Librairie Hachette (p. 214-228).
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C omprenez-vous ce Thadée qui voudrait à présent nous faire hiverner à Varsovie ? disait Catherine au cousin Boleslas… Ah ! mais non, par exemple ! il nous a déjà traînées à Naleczow,… mais Varsovie !… c’est un peu trop fort… Et cette Wanda,… faible comme toujours, qui m’adresse également des épîtres suppliantes !… Je ne peux cependant pas comme elle me plier à toutes les fantaisies de son cher enfant !… je voudrais savoir ce qui déplaît tant à ce capricieux officier dans ce Lublin !

— Mais, dit le vieux gentilhomme d’un ton moqueur, c’est peut-être indiscret ce que vous demandez là. Sait-on jamais, avec les mauvais sujets !…

— Fi ! Boleslas, vous voyez toujours du mal partout ! »

Le refus très net de Catherine avait profondément irrité Thadée, et, dans sa mauvaise humeur, il s’en prenait surtout à sa mère. C’est que la perspective de faire la cour à Marylka dans le proche voisinage de Lia lui était insupportable. Il connaissait la nature exaltée de la jeune juive. Savait-on à quelles extrémités elle pouvait se porter ? Et ce mariage dont elle lui avait parlé,… n’était-ce point un leurre ?… Ah certes, une fois sous l’autorité de son talmudiste, avec la crainte du kahal et des juges, il n’y aurait plus rien à redouter… Mais, d’ici là, que de précautions à prendre ! Il faudrait ne faire que de courtes apparitions à Lublin, y vivre dans des transes continuelles,… une existence absurde, quoi !… Comment diable Catherine était-elle venue justement se loger dans cette maison israélite ? N’y avait-il pas assez d’appartements en ville ? Un télégramme de sa mère, lui rappelant que le prochain anniversaire de Marylka approchait, le força à prendre un parti. Soit, il irait à Lublin ; mais, afin de se donner plus d’entrain et se prémunir davantage contre les surprises de Lia, il racolerait au club quelques-uns de ses plus joyeux camarades.

Deux jours plus tard une troupe de jeunes élégants, parmi lesquels Thadée, muni d’une fantastique corbeille de roses, se faisaient conduire à la villa.

« Ah ! s’écria triomphalement Catherine en apercevant son favori, je savais bien, moi, qu’il viendrait aujourd’hui ! »

Et elle baisait maternellement le front du jeune homme, qui, à son tour, lui embrassait les mains. Mais l’enthousiasme de la vieille demoiselle n’était que médiocrement partagé par le groupe de ses habitués. En général ce mariage avait été froidement accueilli par eux : était-ce la personnalité de Thadée, sa carrière militaire ou sa mauvaise réputation ?

Cependant, en face des mines irritées de leur autocratique amie, ils s’étaient efforcés de déguiser leurs sentiments, en sorte que, bon gré mal gré, ils s’empressaient autour du jeune homme et lui apportaient leurs congratulations. Assise au piano, à l’autre bout du salon, et tout absorbée par de vieilles chansons de l’Ukraine qu’elle chantonnait à mi-voix, Marylka ne s’était pas aperçue tout de suite de l’entrée des jeunes gens. Mais, à une exclamation plus vive de sa tante, elle releva la tête, et brusquement sa voix s’étrangla dans sa gorge, tandis qu’une ombre imperceptible voilait son front. Puis, toute blanche, un peu tremblante, elle traversa résolument le salon et alla droit à l’officier qui lui tendait sa corbeille.

« Oh ! c’est trop beau », murmura-t-elle seulement, en prenant de ses mains l’énorme touffe de roses.

Thadée, alors, tout heureux et avec le sourire satisfait d’un légitime propriétaire, lui présenta ses amis, s’amusant de leur enthousiaste admiration.

Seule Marylka avait remarqué dans les façons de Thadée une surexcitation inaccoutumée. La fatuité bruyante avec laquelle il lui avait présenté ses camarades, son entrain, les regards brûlants qu’il lui jetait à la dérobée, tout cela lui causait un malaise, et elle se sentait envahir par une indéfinissable tristesse.

Comme la nuit tombait, quelqu’un proposa d’aller entendre à la cathédrale un ténor de talent qui devait y chanter. Des fiacres avaient été requis ; mais, au moment où Thadée faisait place à Catherine et à Marylka, une sorte d’attraction hypnotique l’ayant forcé à relever la tête, il vit soudain, dans l’encadrement d’une fenêtre du premier étage, un visage exsangue et deux yeux ardents qui le regardaient, et c’était à croire que cette face pâle fût encastrée dans la vitre, tant elle était d’une immobilité effrayante.

Un peu agacé, il haussa les épaules avec une petite toux nerveuse qu’on eût pu prendre aussi bien pour un ricanement.

