Librairie Hachette (p. 106-122).
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L a main sur le bouton de la porte, écartant discrètement de l’autre l’étoffe flottante qui servait de portière, Marylka, très mince dans son long vêtement de soie de Chine, s’était arrêtée sur le seuil du salon encombré de visiteurs, et, allongeant le cou, elle cherchait, parmi cette foule de têtes indifférentes, à apercevoir les figures si caractéristiques de ses tantes.

Là, à gauche, dans ce fauteuil, toute pomponnée et empanachée de rubans clairs et de dentelles, fraîche encore et souriante sous ses cheveux légèrement poudrés, c’est la tante Rose. Plus loin, tout près de la fenêtre, très droite dans son corsage baleiné à la mode d’autrefois, l’œil perçant, le nez aquilin, la voix très autoritaire, tante Catherine pérorait, fort écoutée, une cigarette allumée entre les doigts. Et pendant un instant elle considéra ce salon sans air, tout grouillant de monde, où s’agitaient journellement tant d’intérêts puérils. Oh ! la steppe !… le grand soleil ! le vent qui s’engouffre dans les sapins avec des soupirs doux et tristes comme des chansons !…

Tout à coup un cri simultané sortit de deux poitrines :

« Marylka ! »

Et les deux tantes, mues comme par le même ressort, se redressèrent en agitant les bras.

« Mais c’est bien elle !… Comment est-elle arrivée ? On n’a pas entendu la voiture ! Ta lettre vient seulement de nous parvenir.

— Approche donc, qu’on te regarde !…

— A-t-elle grandi !… C’est qu’elle est très jolie, et quels yeux, quels cheveux !…

— Viens donc que je t’embrasse !

— Dire que nous l’avons eue ici toute petite, elle avait six ans peut-être !…

— Vous souvenez-vous, Rose, quand nous l’avons emmenée, un soir, au théâtre, et qu’elle a fait le signe de la croix au moment où la toile se levait !

— Et puis, cet autre jour où elle est accourue au salon pour nous dire que Kanounia était de très mauvaise humeur et que ce serait bien agréable de se quereller avec elle !

— Elle était bien gentille !… Mais elle n’a pas changé ! »

Après les premières effusions, on la présenta aux dames de la société.

« Chère amie, la fille de feu mon frère Ladislas. »

Avec beaucoup d’aisance, la jeune fille faisait un gracieux plongeon, ne baisant la main qu’aux femmes âgées.

« Ah ! charmée ! charmée ; et Mme Ladislas se porte bien ?

— Pardon, chère, c’est Mme Alexandrowicz que vous voulez dire. Vous ne savez donc pas que Nathalie a fait la sott…, enfin qu’elle s’est remariée ?

— Vraiment !… j’ignorais…

— Oui,… on vous contera ça,… c’est tout une histoire.

— Comme cette enfant ressemble à son père !

— Peut-être, mais elle a le menton et la bouche de Nathalie.

— Ah ! par exemple, Nathalie n’a jamais eu des traits d’une finesse pareille. Qu’en pensez-vous, Zizi ? »

Un vieux garçon, maigre, à face terreuse, perché sur une patte comme une longue cigogne et appuyé contre le piano, approuva de la tête :

« J’ai eu l’honneur de danser au bal de la Redoute avec Mme Ladislas, il y a quelques années ; elle était bien jolie alors, mais pas à comparer à mademoiselle », dit-il en s’avançant d’un air précieux vers la jeune fille, et faisant mine de vouloir lui baiser la main.

Elle, gênée par cette avalanche de compliments et ces nombreux regards qui la dévisageaient, recula vivement, avec un peu de hauteur.

« Voyons, ma chère, lui cria tante Catherine, ne faites donc pas la prude !… Zizi est un ami de vingt ans, tout à fait inoffensif, je vous assure !… D’ailleurs c’est un ex-adorateur à moi, n’est-ce pas, Zizi ?

— Eh !… dites plutôt inamovible, Catherine ! »

La vieille demoiselle lui sourit bénévolement.

