Librairie Hachette (p. 186-196).
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xviii



T hadée avait pris l’habitude de venir chaque matin saluer ces dames, à Naleczow, mais le lendemain du bal il ne parut pas.

« Il boude », se dit Catherine qui ne pouvait oublier l’air dépité du jeune homme, et toute la journée elle fit froide mine à sa nièce. Enfin, vers le soir, tandis qu’assise près de la table où chantait le samovar, la vieille demoiselle, sa cigarette entre les doigts, confiait à sa sœur ses craintes et son irritation, une calèche s’arrêta devant le cottage.

« Madame la maréchale ! s’écria Kanounia tout effarée, car elle aussi était au courant de ce qui se passait.

— Eh bien, quoi, sotte ? Ne fais pas tant d’histoires et va la recevoir. »

Mais Catherine n’était pas moins agitée que sa suivante : il devait se passer quelque chose de grave si Wanda, de santé si délicate, et qui ne sortait jamais le soir, venait à pareille heure.

« Mes bonnes chéries ! » s’écria la maréchale en se jetant avec effusion au cou de ses deux amies.

C’était une femme d’apparence très mignonne ; elle avait les traits d’une mobilité extraordinaire, et dans ses yeux pâles se lisait une expression d’inquiétude perpétuelle.

« Marylka n’est pas ici ? ajouta-t-elle vivement, ah ! tant mieux !… c’est que j’ai à vous parler en particulier,… il s’agit de ce bal… Mon pauvre Thadée en est revenu si sombre… Il n’a pas voulu me dire ce qui s’est passé entre eux deux… Mais, je le devine, elle l’aura découragé… Du reste il l’accuse d’être si froide, si changée depuis quelque temps… Mon Dieu, il n’y a là peut-être qu’un caprice de jeune fille, mais il faut si peu de chose pour contrarier les hommes,… une paille suffit quelquefois dans leur chemin. Toute la journée j’ai réfléchi… et je me suis demandé… Ah ! mes bonnes amies, vous allez dire que je suis folle ! mais vous savez comme je vous parle toujours à cœur ouvert ; je me suis demandé si une personne malintentionnée n’aurait peut-être pas rapporté à la chère enfant quelque vétille exagérée sur mon fils. Oh ! je n’ignore pas que le pauvre garçon a des peccadilles à se reprocher, mais on ne sait pas les tentations auxquelles est exposé un jeune homme dans cette abominable vie de garnison ! »

Tout en parlant, la maréchale scrutait avec anxiété le visage des deux vieilles filles. Pouvait-elle leur dire les angoisses qui l’avaient déchirée depuis quelques jours et la découverte dans la chambre de son fils, où elle avait l’habitude de fureter, de certain billet portant le timbre de Lublin, et dont les simples lignes sans signature aucune l’avaient tellement effarée ? Et quand elle avait interrogé l’officier à ce sujet, il s’était violemment emporté, lui reprochant de fouiller dans sa vie privée !… Alors, elle, faible comme toujours, s’était tue, mais elle était restée sous le coup d’une menace de malheur. « Il me serait si dur, continua-t-elle en donnant cette fois un libre cours à ses larmes, de renoncer à la joie de nommer cette chère enfant ma fille, — et je n’ai d’espoir qu’en elle pour arracher Thadée à la vie militaire ! »

Catherine se taisait. L’attitude de Marylka hier soir ne l’avait que médiocrement rassurée.

« Écoutez-moi, Wanda, dit-elle tout à coup, il faut que vous causiez vous-même avec ma nièce ; c’est une enfant exaltée, imbue d’idées un peu excentriques, mais elle a du cœur. Prenez-la par les sentiments, et j’ai idée que vous seule en viendrez à bout !… Prétextez un voyage de ces messieurs… et demandez-la-moi un après-midi… »

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Il était neuf heures du soir quand Marylka, ramenée par Catherine, quittait enfin le château, tandis qu’une grosse pluie d’orage ruisselait mélancoliquement le long des vitres de la voiture.

Blotties chacune dans leur coin, elles ne se parlaient pas, et Marylka écoutait oppressée les battements de son cœur. De temps en temps elle sentait peser sur son front le regard interrogateur de sa tante ; alors un frisson d’impatience la prenait, et il lui semblait que les mailles du réseau qui l’enveloppait depuis la veille se resserraient de plus en plus.

C’était dans le boudoir intime de la maréchale qu’elle avait été reçue, une petite pièce encombrée de bibelots et de jolis meubles, tous choisis par Thadée. Les murailles étaient tendues de jolie soie fleurie, un parfum subtil flottait dans l’air, et elle revoyait, parmi les floraisons odorantes et tout à côté d’un guéridon bas où étaient assemblés les derniers romans de la saison, la maréchale en déshabillé somptueux, accoudée sur sa chaise longue. Oh ! la voix tour à tour doucereuse et suppliante, les éclairs inquiétants de ses prunelles claires et les chatteries, les compliments même dont elle avait été accablée. Et tandis que la maréchale lui disait l’amour,… l’adoration de son fils,… elle, Marylka, toute froide, demeurait silencieuse.

