Librairie Hachette (p. 229-236).
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L e lendemain, vers le crépuscule, Thadée arrivait à la villa accompagné d’un de ses amis. Dans le jardinet ravagé par les bourrasques, les beaux tournesols de naguère gisaient à présent piétinés et brisés. De nombreuses voitures découvertes encombraient la chaussée, et il en descendait quantité de femmes israélites en éclatantes toilettes de soie et de velours, tandis que, sur le pas de la porte, des enfants en haillons, mendiants ou colporteurs, se pressaient avec curiosité.

« Tiens, il y a une noce juive dans la maison », dit le Varsovien.

Thadée tressaillit : serait-il possible que ce fût la noce de Lia ?

En traversant le corridor, une foule bruyante d’hommes qui s’engouffrait dans les escaliers arrêta les jeunes gens. En tête marchaient deux rabbins, revêtus de superbes lévites de satin noir, coiffés de la haute toque fourrée des Hassydes[1], qui menaient le futur à sa fiancée ; celui-ci, un jeune talmudiste blond, imberbe, était suivi de toute une tribu : vieux patriarches à tête vénérable, juifs roux aux lèvres minces, à la barbe de bouc, garçonnets le visage émacié, encadré des longues boucles en tire-bouchon.

Du premier étage, par les portes largement ouvertes, on entendait la plainte aiguë des femmes qui se lamentaient sur le sort de la jeune fille. « Hélas, soupiraient-elles, on m’a mariée, toute jeune, à un enfant presque…, Aujourd’hui j’ai vingt-cinq ans, mes joues sont flétries, et je passe mes journées à travailler pour mon mari et mes nombreux enfants… »

Une imprécation s’était échappée des lèvres de Thadée : cette maison était un véritable guêpier ! Fallait-il que sa malechance le fît tomber justement sur cette noce !…

Cependant la vue de Marylka, très pâle, bien qu’idéalement jolie et portant à la ceinture les roses qu’il lui avait données la veille, le rasséréna un peu. Mais à peine avait-il fait quelques pas, qu’une voix lui cria :

« Arrivez donc, une surprise vous attend ! »

En effet il aperçut, à demi pâmée au milieu des coussins d’un immense fauteuil, la figure anxieuse de sa mère.

« Allons, bon,… encore une tuile ! » pensa-t-il. Et, comme il s’approchait pour baiser respectueusement la main de la maréchale, elle lui glissa à l’oreille :

« Je suis morte d’inquiétude !… Stas m’a tout appris ce matin, et maintenant, cette noce ici même,… c’est épouvantable !

Stas était un ancien domestique renvoyé par Thadée et qui avait été témoin de sa liaison avec Lia.

Un éclair jaillit dans les yeux du jeune homme.

« Je ne sais pas du tout ce que vous voulez dire, murmura-t-il… Mais, au nom du ciel, on nous regarde : pas de scène ! » Et, très énervé, il la quitta, tandis qu’elle continuait à le suivre des yeux avec angoisse.

À ce moment, une musique lugubre ébranla toute la maison.

« Voici la fête qui commence », ricana le major.

Au même instant Boleslas parut.

« En effet, dit-il, et j’en viens justement. » On le regarda avec étonnement. « Oui, ma chère Kate, oh, ne faites pas la précieuse ! Et d’abord la mariée est adorable !… elle fait rêver aux Esther, aux Judith, dont on a bercé notre enfance. Il faut la voir tout en larmes, vêtue de blanc, assise sur un pétrin renversé, entourée de ses compagnes qui pleurent aussi,… c’est absolument la fille de Jephté !…

« En face d’elle, l’improvisateur chante des choses très poétiques : « Elle a grandi dans l’ombre, silencieuse,… pareille à la merveilleuse fleur de Saron !… la belle vierge de Sion… jusqu’à ce que vienne l’adolescent avec un voile brillant d’or… »

« Je l’ai vu, l’adolescent !… un gamin, qui lui a jeté assez flegmatiquement, ma foi, un voile de fin tissu, dont elle s’est enveloppée très vite comme pour me dérober son visage ; ensuite une troupe de vieilles mégères à la peau de safran est arrivée, s’est emparée du jeune éphèbe et l’a entraîné dans un galop furieux à travers les escaliers jusque dans la cour, sous un baldaquin d’or, où elles sont en ce moment-ci occupées à l’instruire de ses devoirs matrimoniaux et de ses responsabilités !…

— Boleslas, s’écria Catherine, toute rouge de colère, aurez-vous bientôt fini de nous conter vos balivernes ? »

Wanda, très agacée, elle aussi, approuva de la tête. Mais, sans s’émouvoir le moins du monde de cette apostrophe, le vieux garçon tourna le dos à son irascible cousine et continua à donner des détails sur tout ce qui allait encore se passer : les sarabandes auxquelles se livreraient les vieilles au retour, et puis la conduite en grande cérémonie des deux fiancés sous le baldaquin de la cour, où serait brisé le verre en mémoire de la chute de Jérusalem. « Mais ce que je ne pourrai jamais oublier, ajoutait le gentilhomme, ce sont les yeux de la fiancée,… des yeux immenses dont la tristesse vous donne le frisson !… Pauvre petite ! il n’a pas l’air de la passionner beaucoup, ce blanc-bec de talmudiste !… »

Dans la soirée, après le souper, Thadée, qui cherchait à s’étourdir, proposa de danser.

Cette innovation n’était pas du goût des vieux habitués, qu’on avait aussitôt relégués dans deux chambres du fond assez étroites ; aussi maudissaient-ils de bon cœur l’officier.

Un jeune homme se mit au piano, les couples s’élancèrent, et pendant quelque temps on parut oublier la noce du premier étage ; cependant les danses manquaient d’entrain et languissaient peu à peu. Était-ce la physionomie préoccupée de Marylka ou bien la gaîté nerveuse de Thadée qui agissaient sur la compagnie ? Chaque fois que le piano s’arrêtait, on entendait aussitôt la voix tapageuse de l’orchestre juif emplir la maison de ses rafales discordantes.

À la fin quelqu’un cria : « Si nous montions voir la noce ! »

Cette idée, qui secouait la torpeur générale, fut accueillie avec enthousiasme.

« Oui, ce sera peut-être plus gai ! » Et il y eut aussitôt une poussée vers les escaliers.

Thadée, que cette proposition avait fait bondir, criait que c’était une folie,… qu’on désobligerait Catherine,… mais personne ne l’écoutait.

« Venez-vous ? » lui avait demandé Marylka, la main tendue, entraînée à son tour par le cousin Boleslas.

Alors, cherchant à se raidir, avec la sensation de quelqu’un qui joue son va-tout, il but coup sur coup trois ou quatre grands verres de tokay, et monta rejoindre les autres, tandis qu’affalée contre le seuil, Wanda, semblable à la statue de la Terreur, le regardait s’éloigner.

  1. Hassydes, par corruption Hussites, c’est-à-dire les Pieux.