« Et maintenant, Marylka, ma belle, allez enlever cet éteignoir pour qu’on puisse admirer votre taille. Comment appelez-vous ce machin-là ?

— Un mackintosh, ma tante.

— Belle horreur ! Du reste Nathalie a toujours eu des goûts exotiques. »

Petit à petit la plus grande partie des visiteurs s’était retirée, et, quand Marylka rentra, il ne restait plus que deux ou trois familiers, fidèles piliers de ce salon que Kanounia, la femme de chambre, mettait régulièrement à la porte tous les soirs, à minuit sonnant.

« Alors, demanda tante Rose avec une petite moue impertinente, en faisant asseoir la jeune fille, cette bonne Nathalie a éprouvé le besoin de se remarier ?

— Ah oui ! parlons-en ! dit Catherine, — et du coup, pauvre petite, tu es accourue ici !… je comprends ça. Et tu as bien fait de te souvenir des sœurs de ton père ! Mais qu’est-ce au fond que cet Alexandrowicz ?… un personnage commun, grossier… Votre ancien régisseur, du reste… Était-il vraiment bien nécessaire d’introduire ce monsieur dans notre famille ?…

— Franchement, s’écria Rose, quand on porte notre nom, je ne comprends pas bien qu’on puisse l’échanger contre un autre aussi plébéien !…

— Dès le premier jour, dit Catherine, j’avais jugé Nathalie futile,… personnelle… et dépourvue surtout de… cette dignité… Et quand a-t-elle eu lieu, cette noce ?… y as-tu assisté, toi ? »

Depuis quelques instants Marylka, toute troublée et mal à l’aise, écoutait, le rouge au front, sans oser intervenir. Certes elle s’était maintes fois permis de blâmer sa mère, mais l’entendre critiquer par d’autres, et surtout de ce petit ton railleur et acerbe, était au-dessus de ses forces.

« Nous étions ruinées, dit-elle d’une voix sourde, c’était dur de quitter la maison,… et puis il y avait encore Madia à élever ; maman n’a eu que cette ressource pour empêcher la propriété de passer dans des mains étrangères… M. Alexandrowicz est du reste un homme du monde… très intelligent,… très pratique… »

Les deux sœurs se regardèrent.

« Pratique surtout, dit l’aînée.

— Mon frère avait pourtant reconnu une dot de vingt-cinq mille roubles à sa femme,… n’a-t-on rien pu sauver pour vous ?

— Je n’ai pas entendu parler de cela, dit Marylka sans voir les signes d’intelligence que se faisaient les sieurs. J’ai quitté la maison… parce qu’il m’était impossible, je l’avoue, de voir occupée par un autre… la place de mon père chéri… — des larmes entrecoupaient sa voix, — mais je n’entends pas vous être à charge, mes tantes,… et j’ai bien l’intention de travailler,… de gagner ma vie !… »

Elle fut interrompue par deux cris identiques :

« Quoi ?… comment a-t-elle dit ça ?… travailler !… gagner sa vie !… Ah ! par exemple !… mais elle est folle ! folle à lier !… C’est ton père, sans doute, qui t’a infusé ces belles idées démocratiques, car c’était sa marotte au pauvre garçon ! et on voit comme ça lui a réussi de se jeter dans les affaires !… Travailler ! bon Dieu ! ça ne s’est jamais vu dans notre famille ! et à quoi, je te prie ?… Veux-tu devenir femme de chambre, ménagère ?… relaveuse d’assiettes ?… ou bien doctoresse, peintresse…, avocate, car c’est la mode, dit-on, à présent ?

— Oh ! je sais que je suis très ignorante, mais je connais l’anglais,… je pourrai m’occuper de jeunes enfants.

