Librairie Hachette (p. 244-251).
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xxiv



L entement le soleil descend dans la grande plaine de Podolie ; des lueurs d’incendie empourprent les nuages qui s’amoncellent. Au loin, la moire mouvante des blés verts ondule, bercée par le vent, cette âme mystérieuse de la steppe, qui mêle, en rendormant, sa plainte amoureuse aux mille susurrements des insectes. Des senteurs capiteuses flottent dans l’air, et les tilleuls, tout constellés de trouées lumineuses, agitent leurs feuilles d’émeraude transparente avec un doux bruit d’éventail.

Sous le taillis, deux ombres glissent côte à côte en murmurant des paroles d’amour, deux êtres qui s’aiment à la face du ciel d’un amour qui ne finira qu’avec leur vie.

« Vous souvenez-vous, ma Marylka, de cette clairière où je vous ai rencontrée toute bouleversée, un matin de printemps, parce qu’on allait battre la Harasimova ?… Vous étiez bien petite alors, pourtant je sens que je vous aimais déjà.

— Oh ! Voytek, et vous ne me le disiez pas !

— À quoi bon ?… J’étais pauvre… et on avait en vue bien d’autres projets pour vous ! Sans le brusque événement qui nous a réunis,… vous ne l’auriez sans doute jamais su !… Cependant… un jour… je n’ai pu y tenir !… et je vous l’ai crié, cet amour qui m’étouffait !… Oh ! j’étais fou, ce jour là ! fou à la fois de désespoir et de jalousie. Thadée venait d’arriver à Lublin pour votre anniversaire et remplissait la ville de sa joie insolente ! Un hasard m’avait fait entrer le soir dans la cathédrale ; vous y étiez justement, en nombreuse compagnie. Après le salut, vous êtes allée à la sacristie. On vous avait placée à l’autre bout de la salle pour écouter les paroles que vous transmettait la muraille mystérieuse. Alors, me mêlant à la foule, j’ai pu, à la faveur de l’obscurité, vous dire ce que je comprimais depuis si longtemps ; vous le dire incognito, perdu dans la foule,… mais vous ne vous en souvenez pas… sans doute… »

Ne pas se souvenir !… Et elle revoyait, après l’aveu troublant, l’angoisse, l’émoi qui l’avaient bouleversée, et cet éveil inconscient de son cœur qui n’avait attendu qu’un mot pour être tout à lui,… puis les reproches indignés de sa tante, qui, d’une parole, avait broyé, annihilé ses révoltes et l’avait forcée à se soumettre. Le lendemain, comme un coup de foudre, avait éclaté l’incroyable scandale, suivi de la fuite de Thadée et de sa délivrance à elle !… Oh ! la colère inénarrable de Catherine, qui se voyait jouée, déçue, humiliée !…

« On ne reste pas dans une ville après un éclat pareil », s’écriait-elle ; et, tout de suite, de sa voix péremptoire, elle avait annoncé à son entourage qu’elle irait à l’étranger, à Vienne. Dresde, peu lui importait !… mais ne rentrerait à Lublin que Marylka mariée !

« Mariée ! avec qui donc ? s’étaient écriés Rose et le cousin Boleslas stupéfaits.

— Eh ! mais, avec le major, naturellement ! Je viens de lui parler, il consent !… »

Au milieu de ce nouvel imbroglio, Voytek avait surgi comme un sauveur, et il n’avait fallu entre Marylka et lui que l’échange d’un regard pour comprendre que toutes les barrières qui les séparaient autrefois étaient tombées désormais.

Comment une alliance offensive et défensive contre Catherine s’était-elle formée en leur faveur parmi les familiers de la maison, y compris Rose et même Kanounia ? Comment s’était-elle vu brusquement emporter, entre Voytek et le cousin Boleslas, dans un coupé filant à toute vapeur vers Konopka et ses steppes chéries ?… C’est ce qu’elle n’aurait pu dire, et tout cela lui apparaissait comme un rêve.

Elle avait tourné vers le jeune homme son visage ému, et, répondant à sa question :

« Si, si, dit-elle en baissant la voix, je vous avais bien deviné… »

Mais des larmes obscurcissaient ses yeux, car elle songeait qu’il s’en était fallu de si peu pour qu’ils fussent séparés à tout jamais !…

Doucement, alors, il la prit dans ses bras, et, avec des paroles tendres, il cherchait à l’apaiser comme un petit enfant.

Devant eux, la maison blanche de Konopka apparaissait lumineuse parmi les peupliers et l’enchevêtrement des vignes folles.

Konopka !… le cher domaine dont, par un contrat signé avec Alexandrowicz, Voytek serait bientôt l’unique gérant, tandis que l’Arménien retournerait en Bukovine, où il emmènerait sa famille.

Des ombres affairées passaient et repassaient derrière les vitres de la maison. Dans la salle à manger, Natalka donnait des ordres pour le souper, ou bien interpellait Madia, qui, triomphante, promenait dans ses bras un bébé de quelques mois.

« Voyez votre fils, maman ! Il rit ! il veut parler ! est-il gentil !

— Oui, oui, c’est un trésor,… mais donne-le à Niania et va voir si Voytek et Marylka sont rentrés. »

Sur le seuil, Alexandrowicz venait d’apparaître, poudreux et couvert de sueur.

« Les voilà, les voilà, nos fiancés ! s’écria-t-il. Ils traversent la pelouse et s’attardent en vrais amoureux ! »

Sur ces faces calmes, tout absorbées par le labeur quotidien, aucune trace de la rancune ancienne ne semblait avoir subsisté. Marylka n’avait-elle point, du reste, terrassé son orgueil et compris que les puérilités mesquines humilient une âme bien trempée !

Sur la table gisait une lettre ouverte.

« Des nouvelles ? demanda l’Arménien, tout en crayonnant dans un petit registre.

— Oui, j’oubliais… C’est Rose qui écrit. Il paraît que Catherine se remet difficilement de sa déconvenue et devient chaque jour plus irritable. Thadée n’a pas réussi à quitter le régiment… et on l’exile dans l’extrême Nord, à cause du scandale,… et puis… c’est cette petite juive,… Lia,… il me semble,… vous vous souvenez ?… eh bien… elle est morte, la pauvre,… morte de phtisie… ou de chagrin,… on ne sait !…

— Ah ! » fit seulement Alexandrowicz, tout en continuant à tracer des chiffres dans son carnet. Puis, se tournant vers Madia :

« Sais-tu si Samuel est venu voir la jument ?

— Oui, père, il la trouve belle, sans une tare ; il reviendra demain. »

La vie routinière continuait, implacable, sans être seulement effleurée par ces événements qui avaient bouleversé tant d’existences.

Là-bas, vers l’Orient, Ladislas, le rêveur, l’utopiste enthousiaste, sommeillait dans le petit cimetière de la steppe… tandis qu’à l’Occident, abritée sous une pierre verticale, gravée de signes hébraïques, Lia, assise dans son étroite bière, attendait, elle aussi, loin du torrent des passions humaines, l’heure du jugement.


fin.