Librairie Hachette (p. 88-95).
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ix



A près quelques jours de villégiature, Thadée, en dépit des protestations de M. Ladislas, de Nathalie et de toute la maison, secouée, rajeunie par cette présence si vivante, annonça qu’il devait aller rejoindre son régiment ; mais on ne se quitta point sans de chaleureuses promesses de se revoir.

« Es-tu heureux de vivre sous le même toit que cette adorable Marylka ! disait l’officier à Voytek, tandis qu’ils arpentaient tous les deux le quai de la petite station en attendant le train. Quelle grâce ! quel charme ! Et ses mains, mon cher ! ses mains ! des bijoux à enfermer dans un écrin, des mains qui ne devraient manier que du velours et de la soie ! Et dire qu’une créature pareille est condamnée à végéter au fond d’une steppe parmi des rustres de paysans et s’astreint bénévolement à de viles besognes de ménagère !…

— Eh ! mon cher ! il n’existe pas au monde de besogne avilissante pour une femme de cœur, dit Voytek avec impatience.

— Ta ta ta ! paradoxes que tout cela ! La femme est faite pour être servie à deux genoux !… adorée ! adulée !… Je comprends qu’on fasse des folies pour elle !… qu’on se ruine comme ce charmant arrière-grand-oncle que j’ai eu, qui, pour satisfaire le caprice d’une maîtresse chérie, faisait entasser des flots de sucre en poudre dans son avenue, et lui donnait en pleine canicule l’illusion d’une promenade en traîneau ! »

Le train allait se mettre en marche.

« Mais tu n’ajoutes pas, dit avec un peu d’ironie Voytek, tout ce qu’il a fait souffrir ensuite à cette femme, traitée d’abord en divinité, et quittée sans pitié ensuite ! »

Un coup de sifflet déchira l’air.

« Bah ! s’écria Thadée en s’élançant dans le coupé avec un geste insouciant, sois sûr qu’un autre l’aura consolée, et adorée,… adulée !… »

En rentrant à Konopka, Voytek aperçut Marylka sur la terrasse, et il lui sembla qu’elle avait les yeux rouges.

C’est plus tard, dans la soirée, qu’il apprit que M. Ladislas, soutenu durant ces derniers jours par ses nerfs seulement, était retombé malade.

Était-ce la santé de son père ou bien le départ du bel officier qui était cause du chagrin de la jeune fille ?

Et il resta le cœur angoissé, sous cette impression d’incertitude, sans chercher à l’éclaircir. À quoi bon ! et qu’y avait-il de commun entre cette enfant, belle, admirée, destinée sans doute à une vie luxueuse et mondaine, et un pauvre travailleur comme lui, orphelin, obligé de lutter durement pour gagner sa vie ? Alors, un immense et impérieux désir lui vint de fuir ce milieu, d’arracher le fer de la plaie avant de voir sombrer tout en lui : orgueil, volonté, énergie.

Quelques jours plus tard, dans un de ces naïfs moments d’expansion auxquels était sujet le malade, M. Ladislas lui confiait les rêves de fortune qu’il faisait pour sa fille chérie. « Cela t’étonne de m’entendre parler comme cela, disait-il, moi qui ai affiché toute ma vie un si grand mépris des choses matérielles ; mais je sais maintenant que l’argent est le grand moteur universel… le magicien qui donne bonheur, esprit, considération,… amour même ! Oh ! je souhaite bien, va, que tu n’apprennes pas à tes dépens combien j’ai raison ! »

Bah ! il était inutile d’insister, et la leçon était toute sue, tout apprise : Voytek en profiterait certainement…

Mais, sans voir le pli amer qu’esquissaient les lèvres du jeune homme, il poursuivait son idée fixe :

« Pour Marylka… pas de luttes, une vie large,… heureuse… » Il souriait maintenant, à une pensée vague,… non formulée, mais que le jeune homme croyait deviner.

Les yeux du malade s’étaient clos ; cependant ses lèvres murmuraient encore. Tout près, sur un guéridon placé à côté du lit, gisaient les feuilles éparpillées des mémoires aux en-têtes inachevés… et Voytek songeait mélancoliquement que ces pages ébauchées et arrêtées comme en leur essor étaient bien le symbole de la vie de cet insurgé, de ce rêveur, aux aspirations héroïques, sublimes même, et qu’une inexorable fatalité avait toujours fait avorter…

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Novembre ! Il gèle à vingt-cinq degrés Réaumur. C’est un froid noir. Sur la steppe infinie, blanche comme un linceul, s’étend un ciel d’un bleu métallique criblé d’étoiles cristallines. Çà et là, un cri d’oiseau de nuit déchire la nue et le vent siffle, le vent se déchaîne, ce vent terrifiant qui vient de Sibérie et dont les gémissements ressemblent aux hurlements des loups.

Oh ! la nuit longue, interminable ! Quand donc viendra le matin ? Le soleil apparaît enfin, blafard, noyé de vapeurs.

Aux abords des granges, des troupes d’oiseaux transis se sont réfugiés pendant la nuit, et tandis qu’ils battent des ailes avec des piaillements plaintifs, des centaines d’autres, moins heureux, gisent inertes, les pattes raidies, petites taches noires sur le sol blanc.

Et le monde s’éveille. Un chien aboie, des coqs se répondent.

Soudain la clochette d’un traîneau a résonné.

Qui donc peut sortir du domaine à cette heure ? C’est le prêtre. Il a relevé son haut collet de renard jusque par-dessus son bonnet d’astracan. Le cocher fouette son petit cheval : Hey ! vio ! et, rapide comme l’éclair, le traîneau noir passe lugubre dans le sillon éblouissant, se dirigeant vers le presbytère.

Et maintenant voici les cloches des morts qui sonnent, doucement d’abord, en un appel triste à cette âme là-bas qui vient à peine de quitter son enveloppe et s’attarde encore aux lieux où elle a souffert, auprès des êtres qu’elle a aimés. La voix de la cloche grandit, devient impérative ; elle raconte les douceurs de l’au-delà et le néant des choses de ce monde. Elle parle de sacrifice et d’amour pur, de récompense suprême, de réunion infinie ! Une à une vont s’égrenant au souffle du vent glacial les paroles mystérieuses que seules comprennent les âmes simples.

Dans le grand hall de la maison seigneuriale, sur un lit verdoyant de branches de sapin, le maître, revêtu d’une simarre de velours aux manches de soie cramoisie, ceint d’une écharpe tissée d’or, repose dans une auréole de lumières. Il paraît dormir.

Tantôt, entouré de sa famille, il a fait la confession de sa vie, dit adieu à ses fidèles serviteurs, béni ceux qu’il a aimés.

Il repose maintenant là où les déceptions humaines ne pourront plus l’atteindre.

Et, quand le char funèbre arrive pour l’emporter, une protestation s’élève parmi tous ces braves cœurs.

« Non ! non ! nous ne laisserons pas partir notre maître dans le char commun. » Et tous, à tour de rôle, ils le portent sur leurs épaules, tête découverte, par ce froid terrible, pendant deux longues verstes, jusqu’au champ de repos.

Derrière eux, blanche comme un cierge, une enfant marche soutenue par un prêtre.