Librairie Hachette (p. 96-105).
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L e train filait dans le crépuscule à travers les plaines immenses de Podolie. De temps en temps, la locomotive haletante poussait un cri déchirant qui allait troubler au fond de leurs nids les oiseaux endormis de la steppe. Blottie dans un coin du coupé, son mouchoir sur ses yeux, un bouquet flétri pressé convulsivement contre sa poitrine, Marylka se tenait immobile. Autour d’elle, de nombreux voyageurs faisaient les cent pas d’un bout à l’autre du couloir. C’étaient, pour la plupart, des officiers russes qui se rendaient aux grandes manœuvres. On entendait traîner leurs sabres sur le plancher, ou résonner leurs bruyants éclats de rire, tandis que, de tous les coins des compartiments, disposés en rangs de cabines, s’échappaient de minces spirales de fumée dont le parfum pénétrant se mêlait à une forte odeur de cuir de Russie.

Le conducteur entra, plaça une bougie dans la lanterne. Cette clarté inattendue surprit la jeune fille : elle se frotta les yeux, écarta les mèches folles qui s’échappaient de son petit béret aux ailes de corbeau ; mais, devant les regards à la fois indiscrets et admiratifs de ses compagnons, elle détourna la tête, et, collant son front à la vitre, leur déroba encore une fois sa fine figure pâlie par les larmes, éclairée de deux larges prunelles qui semblaient interroger le vide avec angoisse.

Maintenant les voyageurs s’arrangeaient pour passer la nuit le plus commodément possible. Quelques-uns abaissaient l’espèce de hamac de drap qui forme une sorte de dais allongé au-dessus de chaque banquette, et s’y plaçaient péniblement, se balançant dans le vide au-dessus de leurs voisins. D’autres s’enveloppaient d’un énorme pardessus qui leur descendait jusqu’aux pieds, se coiffaient de petites calottes de soie, tandis que de moins délicats remplaçaient sans façon leurs hautes bottes par une paire de pantoufles. Lasse d’attendre en vain le sommeil, Marylka était allée s’accouder à une fenêtre ouverte du couloir et regardait au dehors. La nuit était tout à fait venue, nuit infinie dans cette plaine sans fin, tout imprégnée d’enivrantes senteurs de fleurs et de foin coupé.

Le ciel, d’un bleu indigo, éclatait d’étoiles, et par instants des lueurs phosphorescentes faisaient apparaître tout un coin fugitif de campagne.

Rebelle à la voix de la femme de chambre qui voulait la forcer à se reposer, grisée par l’exquise sensation de se sentir emportée avec cette rapidité vertigineuse, Marylka, demi-somnolente, la tête appuyée sur son bras, prétendit passer de la sorte la nuit tout entière.

Mais aux premières pâleurs du matin, quand les étoiles s’effacèrent une à une et qu’elle vit monter lentement, du côté de l’Orient, un grand soleil flamboyant qui semblait émerger de la mer, tant était illimité l’espace de terre étendu à ses pieds, elle eut un douloureux serrement de cœur. Oh ! le premier lever de soleil, loin de la maison paternelle ! Et elle revit le logis blanc, tout enguirlandé de verdure ; le gai verger, dont les pruniers craquaient sous le poids des fruits bleus ; et la forêt,… sa forêt à elle, avec ses allées plantées de myrtilles qui s’enfonçaient si mystérieuses, sous la futaie, tandis que les papillons jaunes dansaient autour des millepertuis dorés.

Que faisait-on là-bas, maintenant ? Sa mère s’éveillait-elle avec l’angoisse au cœur de la savoir partie, de trouver tout à l’heure sa petite chambre déserte, sa place vide à table ?… Qui sait ? Des larmes lui obscurcissaient les yeux, et, pour la centième fois, le souvenir de l’événement qui avait provoqué son départ lui revint poignant à l’esprit. Elle vit cette matinée radieuse de juillet où sa mère, de sa voix calme, un peu traînante, leur avait annoncé, à sa sœur et à elle, son mariage prochain.

Et elle avait blêmi, étouffé une exclamation :

« Se remarier, bon Dieu ! mais avec qui ? »

Et puis, quand elle avait su !… Oh non, ce n’était pas possible. Maman ne ferait jamais cela ! et la mémoire de notre père… et la dignité…

Mais devant l’expression froide de sa mère et cette phrase si sèche : « Vous oubliez que votre père nous a laissées sur la paille ! » les paroles de révolte avaient expiré sur ses lèvres ; blanche alors comme un linge dans sa petite robe sombre, et le cœur tout gonflé du souvenir de l’absent chéri, elle avait courbé la tête, laissant couler jusqu’à terre ses larmes.

