Librairie Hachette (p. 170-185).
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xii



I l y avait grande fête ce soir au casino de Naleczow, une petite station d’eaux ferrugineuses où chaque été l’élite de la société du pays se donnait rendez-vous. La jolie salle aux parois vernissées, aux piliers frustes fleurant bon le sapin et tout décorés de verdure, était bondée de baigneurs. Une lumière étincelante allumait çà et là les diamants dans les chevelures, se jouait sur les belles épaules nues ou dans le chatoiement des étoffes qui tourbillonnaient.

Blanche comme un lis, pareille à une jeune reine triomphante, Marylka passait entre les groupes charmés de ces hommes et de ces femmes élégantes, dans le frisson de tulle de sa robe légère. Autour d’elle montait un encens de paroles douces dont le rythme la berçait comme un murmure d’amour.

« C’est une déesse », murmurait Thadée, un éclair d’orgueil au fond des yeux. Et il s’attachait à ses pas, ne désertant ses côtés que lorsqu’il y était contraint par l’exigence des autres danseurs ; alors il venait s’asseoir auprès des deux vieilles demoiselles, toutes pâmées, elles aussi, d’une fierté sans pareille.

« Eh bien, disait Catherine rayonnante, est-ce toujours la petite Marylka dont vous avez jadis voulu me voler le portrait ?…

— Oh, tante Kate ! — il l’appelait familièrement ainsi depuis quelque temps, — oui,… toujours ! toujours !… avec la grâce, le charme !… la magie de ses dix-huit ans en plus ! Et savez-vous ce que me disait tout à l’heure mon aïeule si difficile, vous le savez, quand je la ramenais à sa voiture ?…

« — Mais c’est une duchesse, cette petite fille des steppes !… »

Catherine rougit de plaisir. L’opinion de la vieille dame était pour elle d’une grande importance.

À ce moment Marylka parut, ramenée par un cavalier. Son visage était légèrement troublé, et elle dit très vite :

« Devinez qui je viens de voir ?… Voytek !

— Eh bien, quoi d’étonnant, mon cœur ? N’est-il pas proche voisin, lui aussi ?

— C’est qu’il y a si longtemps que nous ne l’avons vu, murmura-t-elle.

— Bah ! mon cousin a toujours été un sauvage », dit Thadée en cherchant à attirer la jeune fille dans le cercle de la danse.

Mais elle résistait. « Non vraiment, elle se sentait lasse un peu… », et de fait une ombre légère avait comme assombri son front. Puis, se ravisant tout à coup :

« Si vous me donniez plutôt votre bras pour faire un tour de galerie, on étouffe ici !

— Vous savez bien que je suis à vos ordres… toujours… » Et, comme Catherine acquiesçait d’un signe, elle posa légèrement sa petite main sur la manche de drap fin de l’officier, et tous les deux disparurent à travers l’élégante cohue.

Un impérieux désir de retrouver Voytek remplissait le cœur de Marylka. Ainsi il était là… à quelques pas d’elle ; et il la fuyait. Il lui en voulait donc bien !… Une fièvre faisait battre ses artères, et c’était elle maintenant qui entraînait Thadée, furetant à droite et à gauche parmi ces groupes serrés d’hommes qui s’écartaient sur son passage. Tout à coup elle tressaillit : là-bas, dans cette galerie, accoudé à un balcon qui dominait la campagne,… c’était lui !… Avec une décision dont l’officier subit le contre-coup elle marcha droit à Voytek.

« Bonsoir ! »

Il releva brusquement la tête, la vit au bras de Thadée et pâlit.

Encore… toujours cette vision obsédante !

C’était pourtant de son propre gré et pour obéir à un secret désir de la contempler, ne fût-ce que de loin, qu’il était venu à ce bal !… de quoi se plaignait-il alors ?… Chaque jour ne lui avait-il pas impitoyablement apporté l’écho de ses succès !… les relations suivies qui s’étaient établies entre le château et le cottage habité par ses tantes, et surtout ces vagues rumeurs de mariage qui l’avaient si fort bouleversé ? Il était venu pourtant !… Mais à présent qu’elle arrivait à lui, dans tout l’éclat de sa beauté rayonnante, appuyée au bras de cet autre,… il eût voulu être à cent pieds sous terre, et il maudissait sa lâcheté.

« Bonsoir. » Ces deux syllabes si douces résonnaient sur son cœur comme deux notes troublantes.

Très vite elle avait lâché le bras de son cavalier.

« Merci, lieutenant,… il fait bon ici, je ne veux pas abuser. Monsieur votre cousin me ramènera, n’est-ce pas ? » ajouta-elle en se tournant vers Voytek.