— En voilà une illusion !… Et d’abord tu es beaucoup trop jolie pour ce métier-là… Ce n’est pas moi qui te confierais mes enfants ! Quelle est la jeune femme qui voudrait l’avoir en tiers dans son ménage ?… Allons, regarde-toi donc au miroir ! »

Puis, se penchant vers un vieux monsieur gras et bouffi qui somnolait assis sur une bergère :

« Vous entendez, Gorski, lui cria-t-elle à l’oreille, car il était très sourd, la fille de feu Ladislas… qui veut travailler ! »

Il parut très amusé, et répéta en se tapant sur les jambes :

« La fille de feu Ladislas,… travailler ?… travailler à quoi ?… travailler à la terre ?…

— Non, comme gouvernantka !…

— Ah ! ah ! ah ! comme gouvernantka !… j’aimerais bien à avoir une gouvernantka pareille, moi !…

— Vous voyez, ma belle, que c’est insensé, ce que vous avez imaginé. Ôtez-vous donc toutes ces billevesées de la tête ; … du reste, vous êtes ici chez les sœurs de votre père, et, par conséquent, chez vous. Il ne s’agit donc pas de gagner sa vie. »

Quelques personnes venaient d’entrer. Marylka fut dépêchée pour demander du thé et des cigarettes…

« Bonjour ! major, ça va bien ?… Ah ! c’est vous, Rutski…, Radowicz… Tiens, mon cousin Boleslas !… Eh bien, il y a du nouveau depuis hier !… elle est arrivée, la petite sauvage ! je vais vous la présenter. Délicieuse, mon cher ! un vrai bonbon ! des yeux, une bouche,… une tournure !… et rien des mines chiffonnées de sa mère ! »

Le gentilhomme qui venait d’entrer avait une figure joviale, le nez proéminent, les yeux petits, les moustaches en pointe. Il était de haute taille, très corpulent et outrageusement parfumé.

« Hum, cousine Kate, dit-il en faisant claquer sa langue, vous faites venir l’eau à la bouche avec vos descriptions !

— Oui, je crois que nous ferons quelque chose de cette petite. Malheureusement elle est imbue d’idées de l’autre monde. Ne vient-elle pas de nous annoncer qu’elle avait l’intention de travailler ! »

Il partit d’un éclat de rire sonore et, apercevant Marylka qui rentrait :

« Ce sont ces mains-là qui prétendent travailler ? demanda-t-il en les portant l’une après l’autre à ses lèvres.

— Si Marylka n’est pas une sotte, dit sentencieusement Catherine, elle sera mariée d’ici l’an prochain. »

Un peu effarée, la jeune fille fronça le sourcil en balbutiant qu’elle détestait les jeunes gens et ne voulait pas se marier.

« Tu… tu… tu !… dit la tante, j’espère que vous n’allez pas imiter Rose avec ses absurdes préventions contre les hommes, ma chère… Elle a manqué de la sorte les plus beaux partis !… Moi, je le dis franchement, j’aime la société des hommes… Si je ne me suis pas mariée, c’est pour des raisons toutes personnelles, et je ne trouve rien de plus insipide qu’une réunion où les femmes dominent ; elles n’ont à vous entretenir que de chiffons et de potins !… »

On avait apporté de petites tables volantes, sur lesquelles une légère collation de poulet froid et de jambon était élégamment servie, au milieu d’une argenterie éblouissante et de serviettes brodées en couleurs.

« Major, votre bras à ma nièce ! »

Le major, un vieux garçon d’une cinquantaine d’années, qui avait servi jadis dans l’armée, était le Benjamin de cette cour de sigisbées. Serré dans son corset, l’air martial, le teint frais, il marquait encore fort bien.

Rose, irritée des paroles de sa sœur, s’était levée tout en grommelant, puis, rabattant de ses mains éternellement gantées l’étoffe soyeuse de ses jupes, elle s’avança toute seule, à pas menus, vers une table, repoussant d’un geste cassant le bras qu’avec une galanterie affectée lui offrait son cousin.

Le gentilhomme prit alors un air consterné et, affectant d’aller s’asseoir à une grande distance d’elle :

« L’intervalle entre mon ennemie et moi est-il assez respectueux ? lui dit-il.

— Eh ! mettez-vous où vous voudrez, vous et vos parfums ! »

Elle ne pouvait lui pardonner un tour qu’il lui avait joué à quelques années de là.