« Savez-vous bien, ma mignonne, que vous êtes l’unique femme au monde pour laquelle il renoncerait à cette carrière militaire, notre cauchemar à son père et à moi ! Comprenez-vous maintenant l’empire que vous avez sur lui ? et comment le bonheur de trois personnes est entre ces petites mains-là !… Ah, Marylka ! cette œuvre de charité,… de patriotisme,… de dévouement… ne la tenterez-vous pas ?… »

Puis, changeant de tactique, elle avait rappelé à la jeune fille la lettre affolée écrite par elle deux ans auparavant, lors de la maladie et du désastre de son père, et elle revenait avec une insistance perfide sur l’empressement qu’avait mis Thadée à accourir à son appel.

« Il était fou, ce jour-là !… jamais le train ne l’amènerait assez vite en Podolie !… et à son retour ! avec quel enthousiasme il nous parlait de vous, ma mignonne,… et de votre cher père dont l’accueil l’avait si profondément touché !…

— Oui, murmurait Marylka, plus émue qu’elle ne prétendait le paraître, je n’oublierai jamais combien M. Thadée a été bon pour nous alors… » Mais elle en voulait à la maréchale de chercher à l’attendrir par ces souvenirs-là ; elle comprenait qu’en échange des consolations apportées aux derniers moments de son père on lui demandait de rendre aujourd’hui un fils à ses parents… À la fin, vaincue par une crise de larmes de la maréchale, elle avait promis de réfléchir…

Cette nuit-là, dans le silence de sa petite chambre, les yeux tout grands ouverts, sondant l’obscurité, elle réfléchissait…, Thadée était-il bien le compagnon qu’elle aurait choisi ?… Et, à cette pensée, son cœur se serrait !… Mais puisqu’on ne choisit pas,… les femmes du moins !… Il était affectueux, gai,… plaisait à toute sa famille. M. Ladislas lui-même l’avait trouvé charmant… Pourquoi, mon Dieu ! ce mariage, qui eût rendu joyeuses tant de jeunes filles, excitait-il en elle si peu d’enthousiasme ?… Et puis elle se raisonnait… Pour une fille sans fortune comme elle, c’était un parti inespéré… « Il est certain, pensait-elle, que, si je refuse, la vie avec tante Catherine ne sera plus tolérable. Comme ce serait bon de demander conseil à quelqu’un maintenant ! » Mais c’est en vain qu’elle passait en revue tous les gens qu’elle connaissait. Ah ! si Voytek était encore son ami ! et, à l’évocation de ce nom, sa gorge s’étrangla, ses lèvres eurent un pli amer, et elle enfouit sa tête dans l’oreiller, incapable de penser à autre chose qu’à cette peine inouïe qu’il lui avait faite l’autre jour, alors qu’elle venait si ingénûment à lui… « Oh ! mon Dieu, je suis donc toute seule !… toute seule », balbutiait-elle.

Quand elle ouvrit ses yeux à l’aube, elle aperçut Rose penchée sur elle qui la regardait.

« Oh ! ma tante !… si vous saviez ! la maréchale m’a demandé d’épouser son fils !

— Et que lui avez-vous répondu, ma chérie ?

— Mais rien,… rien encore ; … c’est terrible de prendre une décision pareille !

— Thadée est un beau parti !

— Oh ! je sais.

— Et, s’il veut donner sa démission, il n’y a vraiment plus rien à dire…

— Non, rien…

— Et alors, ma mignonne, je suppose que vous direz oui ?

— Je suppose…

— Je voudrais vous voir dire cela avec plus d’entrain.

— Moi aussi !… La vérité, tante Rose, c’est que je ne l’aime pas assez pour dire oui… et trop pour dire non !… et que je me casse la tête pour trouver un bon motif de refus ; … mais c’est plus fort que moi !… » Et elle éclata en sanglots.

Tout émue, Rose n’insistait plus, devinant le combat qui se livrait dans ce jeune cœur.

À la fin, Marylka releva la tête. « Croyez-vous, dit-elle avec anxiété, que ce mariage aurait fait plaisir à mon père ?

— Au dire de votre mère,… oui ; … je tâcherai de retrouver la lettre où justement elle y fait allusion. »

La jeune fille poussa un profond soupir, mais, pendant la semaine qui suivit, elle restait encore indécise, à la grande irritation de Catherine. À la fin, la vieille demoiselle, énervée de cet état de choses, dut écrire sans doute à sa belle-sœur Nathalie, car, peu de jours après, elle tendait à Marylka un billet plié en quatre.

« Tenez, lisez ceci, c’est une lettre de votre mère, arrivée à l’instant ; vous verrez que feu Ladislas rêvait pour vous ce mariage : ce serait, disait-il, le meilleur moyen d’acquitter sa dette !… Mais il n’osait espérer la réalisation d’une telle chimère… »

Marylka s’était jetée sur la lettre et la dévorait. Longtemps elle resta abîmée dans sa lecture, longtemps elle essaya de retenir les larmes pressées qui s’amassaient sous ses paupières.

« Et si je refusais ? demanda-t-elle enfin d’une voix troublée.

— Je vous tiendrais pour folle !… dit Catherine, et je me dirais que vous avez eu grand tort de quitter l’égide maternelle.

— Fi ! ma sœur » ! s’écria Rose, blessée d’une pareille dureté.

Mais Marylka l’avait interrompue, et doucement :

« Rassurez-vous, ma tante, dit-elle résolument, vous pouvez dire à Thadée qu’il vienne… Mon père avait raison, ce sera le meilleur moyen d’acquitter sa dette ! »