Désappointé, mais se soumettant, Thadée s’était incliné et avait disparu ; et maintenant ils étaient seuls tous les deux, enveloppés dans cette nuit divine, et il osait, à la faveur de l’ombre qui l’abritait, s’enivrer à longs traits de sa beauté. Il ne vit pas cependant qu’elle était pâle,… que ses lèvres tremblaient…

« Écoutez-moi, dit-elle très vite, l’autre jour nous nous sommes mal quittés,… j’espérais vous revoir,… pourquoi n’êtes-vous pas revenu ?… je vous aurais dit…, expliqué… C’était un enfantillage de ma part, un entêtement absurde, et, à présent que j’y pense,… j’ai honte. Mais je veux tout vous dire… »

Et, sans lui donner le temps de répliquer, elle se mit à lui narrer rapidement toute son aventure : la juive,… le cimetière… sa terreur d’y être enfermée, et puis la rencontre de l’officier, dont elle tut le nom par discrétion. « Quand vous m’avez interrogée, dit-elle, vous paraissiez si irrité, votre voix était si acerbe, si autoritaire, que cela m’a froissée, je l’avoue… et je me suis révoltée comme lorsque j’étais petite fille,… vous vous souvenez ? Le lendemain… j’ai eu des remords,… j’espérais vous revoir,… vous parler,… mais vous n’êtes pas venu !… et on m’a dit que vous étiez parti. Aujourd’hui, quand je vous ai aperçu, j’ai voulu à tout prix m’expliquer avec vous… et vous dire que… si je vous ai fait de la peine,… je vous en demande pardon !… »

Doucement elle lui tendait sa petite main. Mais il ne la prit pas. Une barrière de pierre semblait s’être élevée entre les paroles qui venaient de ses lèvres à elle, et son cœur à lui : il l’écoutait froidement, ironiquement presque. Que signifiaient ces histoires ; pourquoi jugeait-elle nécessaire de lui donner tous ces détails dont il ne croyait pas un mot. Oh ! c’était bien inventé et fort romanesque, à coup sûr ! Thadée avait évidemment collaboré à cette petite combinaison. Le prenait-on pour un sot ? Un petit rire nerveux le secoua.

« C’est très intéressant tout ce que vous m’avez raconté là, dit-il, mais à quoi bon revenir là-dessus ? il y a si longtemps que ces choses se sont passées, et depuis nous avons été occupés tous les deux si différemment ! »

Elle le regardait hébétée, sans bien comprendre.

« Alors… vous ne m’en voulez pas ? balbutia-t-elle.

— Moi !… mais pas du tout ; pour quoi faire ?… »

Et il rit encore une fois, de ce mauvais rire un peu saccadé ; puis, saisissant la main qu’elle lui tendait toujours, il la serra dans la sienne ; et elle eut l’impression d’un étau glacé qui emprisonnait ses doigts. Dans son gosier étranglé les paroles s’arrêtèrent. Tant de choses lui restaient à dire encore,… son ardeur au travail, car elle s’était mise à faire des traductions d’anglais, ses projets pour l’hiver,… mais elle sentait bien que tout cela ne l’intéressait plus. Quelque chose était mort entre eux, qui jamais ne renaîtrait plus.

Une troupe de danseurs fit une brusque irruption sur la galerie, venant à cor et à cri réclamer celle qu’on nommait déjà la reine du bal. Quand la foule se fut retirée, emmenant presque de force la jeune fille, et que Voytek se retrouva seul dans la nuit, il lui sembla que toute la vie s’était retirée de lui, et longtemps il revit comme en un rêve les douces prunelles claires, lumineuses comme des étoiles, et il entendit chanter à son oreille la voix si vibrante et si chère en dépit de ses mensonges.

Pourquoi était-elle venue ? par pitié sans doute ! par un reste d’amitié pour celui qui avait été son camarade autrefois. Mais il sentait bien qu’aucun effort, aucune lutte désormais ne la rapprocherait plus jamais de lui, qu’elle était engagée dans une voie fatale dont il était incapable de l’arracher et qu’ils avaient passé tous les deux à côté du bonheur.

C’est en vain que, ce soir-là, Marylka guetta sa rentrée dans le bal ; alors, le cœur lacéré par cette inexplicable froideur, elle continua à tourner automatiquement sous le lustre de la salle, gardant aux lèvres un sourire figé, et répondant çà et là, par de courtes exclamations dédaigneuses, aux compliments excessifs que lui débitaient ses danseurs… L’orchestre jouait une valse passionnée de Strauss ; l’officier, qui avait erré pendant quelque temps dans le hall, apercevant Marylka, fendit brusquement la foule et, après lui avoir fait faire quelques tours dans la salle, l’entraîna dans un boudoir, désert à cette heure.

« Si nous nous reposions ? » dit-il.

D’un air indifférent, Marylka inspecta la petite pièce, puis, apercevant un miroir, elle s’en approcha pour rajuster les fleurs de sa chevelure. Lui, sans parler, la contemplait.

« Que vous êtes belle !… » murmura-t-il doucement.

Elle fronça le sourcil.

« Ne pourrez-vous donc jamais me parler sans m’accabler de ces fades compliments ?

— Oh ! s’écria-t-il avec impétuosité,… si vous vouliez m’écouter, j’aurais bien autre chose à vous dire !

