Librairie Hachette (p. 207-213).
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L ’accident arrivé à Lia, car c’est ainsi qu’on qualifiait l’événement dans la maison, avait beaucoup préoccupé Marylka ; la similitude de leur position à toutes les deux la frappait plus encore qu’autrefois. Mais quand elle avait voulu exprimer sa sympathie à la jeune juive, elle s’était heurtée à une hostilité muette, inexplicable, accompagnée de regards farouches qui longtemps l’avaient poursuivie.

Heureusement que jusqu’ici la présence de Thadée n’était pas venue envenimer encore davantage la situation. L’officier faisait en ce moment les démarches nécessaires pour obtenir un congé d’abord et pour que sa démission fût acceptée ensuite ; il n’était donc pas près d’arriver. Marylka ne s’en plaignait point, et jouissait de ce dernier temps de liberté en sortant le plus souvent possible avec tante Rose ; c’était d’ordinaire vers la solitude du jardin de Saxe que se dirigeaient leurs pas.

Un après-midi qu’elles voulaient traverser la chaussée, un cortège funèbre leur barra le passage. En tête marchaient les popes à la longue chevelure, qui psalmodiaient lugubrement ; derrière eux, les diacres qui portaient, dans des plats d’argent, le riz qu’on allait déposer sur la tombe ; enfin le cercueil découvert d’où émergeait, sur un coussin de satin blanc, la face grimaçante du mort. Rose, qui redoutait ces spectacles, se rejeta brusquement en arrière, mais, à ce moment, une vigoureuse poussée de la foule la sépara de sa nièce. Effrayée, la jeune fille cherchait à rejoindre sa tante, quand elle vit soudain Voytek fendre la foule, aller droit à la vieille demoiselle, et lui offrir le bras.

À la vue du jeune homme qu’elle n’avait pas revu depuis le bal, tout le sang de Marylka afflua vers son cœur, et elle se sentit pâlir.

Tout aussitôt une éclaircie dans la foule lui permit de se rapprocher de Rose, mais la pauvre demoiselle était encore si tremblante que les deux jeunes gens durent presque la porter jusqu’à un banc du parc.

Il faisait un de ces petits froids piquants de fin octobre où les feuilles sèches, toutes couvertes de givre, craquent sous le pied qui les foule.

« Je ne vous savais pas à Lublin, avait dit Marylka à Voytek, affectant une voix indifférente.

— Oh ! je n’y suis que de passage,… je n’y viens jamais… C’est bien pour cela que j’ai tardé si longtemps à vous présenter mes vœux, mademoiselle Marie.

— Quels vœux ?…

— Mais pour votre prochain mariage, dont tout le monde parle !…

— Ah ! oui,… c’est juste. »

Elle dit cela d’une voix brève. Aucune rougeur n’était montée à son front, aucun sourire heureux n’avait illuminé ses yeux.

Il fut frappé de cette tristesse, et se tut, gêné…

Elle, au contraire, paraissait plus à l’aise maintenant, le regard un peu fier, attendant qu’il parlât. Et devant cet œil limpide où il lisait comme un reproche caché, il sentit pour la première fois la pointe d’un remords l’atteindre en plein cœur.

« Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez », balbutia-t-il humblement.

Reposée, à présent, mais toujours émue, Rose s’était levée, désirant rentrer.

« Vous me permettez de vous reconduire ? » avait demandé le jeune homme.

Et, tandis qu’il marchait devant, avec la vieille demoiselle, Marylka s’attardait sous les grands arbres dépouillés de leurs feuilles, dont les branches menues faisaient sur le ciel bleu, traversé du vol noir des corbeaux, une fine guipure.

« Vous devez me trouver bien absurde, disait Rose en s’appuyant au bras de son cavalier,… mais je suis si impressionnable, et ces enterrements me révolutionnent toujours !…

— Mlle Marie est bien pâle, elle aussi, aujourd’hui…

— Bah !… c’est peut-être à cette idée de mariage que vous avez réveillée, et j’avoue qu’à sa place… je serais toute pareille !

— Elle fait pourtant… un mariage d’inclination… », murmura-t-il, et, en disant ces mots, il attachait sur la vieille demoiselle un regard si anxieux qu’il semblait que toute sa vie eût dépendu de ce qu’elle allait lui répondre.

Rose lui jeta un petit regard moqueur.

« D’inclination !… dit-elle avec un éclat de rire ! Vous croyez encore à ces chimères-là !… C’est-à-dire que Marylka… en fille raisonnable, s’incline devant les meilleures raisons du monde,… voilà tout ; appelez ça inclination, si vous voulez !… »

Dans l’étroite rue solitaire où les cailloux blanchis par le gel scintillaient sous la caresse du soleil, Voytek marchait à grands pas avec l’air hagard d’un homme ivre. Marylka faisait un mariage de raison ! elle souffrait… Oh oui !… elle souffrait, il le sentait maintenant ! Sa Marylka,… celle qu’en dépit de tout il n’avait pas cessé d’adorer… Et ce n’était pas vrai qu’elle avait menti,… ce n’était pas vrai qu’elle avait voulu se jouer de sa crédulité. Oh ! le doute, la méfiance ! et cet orgueil indomptable surtout, d’un cœur comprimé depuis l’enfance et qui n’a jamais eu l’audace de forcer les portes enchantées du bonheur ! Comme il s’en voulait maintenant !… Quels reproches sanglants il se faisait : elle souffrait, et lui, égoïste, aveugle,… il s’était complu dans sa propre misère, l’avait couvée, bercée, s’isolant de tous, et lorsque, dans cette soirée de septembre, elle était venue à lui, rayonnante de beauté, les mains tendues, un sourire dans ses yeux si purs et de si douces paroles aux lèvres, il l’avait repoussée durement, avec des sarcasmes presque…

Un voile se déchirait devant lui. Il devinait combien son âme fière avait été meurtrie par l’abandon de celui qu’elle nommait si ingénument son ami,… son frère ! Elle l’avait appelé peut-être dans ses nuits d’angoisse, alors qu’elle luttait contre la destinée ! appelé en vain, et maudit sans doute !… Marylka !… Comme il l’avait trouvée pâlie, affinée,… idéalisée par cette épreuve, et plus touchante cent fois d’avoir souffert !

Puis, se reprochant son égoïsme, il se dit qu’il devait, à tout prix, au moins veiller de loin sur elle !… Qu’importe si les morsures de la jalousie le torturaient, qu’importe si son cœur broyé criait de douleur,… il serait là invisible, toujours,… mais aussi toujours prêt à la secourir !