Elle voyageait avec lui et sa sœur en Lithuanie ; à un relais, elle était montée dans sa chambre pour se reposer. Pendant ce temps, M. Boleslas, qui errait désœuvré, n’ayant plus personne à taquiner, avisa tout à coup un détachement de cosaques venus pour se rafraîchir. Une idée diabolique traversa soudain l’esprit du facétieux gentilhomme. Il ordonna au cabaretier de leur verser de l’eau-de-vie à discrétion, et comme ils lui témoignaient leur reconnaissance : « Oh ! ce n’est pas moi qui vous ai régalés, mais une dame qui aime beaucoup les militaires, elle est là-haut… Vous pouvez aller la remercier. » Les braves garçons ne se l’étaient pas fait dire deux fois et bruyamment avaient fait irruption dans la chambre de Rose, puis, les yeux brillants, balançant leur taille athlétique, s’étaient emparés chacun à leur tour des mains de la vieille demoiselle ahurie, et y avaient déposé un baiser à la fois retentissant et mouillé d’alcool. Quand le dernier soldat avait quitté sa chambre, la pauvre Rose était évanouie…

« Alors, dit Boleslas en se tournant vers Catherine, vous voilà comme cela, du jour au lendemain, pourvue d’une fille à marier ?…

— Oui, mon cher ! et on n’épargnera rien pour la caser, je vous assure. Ce sera un point d’honneur, on la promènera, l’exhibera, la produira partout !… La voici, Dieu merci, dans une société de son rang, et il s’agit de faire un mariage honorable,… brillant même  ! J’y veillerai, n’ayez, crainte !… Du reste, j’espère que tous nos amis ici présents me seconderont !… Si, au bout de deux hivers, nous revenions bredouille, dame !… eh bien, alors… le major se dévouerait. »

Rose ne put s’empêcher de hausser les épaules.

« À moins que ce ne soit vous, Rutski », continua Catherine.

Les deux célibataires interpellés se toisèrent avec des airs comiques de rivaux, lançant à Marylka des regards pleins de bouffonne convoitise.

« Mais je suis prêt à m’exécuter sur l’heure ! s’était galamment écrié le major.

— Et elle pourrait plus mal tomber, la petite », dit Zizi, mis au courant de la conversation.

La jeune fille avait légèrement pâli. Depuis quelque temps elle faisait des efforts inouïs pour se contenir ; le persiflage continuel de sa tante, le lourd chagrin dont son cœur était rempli, ajouté à la fatigue du voyage, achevaient de l’exaspérer, et maintenant cette attaque insolite, badinage sans doute, mais que dans son irritation elle prenait au tragique, mettait le comble à la mesure.

Ainsi, elle n’était qu’un jouet, un fantoche, une marchandise qu’on cherche à écouler le plus avantageusement possible !… Son orgueil se révoltait, elle se sentait insultée, avilie par tous ces regards d’hommes qui l’examinaient.

« Et moi », demanda un troisième personnage, assez insignifiant, qui s’était tenu dans l’ombre et dont le visage subitement mis en lumière apparut fat et souriant, « ne me permettez-vous pas aussi de me mettre sur les rangs, mademoiselle Catherine ? »

Cette fois, Marylka sentit que la patience lui échappait enfin ; elle se redressa toute droite, et, promenant sur cette assemblée de vieux un regard de défi :

« Je ne suis pas à vendre, dit-elle d’une voix sourde qu’étouffaient des larmes retenues seulement par la force de sa volonté.

— Bravo » ! dit derrière elle, tout bas, la voix de tante Rose.

Un silence un peu gênant suivit cette sortie. Chacun sentait vaguement que la plaisanterie avait trop duré, et n’était peut-être pas du meilleur goût.

Marylka se rassit sans un mot, tandis que peu à peu les conversations reprenaient leur cours. Hélas ! en serait-elle déjà réduite, le premier jour, à regretter son équipée !… Que c’était donc compliqué la vie… et dur… et cruel !…