— Dites très vite, alors, fit-elle d’un petit air impertinent, car je suis pressée,… ce bal me fatigue ; je voudrais m’en aller… »

Il s’était approché d’elle, avait saisi ses deux mains, et d’une voix que l’émotion faisait trembler :

« Vous n’avez donc pas deviné que je vous aime comme un fou, Marylka ! »

Vivement elle s’était reculée :

« Et Lia ? demanda-t-elle, moqueuse, en le dévisageant.

— Lia ? répéta-t-il, pâlissant un peu.

— Oui,… Lia, la jolie juive,… celle avec qui vous vous promenez le soir, sur la route du cimetière de Lublin. »

Il avait eu maintenant le temps de se remettre :

« Ah ! cette fille s’appelle Lia, je l’ignorais !… Oui, en effet, la malheureuse est venue un soir au camp me trouver ; elle est, paraît-il, fort éprise d’un de mes sous-lieutenants, et m’a raconté que son père veut à toute force lui faire épouser un de ses coreligionnaires, jeune talmudiste… » Il souriait maintenant, complètement rassuré. « Mais qui donc a pu vous dire tout cela ?

— Que vous importe !

— Ah ! Panna Marya !… vous m’espionnez !… prenez garde, je croirai que vous êtes jalouse !… Mais vous aurez beau me tendre des pièges, allez !… je vous défie de trouver gravé au fond de mon cœur un autre nom que le vôtre !… et cela depuis si longtemps déjà ! depuis ce jour… où, pour la première fois, je vous ai aperçue sur cette véranda, avec votre petite robe de toile bleue au col marin et vos longues tresses flottantes !… Vous souvenez-vous ? Nous avons dansé l’oberek ensuite… et je vous ai suppliée de venir un jour à Lublin… Il me semble que tout cela s’est passé hier… Eh bien, aujourd’hui que vous êtes enfin venue parmi nous, ne récompenserez-vous pas ma longue fidélité,… ne me donnerez-vous pas un peu d’espoir ? »

Un froid subit avait envahi le cœur de la jeune fille, elle jeta à l’officier un regard de terreur. Certes elle n’avait aucun motif pour douter de ses paroles, mais cette déclaration inattendue la remplissait d’angoisse.

« Je vous en supplie, balbutia-t-elle, ne me parlez pas ainsi, laissez-moi,… ramenez-moi à mes tantes… »

Mais lui, tenace, s’attachait à elle.

« Pourquoi me repoussez-vous ?… que vous ai-je fait ?… Dites au contraire que je puis espérer,… que vous serez à moi…

— Non, non !… jamais de la vie !… Mais c’est impossible ! » s’écria-t-elle en s’arrachant à son étreinte, et des larmes jaillissaient de ses yeux. Cette obsession l’irritait à la fin !

Un couple de danseurs approchait, elle respira ; posant alors sa main sur le bras de l’officier, elle lui dit à haute voix :

« Voici la valse finie… Voulez-vous me ramener à ma place ? »

Lorsque Catherine aperçut le jeune homme, elle fut frappée de l’altération de ses traits.

« Que se passe-t-il ? » fit-elle le sourcil froncé, et puis, répondant à la jeune fille qui la suppliait de quitter le bal : « Ah ! par exemple, rentrer avant le cotillon, c’est une absurdité !…

— Restez si vous voulez, ma tante, quant à moi, je suis décidée à ne plus danser. »

Il y avait dans sa voix une telle nuance de fermeté, que l’autoritaire demoiselle, toute désarmée, fut obligée de reconnaître son sang, — et céda. Thadée s’était mordu les lèvres, et, comme il reconduisait ces dames à leur voiture :

« Rassurez-vous, lui glissa Catherine à l’oreille, ce ne peut être qu’une boutade, je connais ça… »

Mais, seules enfin au logis, elle apostropha sa nièce :

« Prenez garde, ma belle,… la coquetterie est une arme à deux tranchants, elle ne réussit pas avec tous les hommes !

— De la coquetterie ! moi ! » Marylka avait bondi. « C’est un peu fort !… et pourquoi, je vous prie ?

— Voyons, vous ne prétendez pas ignorer que Thadée est amoureux de vous !… Or, comme c’est un des plus beaux partis du pays, il serait maladroit, pour un caprice d’enfant gâtée, de manquer un pareil mariage !…

— Mais, ma tante, vous oubliez que M. Radowski est militaire ; jamais mon père ne m’aurait permis d’épouser un officier servant dans l’armée russe !

— Croyez-vous ?… Eh bien ! mais le remède est tout simple : on donne sa démission !

— Oh ! voulez-vous dire que Thadée, qui adore son métier, pourrait quitter l’armée à cause de moi !…

— Ce serait en effet une fameuse victoire ! Mais un homme amoureux, ma chère, est capable de tout !

— Amoureux sérieusement, lui… un homme si léger !… Parlez-moi d’un caprice, à la bonne heure !

— Si, si, amoureux !… et au point que tout le monde en cause autour de nous… et que déjà même on vient me féliciter. »

Marylka eut une exclamation étonnée :

« Vous féliciter !… » murmura-t-elle abasourdie, et elle s’enfuit dans sa chambre sans vouloir en entendre davantage.