Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 68-71).
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XVII


Le dernier jour ! Et un jour si limpide, si trompeur dans sa joie ensoleillée, un incomparable beau jour du mois de novembre commençant.

Ils devaient partir dans la soirée, tard, par un train de nuit.

Lui, qui avait mille choses encore à emballer, à arranger, se hâtait pour trouver le temps, avant le coucher du soleil, d’aller rêver une heure dans son jardin du Carigou, — situé un peu loin de la ville.

Quand il y entra, dans ce jardin, c’était presque le soir ; des rayons, déjà tout rouges, passaient horizontalement au travers des branches, éclairaient le tronc des vieux arbres impassibles. Pour lui, elles s’ajoutaient l’une à l’autre, les mélancolies de toutes ces fins qui arrivaient ensemble : la mélancolie du soir, celle de l’automne — et celle, beaucoup plus profonde, du définitif départ…

L’attachement à des lieux, à des arbres, à des murs peut prendre chez quelques-uns, surtout dans la prime jeunesse, une extrême puissance ; peut-être, en se figurant aimer et regretter tout cela, ne pleurent-ils que l’antérieur évanoui de leur propre durée, qui s’y reflétait pour eux… Il semblait à Jean que cette vente à des étrangers, cet enlèvement matériel, ne pourrait empêcher que l’essence, presque pensante, de ces choses, fût toujours à lui, jamais à ceux qui les avaient achetées… Et, qui sait, mon Dieu, si avant son commencement terrestre, d’autres, des inconnus, n’avaient pas déjà laissé un peu de leur âme aux mêmes places, et éprouvé des illusions pareilles…

Subitement, tout l’or qui rayait les branchages s’éteignit et il y eut comme un accroissement de silence ; le soleil était couché. Un froid inattendu tombait sur la terre, avec la nuit.

Il était plus que l’heure de rentrer. Jean promena sur les allées envahies d’herbes un regard pour leur dire adieu, et se décida à sortir. Bien lentement, en continuant de regarder, il referma l’antique portail, — avec l’impression d’un jamais, d’un jamais absolu et éternel…

Maintenant, leur dîner, où ils ne mangèrent pas ; dîner quelconque, servi par Miette qui pleurait et éclairé par une bougie posée à même sur la table.

Et enfin, commença la lourde soirée d’attente. Tout était prêt ; plus rien à faire ; ils se retrouvèrent seuls, ayant froid, dans leur salon vide, démeublé à jamais des vieilles choses aimées. En silence ils attendirent, comme attendent les condamnés, la voiture qui devait venir les prendre.

De temps à autre, Jean s’en allait, une bougie à la main, faire dans la maison une sorte de ronde suprême, revoir encore une fois sa chambre. Il ne lui était même pas permis de se dire, en de beaux rêves d’enfant, qu’il rachèterait cela plus tard, puisque ces nouveaux venus, dédaigneux du modeste intérieur tant soigné par sa mère, allaient demain tout détruire…

Vers dix heures, un roulement, dans la rue, sur les pavés, bruit sinistre et sourd, d’abord dans le lointain… Jean avait été le premier à l’entendre…

Quand on fut bien sûr que c’était cela, qu’un omnibus s’était arrêté devant le seuil, il leur sembla qu’ils touchaient à une minute de mort, et instinctivement ils se prirent, la mère et le fils, dans les bras l’un de l’autre.

Ils descendirent ; d’en bas, du corridor, leur venaient les sanglots de Miette. Derrière eux les portes, avec leurs plaintes, avec leurs chers grincements familiers entendus pour la dernière fois, se refermaient, aussi définitivement que des couvercles de tombeaux…