Marylka était placée juste en face de lui dans le coupé, et elle s’étonnait de l’éloignement qu’il lui inspirait particulièrement ce soir ; mais, ce qui la frappait surtout, c’était ce pli amer des lèvres, qui révélait tout un coin énigmatique du caractère. On y lisait une fugitive expression de dureté, jamais pressentie jusqu’ici. La bouche souriait pourtant, mais il y avait dans l’éclair fuyant du regard quelque chose qui démentait ce sourire.

D’où venait cette altération soudaine ?… Et, silencieuse, agitée d’un incompréhensible pressentiment, Marylka entrevit l’avenir avec angoisse !

Maintenant, sous la grande voûte à demi ensevelie d’ombre de la cathédrale, parmi les fresques rongées d’humidité qui s’effritaient, une voix grave montait, accompagnée des accords de l’orgue. Extasiée, Marylka écoutait, agenouillée dans sa stalle, les psaumes admirables de Marcello, et son âme fondue en délices oubliait tout : monde,… misères,… déceptions ; ses nerfs se détendaient, elle éprouvait comme la révélation d’une existence nouvelle, inconnue jusqu’ici ; elle devinait des bonheurs cachés,… des félicités inouïes… Ses joues étaient mouillées de larmes, elle aurait voulu mêler sa voix à ce cantique passionné.

À ce moment, venant de l’ombre d’un pilier, elle sentit un regard intense l’envelopper, et, comme elle cherchait à voir qui pouvait la regarder ainsi, elle reconnut Voytek, dont elle ignorait la présence à l’église.

Un instant, les éclairs de leurs yeux se fondirent en une communion muette, mais tout de suite elle abaissa les paupières.

Des fragments du Stabat Mater de Pergolèse et de Palestrina se succédèrent à l’orgue, puis le chant se tut enfin. Marylka regarda autour d’elle, mais Voytek avait disparu.

Lentement la foule s’écoulait, lorsque Thadée, toujours en quête de nouveauté, engagea ces dames à ne pas quitter la cathédrale sans visiter la sacristie, bâtie par les jésuites, et qui offrait une singulière particularité. Construite en ellipse, on pouvait causer, disait-on, à voix très basse à l’une des quatre extrémités de la salle et être parfaitement entendu au point opposé.

C’était une pièce vaste, mystérieusement éclairée par une lampe rougeâtre, qui jetait en se balançant de furtives lueurs. Un prêtre en surplis blanc feuilletait un bréviaire, et, au loin, le grondement des orgues paraphrasant les psaumes allait réveiller dans le clocher les corneilles endormies.

Bercée dans son rêve, Marylka s’avançait à pas automatiques. On lui avait dit de se placer toute seule dans un angle de la salle, et elle obéissait, regardant sans la voir la masse indistincte de jeunes gens qui se mouvait, à l’autre extrémité de la courbe elliptique. Tout à coup une voix très nette résonna à son oreille : « Marylka est bien dans les nuages ce soir ! Ne daignera-t-elle pas en descendre pour écouter son humble serviteur ? » Elle poussa un petit cri. « Oh ! dit-elle en regardant alentour,… qui donc est là ? » Mais elle était absolument seule, et c’était bien la voix sonore du cousin Boleslas qu’elle avait entendue. Intriguée et amusée à la fois, elle se rapprocha de la muraille fée, et, tour à tour, recueillit des phrases banales, compliments ou madrigaux, qui s’y succédaient et auxquels elle répondait en riant.

Soudain une voix vibrante, mais douce cependant comme le souffle d’un baiser, prononça son nom. Saisie par cette intonation plus tendre que les précédentes, elle écouta : « Marylka, pardonnez-moi ! disait la voix, mais je vous aime comme un fou, oh ! depuis si longtemps ! »

Son cœur avait cessé de battre. Qui donc osait ainsi lui parler d’amour ?… Mais c’est en vain qu’elle essayait de distinguer un visage parmi le groupe confus qu’elle voyait à l’autre bout de la salle. Profondément émue, elle quitta brusquement sa place, ne voulant pas en entendre davantage, et alla rejoindre ses tantes.

À la sortie de l’église, la soirée étant très belle, elle refusa de monter en voilure, et tandis que Thadée s’asseyait dans la calèche à côté de Catherine, elle se suspendit au bras du cousin Boleslas, cherchant, toute rêveuse, à deviner qui avait pu lui parler tantôt. Serait-ce Thadée ?… mais un secret instinct lui disait que c’en était un autre. Brusquement le nom de Voytek se présenta à son esprit ; alors un flot de sang empourpra ses joues. Pourquoi cette idée la troublait-elle si fort ?… Voytek ? Mais d’abord, elle ne l’avait pas revu en sortant…

De retour à la villa, Thadée la rejoignit aussitôt, se plaignant d’avoir été si longtemps séparé d’elle, et il était particulièrement tendre ce soir, cherchant à l’attirer dans l’embrasure de la croisée pour lui murmurer à l’oreille de douces paroles :

