Librairie Hachette (p. 123-131).
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L e salon des demoiselles Bielska était fort recherché à Lublin ; on y recevait, de trois heures de l’après-midi à minuit, tout le long de l’année, ce que la société du pays avait de plus distingué. Ce terrain neutre où l’on pouvait aller et venir à toute heure avait une grande attraction. On s’y donnait rendez-vous, on y discutait d’affaires intimes, et c’est là que s’étaient faits ou défaits, sous la haute présidence de Mlle Catherine, la plupart des mariages du pays. Les travers des deux vieilles filles excitaient bien un peu les railleries ; on s’amusait de leur cour de vieux attentifs, cependant l’on était flatté d’être admis dans leur cercle.

Un soir, tandis que Marylka, blottie dans un grand fauteuil, ne prêtait qu’une vague attention à ce qui se disait autour d’elle, un nom, crié à haute voix par le valet de chambre, lui fit faire un soubresaut :

« M. Voytek Radowski ! »

Et elle vit en effet un grand jeune homme traverser le salon et aller saluer les maîtresses de maison.

Voylek !… était-ce possible ! son ami d’autrefois, son camarade de Konopka !… Celui qui l’avait si tendrement aidée à soigner son père !… Et il lui sembla qu’une bouffée de ses chères plaines venait la frapper en plein visage et rafraîchir son cœur. Joyeuse elle s’était élancée à sa rencontre, une flamme dans les yeux, le visage tout illuminé, les mains tendues.

« Vous !… s’était-il écrié à son tour, tandis qu’il la considérait interdit.

— Oui ! oui ! moi,… la petite Marylka, la même que vous avez grondée si souvent là-bas… » Et elle riait sans chercher à déguiser sa joie.

Lui ne pouvait détacher d’elle ses regards. Comme elle était changée, grandie, embellie surtout !…

« Me reconnaissez-vous encore ? » demandait-elle malicieusement, amusée de son étonnement.

Elle aussi l’observait à son tour, remarquant combien il était plus élégant, plus homme du monde qu’autrefois.

Il portait sa barbe taillée en pointe maintenant, et ses cheveux bruns, légèrement ondés, mettaient sur son front une ombre de mélancolie. Il avait toujours le regard sérieux, la bouche fière, surmontée de fines moustaches et cette expression de bonté qui le caractérisait.

« Si je vous reconnais ! murmurait-il : aurais-je jamais pu vous oublier !… Mais je m’attendais si peu à vous voir ici !… Quand donc êtes-vous arrivée ?

— Il y a à peine huit jours…

— Et vous resterez longtemps ? »

Elle parut hésiter un peu, puis, devenant subitement sérieuse :

« Oh, très très longtemps, je pense. »

Il la regarda surpris.

Comment ! ce n’était pas une simple visite qu’elle faisait !

« J’ai quitté Konopka pour toujours », dit-elle à voix basse, et il vit qu’elle avait les yeux gonflés de larmes. « Ma mère s’est… remariée… avec Alexandrowicz… Vous le savez peut-être ?

— En effet, je l’ai appris par les journaux…

— Je ne pouvais pas vivre avec eux !… »

Et tout de suite, d’une voix entrecoupée, elle lui conta tout ce qui s’était passé, et son coup de tête final. À mesure qu’elle parlait, sa voix s’exaltait, devenait vibrante. Quand elle arriva à la scène avec l’Arménien, sa surexcitation était à son comble.

Lui l’écoutait, douloureusement ému, retrouvant, malgré les deux années écoulées, l’enfant rebelle et passionnée d’autrefois, que l’amour paternel était seul parvenu à dompter.

Toujours la même !… Pauvre petite Marylka !… songeait-il en l’enveloppant d’un regard de tendre compassion… Que de dures expériences la vie lui ménageait encore avec cette nature impressionnable, toute de prime-saut !

