Librairie Hachette (p. 237-243).
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xxiii



L e festin de noce touchait à sa fin. Dans la première des deux vastes salles, brillamment éclairée par des chandeliers à sept branches, les femmes attablées entouraient la mariée. Elles étaient parées de robes d’une richesse extrême, quoique de forme démodée : ce n’était que velours de Lyon, brocarts tissés de fleurs multicolores, et beaucoup d’entre elles portaient pour plusieurs milliers de roubles de brillants : dormeuses, colliers de perles, bagues par-dessus les gants, etc. Toutes avaient une perruque, sans exception, et les plus âgées des diadèmes enchâssés de perles.

Dans la salle contiguë, les hommes, serrés autour du jeune talmudiste, fumaient en mangeant, la tête couverte du bonnet ou de la casquette à large visière. Autour d’eux le parquet ruisselait des ablutions récentes et l’on voyait encore de grossiers baquets de bois encombrer le plancher. Çà et là des servantes malpropres circulaient, distribuant avec un zèle obséquieux les meilleurs morceaux aux plus hauts dignitaires, tandis que les pauvres diables, relégués au bout de la table, en étaient réduits à attraper au vol ce qu’ils pouvaient.

L’apparition inattendue, dans l’embrasure de la porte, de toute cette jeunesse élégante et curieuse qui venait de monter, avait causé d’abord un moment de trouble ; mais, tout de suite, l’hospitalité prenant le dessus, quelques membres de la famille s’avancèrent pour prier l’honorable société de venir boire à la santé des nouveaux mariés.

Au reste on se levait de table aux sons bruyants de l’orchestre, les hommes lentement achevant leur cigare, les femmes à la hâte en secouant les miettes de leurs jupes.

Le chanteur, tour à tour facétieux ou élégiaque, exaltait le bonheur futur des deux époux :

« Sois béni, ô Éternel, qui as créé la joie, la gaîté, l’ardeur, le plaisir et l’amour ! et puissions-nous bientôt voir s’épanouir le bien-aimé, avec sa bien-aimée, et entendre leurs voix joyeuses monter de la chambre nuptiale. »

Enveloppée de ses voiles, Lia, qui se tenait rigide à sa place, n’avait pas, tout d’abord, prêté attention à ce qui se passait. Mais une exclamation près d’elle lui fit tourner la tête, et elle aperçut Thadée, bien qu’il se dérobât derrière les autres.

Frappée en plein cœur, ses lèvres avaient blêmi, une flamme indignée avait jailli de ses yeux noirs… Oh !… c’était lâche !… Ainsi il ne pouvait la laisser s’immoler en paix ! il fallait encore qu’il vînt la narguer jusque chez elle !… dans le sanctuaire de son foyer !… l’outrage était trop grand !… Elle s’était levée tout d’une pièce et, ramassée contre la muraille, écarquillait les yeux, avec un tremblement de tout le corps. Lui, très animé, la face cramoisie, avait passé son bras sous celui de Marylka et affectait de rire en chuchotant à son oreille. Tout à coup ses regards qui fuyaient rencontrèrent ceux de Lia braqués sur lui, et l’expression méprisante de la jeune fille le déconcerta si fort qu’un ricanement nerveux, involontaire, s’échappa de ses lèvres. Le visage de Lia s’était contracté, elle eut un geste de rage, écarta brusquement son voile. Non, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter !…

Toute blanche, dans sa tunique immaculée, ses cheveux aux reflets bleuâtres épars sur ses épaules, elle bondit en avant. Un frisson avait parcouru l’assemblée… Que lui prenait-il donc ? Les femmes levèrent les bras avec épouvante, et la vieille Golda, qui se tenait au bout de la table, très humble, poussa un haïvaï douloureux.

Se frayant un chemin à travers la masse houleuse des convives, elle s’élança vers l’officier :

« Sortez d’ici, lui cria-t-elle… Sortez ! entendez-vous !…De quel droit venez-vous chez mon père ? Chassez-le, vous autres !… Mais chassez-le donc !… C’est un lâche… Il a de belles manières,… de beaux habits !… mais sa bouche est menteuse !… »

Elle était effrayante ! Se tournant ensuite vers ses parents,… elle dit d’une voix saccadée,… tête basse :

« C’est vrai que je l’aimais,… que j’ai cru en ses paroles,… il n’avait qu’un mot à dire, je l’aurais suivi au bout du monde… et c’est pour lui que j’ai voulu mourir… l’autre jour… Je sais ce qui m’attend maintenant… mais je suis à bout de force !… et cela m’a soulagée de parler… À présent, prenez-moi,… faites de moi ce que vous voudrez,… je ne crains plus rien !… je ne demande que la mort ! »

Ses yeux étaient de plus en plus vagues, elle regarda encore autour d’elle, puis s’abattit comme une masse. Alors une clameur faite de gémissements et d’imprécations monta lugubrement de toutes parts :

« Dehors le goïm !… Arrière l’imposteur ! Qu’il soit maudit par le ciel et la terre… Que tous les malheurs se hâtent de l’accabler !… Grand Dieu, châtie-le ! Grand Dieu créateur, abîme-le !… massacre-le !… humilie-le !… Que le désespoir le ronge, qu’il soit puni par la phtisie, la démence,… le glaive !… Que la mort impure le frappe !… »

Terrifiée, Marylka s’était laissé entraîner dehors avec les autres. Le vieil Aaron, père de Lia, marcha vers la porte, écarta cette foule en délire. Deux larmes coulaient le long de ses joues blêmes, et, s’avançant tout tremblant sur le seuil, sa main ridée s’éleva en signe d’anathème, puis les battants de la grande porte se refermèrent avec fracas ; on entendit grincer le verrou, et longtemps, longtemps, dans le silence de la nuit, on put entendre clamer les voix terrifiantes des membres du Saint Kahal.