Ce silence de l’enfant, toujours si fougueuse, avait-il attendri la futile jeune femme ? Elle s’était comme réveillée, et, d’un élan spontané, attirant sur sa poitrine ses deux filles, elle leur avait confessé l’état précaire de leurs affaires, son horreur de la pauvreté, son incapacité de gérer seule la propriété, et l’offre inappréciable que lui avait faite M. Alexandrowicz de prendre, en l’épousant, tous ces soucis à sa charge. De cette façon, disait-elle, on garderait ses habitudes, son rang dans le pays… Certes ce mariage était un douloureux sacrifice pour elle,… mais elle le devait à ses enfants, et cela ne valait-il pas mieux, du reste, que de solliciter l’appui de parents toujours récalcitrants en pareil cas ?

Et, les yeux mouillés, cette fois de vraies larmes, se faisant petite, soumise presque :

« Voyons, Marylka, toi, l’aînée, la plus raisonnable, parle,… décide, je n’ai pas dit oui encore… » Alors la pauvre enfant, toute remuée devant la faiblesse maternelle, avait balbutié d’une voix étranglée :

« Oh !… que maman se remarie alors, que maman se remarie ! » Et tandis que Madia, joyeuse, au contraire, souriait et embrassait sa mère, elle s’était retirée sans ajouter un mot et était allée cacher sa douleur dans la chambre de celui qui était oublié.

Puis, comme dans un cauchemar, elle revoyait les apprêts de noce, le mariage en l’église lointaine et le retour des nouveaux époux, au milieu des acclamations des paysans, les mêmes qui pleuraient si sincèrement l’autre jour ! Et enfin la scène épouvantable, alors que, rentrée au logis, sa mère avait exigé qu’elle baisât la main de son beau-père.

« Oh ! tout, tout plutôt que cette humiliation ! » s’était-elle écriée dans un long sanglot, en s’échappant, pareille à une bête blessée, tandis que sa clameur de détresse allait, en se répercutant dans toutes les pièces de la maison, troubler l’allégresse générale.

Aujourd’hui, exilée volontaire, blâmée, honnie par les siens, elle courait vers une destinée inconnue et allait à Lublin se réfugier chez les sœurs de son père, dont elle avait, dans un moment d’affolement, sollicité la protection.

Des coups de sifflet répétés annoncèrent qu’on se rapprochait de la ville.

Lublin !… c’était non loin de là qu’habitait Thadée, dont l’élan généreux avait tant adouci les derniers moments de son père. Et Voytek, ne le reverrait-elle pas aussi ? Il avait quitté si précipitamment le domaine, sans plus jamais donner de ses nouvelles ! Puis elle songea à ses tantes, chez lesquelles il lui faudrait vivre, et elle se reporta à l’époque d’une visite faite chez elles… alors qu’elle était encore tout enfant : elle revoyait la silhouette étrange des deux vieilles demoiselles, la bonne figure de Kanounia, leur femme de chambre, dévouée comme un chien fidèle, et puis, et surtout, une enfant singulière, une petite israélite, la fille même du propriétaire, qui passait tout son temps sous la porte cochère, berçant entre ses bras un chat entortillé comme une poupée. Et elle se rappelait le désir fou qui la prenait d’aller parler à cette petite. Mais rien que cette idée eût fait bondir ses tantes. Un jour, cependant, trompant leur surveillance, elle avait interpellé, par la croisée du rez-de-chaussée, la petite juive.

« Comment t’appelles-tu ?

— Lia.

— Et où est ta maman ?

— Morte.

— Et ton papa ?

— Il a une nouvelle femme.

— Tu l’aimes bien ?

— Il faut l’aimer.

— Elle est bonne ?

— Elle bat.

— Et ton père, bat-il aussi ?

— Oh non ! il est bon, lui !…

— Alors, tu te plains à lui ?…

— Pourquoi ? »

Et le souvenir de cette interrogation, à la fois douloureuse et résignée, lui était toujours resté dans la mémoire.

Quel âge aurait-elle maintenant cette Lia ? Vingt ans peut-être ! Et Marylka songeait à la similitude qui existait désormais entre leurs deux situations ; seulement, elle comprenait la révolte, elle !…

Lublin ! Lublin !

Elle écarquilla les yeux, vit la rivière large, et, dans le lointain, l’entassement des toits bleus et rouges piqués de clochers ; puis, plus près, le tumulte dans la gare, l’encombrement de soldats, de juifs et de paysans bousculés, rudoyés par les employés. Personne n’était venu à sa rencontre, et, silencieuse, le cœur serré, elle monta dans le fiacre que la femme de chambre avait fait avancer.