« Pourquoi me regardez-vous ainsi sans me parler ? lui demanda-t-elle ; trouvez-vous que j’aie mal fait ? »

Il hésita un instant :

« Vous voulez que je sois franc ?… Eh bien, oui,… en dépit des froissements, des humiliations, au risque de ne pas vous avoir là auprès de moi, ce qui me cause pourtant une si grande joie, je préférerais vous savoir encore chez votre mère, dans ce milieu sain, champêtre, où vous avez grandi ; tandis qu’ici… » Il fronça le sourcil. « Oh !… je comprends si bien vos colères, vos révoltes, votre jalousie même, mais si vous aviez pu à la longue… vous résigner…

— Alors, vous me blâmez ?… dit-elle d’une voix sombre ; et cette pensée lui était insupportable.

— C’est qu’il me semble que vous aviez encore une si belle tâche à remplir auprès des paysans !…

— Vous ne savez donc pas, au contraire, comment cet homme les accaparait !… J’aurais dû m’humilier à chaque instant ! » Elle avait la gorge serrée. « Enfin, c’est fait, ajouta-t-elle avec impatience, et je suis décidée à travailler ici !… »

Il la regarda très étonné :

« Travailler ? »

Peut-être avait-il devant les yeux la fugitive vision des Mémoires toujours avortés.

« Oh ! dit-elle vexée, vous êtes comme tous les autres,… vous vous moquez de moi !… Me croyez-vous donc incapable de persévérance !

— C’est que je sais si bien qu’on ne vous le permettra jamais, dit-il doucement. Savez-vous que si je ne vous avais pas rencontrée ici, je serais peut-être allé vous surprendre cet été à Konopka, après les moissons. — Il y avait dans sa voix une nuance de tristesse qui étonna la jeune fille. — Depuis bien longtemps déjà, je caressais ce projet. J’aurais été si heureux de revoir avec vous ces plaines,… ces forêts… et surtout les belles rives du Dniester. Mais vous voilà, dit-il en s’efforçant de sourire, et mon voyage est inutile… »

Elle rougit comme si elle devinait une secrète intention dans ses paroles.

Un silence gênant s’était fait entre eux.

« Au moins, vous verrai-je souvent ici ? » demanda-t-elle en lui tendant spontanément sa petite main.

Il fut touché de l’expression anxieuse de son regard.

« Aussi souvent qu’il me sera possible, murmura-t-il. Mon oncle m’a nommé administrateur de tous ses biens dans le district,… je suis indépendant maintenant, et presque votre voisin.

— Vraiment ! » Son visage était illuminé et elle battit des mains.

Oh oui ! elle était bien toujours la petite Marylka, impétueuse et tendre tout ensemble, celle qui avait tant troublé son cœur jadis !… Oh ! les souffrances endurées après le départ de Konopka, les efforts qu’il avait dû faire pour chasser cette obsédante image… et voilà que ce soir, d’un regard, d’une parole, elle le reprenait…

La voix un peu cassante de Catherine, jugeant sans doute que ce tête-à-tête avait assez duré, les rappela à la réalité.

« Approchez-vous donc, cher monsieur, et donnez-nous des nouvelles de votre cousin Thadée. On dit que son régiment passera bientôt par Lublin, à cause des grandes manœuvres d’Ivangorod. »

Ce soir-là, quand le dernier convive se fut retiré, Catherine, ayant baisé sa nièce sur le front :

« Il faut avouer, ma chérie, que vous êtes une singulière créature : Il y a huit jours à peine vous lancez en plein salon une profession de foi déclarant que vous détestez les jeunes gens !… et le premier qui fait ici son apparition, vous vous jetez à son cou ! Il faudra vous défaire de ces façons impétueuses… Je sais bien que ce jeune homme est fort honorable et ancien ami de notre famille… En tout cas il est sans fortune, ce n’est pas un parti ; et je tenais à vous le dire tout de suite pour qu’il n’y ait pas d’erreur là-dessus plus tard… Et maintenant allez dormir, n’est-ce pas ? et faites de beaux rêves. »