du mobilier provençal qu’ils n’avaient pas eu le courage de vendre. Et, quand les caisses, venues par petite vitesse, furent montées et ouvertes ; quand les chers objets rapportés de là-bas commencèrent à reparaître, à la lumière grise d’ici, entre les murs du logis d’exil, Jean et sa mère, n’osant se regarder de peur d’éclater en sanglots, pleurèrent des larmes silencieuses et lentes, qui semblaient venir des tréfonds déchirés de leur cœur.