« Quand donc aurai-je le droit de vous emporter comme mon trésor,… loin,… loin,… vers un ciel toujours bleu… où il n’existera plus au monde que nous deux, où vous serez mienne pour toujours !… Mais je sens que vous ne m’aimez pas comme je le voudrais, Marylka ; je vous trouve si froide, si calme ; … regardez-moi, ne voyez-vous pas que je vous aime comme un fou ! »

Elle tressaillit, car c’était la même phrase que là-bas !… mais ne répondit pas, les yeux vagues, avec l’air plutôt de songer à autre chose. « C’est lui qui m’a parlé dans la sacristie », se dit-elle ; et la pensée que ce n’était pas Voytek la déchirait ; oui, ce ne pouvait être que Thadée, une de ses phrases banales,… comme il en disait tant… Pourtant elle ne l’interrogeait point, préférant encore l’incertitude, et elle restait devant lui, toute blanche, perplexe, la tête un peu vide, avec un grand effroi au cœur.

À minuit enfin, quand le dernier convive se fut retiré, elle courut à son petit réduit, s’abattit au pied du lit, et là, dans un grand sanglot, c’est le nom de Voytek qui s’échappa de ses lèvres.

Voytek !… Dieu ! que se passait-il en elle ? Il lui était cher à ce point,… elle l’aimait… autrement que comme un frère ?… Son front rougissait de honte !… Oh ! cette attirance irrésistible ! ce bouleversement de tout l’être ! et, quand elle avait cru reconnaître sa voix… l’angoisse, à la fois peureuse et passionnée, qui l’avait enveloppée !… Tout cela, c’était donc de l’amour ? Des larmes douloureuses obscurcissaient ses paupières, elle souffrait horriblement. Et fallait-il qu’elle s’aperçût de cette tendresse alors qu’elle était promise à un autre ! Oui, elle l’aimait, ce Voytek, de toutes les forces de son être ; et ce quiproquo fatal l’en avait instruite ! Épousée par lui, elle eût été capable de toutes les vertus, de tous les héroïsmes ; avec Thadée, au contraire, ses défauts prendraient le dessus, sa vie serait terne, sans but, sans utilité, comme celle de ces frivoles mondaines qui l’entouraient. Puis, dans sa conscience loyale, elle s’épouvanta. Comment oserait-elle promettre de l’aimer, cet homme, quand elle venait de s’apercevoir que son cœur était tout à un autre ? D’un mouvement farouche, elle s’était relevée… « Je vais aller trouver ma tante,… je lui dirai que ce mariage est impossible !… » Elle avait la tête en feu, ses mains étaient brûlantes…

Ayant allumé une bougie, elle courut à la chambre de la vieille demoiselle, poussa la porte. Catherine commençait à s’endormir. Cette brusque lumière qui blessait sa vue lui fit faire un sursaut.

« Eh bien, Marylka,… êtes-vous folle ? Que lui prend-il donc à cette petite ? Vous allez mettre le feu à mon lit !

— Ma tante, je suis venue vous dire que je ne peux plus épouser Thadée…

— Ah çà ! ma pauvre enfant, seriez-vous somnambule, par hasard ? » et elle la regardait avec ahurissement.

« Non, non, j’ai tout mon bon sens, mais, quand j’ai promis d’être la femme de Thadée,… je… ne savais pas,… je ne comprenais pas… Sa voix était entrecoupée par les sanglots… Aujourd’hui… c’est impossible,… jamais je ne pourrai être à lui !

— Et c’est justement au moment où votre fiancé vient d’envoyer sa démission à Pétersbourg, et brise pour vous sa carrière de prédilection, que vous m’annoncez cette jolie nouvelle, dit froidement Catherine, je vous en félicite. »

Marylka avait pâli. C’est vrai ! elle ne pensait plus à tout cela.

« Avouez que c’est bien lâche, ce que vous faites là !… Je vous croyais plus de cœur !… Et le désespoir de ce malheureux,… vous le comptez pour rien !… La déception de ses parents !… votre fameuse dette paternelle,… car c’est cela qui vous a décidée ! rien ne vous importe donc plus ? Eh bien, moi, je vous dis que dans la vie on doit mieux savoir ce qu’on veut. Il est trop tard maintenant pour revenir en arrière,… il faut vous résigner… et vous ne mourrez pas, ma foi, pour épouser un charmant garçon que toutes les jeunes filles du pays vous envient ! J’ignore quelle lubie vous est passée par l’esprit, mais je vous engage à aller dormir : la nuit porte conseil ; demain, j’espère, vous vous réveillerez en possession de votre sens commun, qui me fait joliment l’effet de battre la campagne ce soir. »

Lentement, à reculons, toute secouée par ces reproches, Marylka s’était éloignée, un profond découragement l’accablait ; — hélas ! ce n’était plus l’heure de la révolte, mais bien celle de la résignation, du sacrifice, qui avait sonné pour elle.