Librairie Hachette (p. 70-87).
◄  VII
IX  ►


viii



Q uels chevaux Alexandrowicz a-t-il envoyés à la gare ?

— Les bai brun.

— Avec le cabriolet ?

— Non, l’américaine.

— Très bien. Et Moïse, a-t-il apporté les bouteilles de crimée blanc ?

— Oui, Votre Honneur : elles sont rangées dans la crédence. »

Les serviteurs n’étaient pas moins préoccupés que les maîtres de la réception prochaine. Ils avaient reçu l’ordre de revêtir leurs plus beaux habits. Stefanek, avec sa longue chemise blanche de Cosaque, serrée à la taille par une molle écharpe de soie bleu azur, ses grandes bottes jaunes et son haut bonnet d’astracan, avait vraiment l’air martial, tandis que, posté les bras croisés à l’entrée du perron, il guettait sur la grand’route l’arrivée de cet hôte tant souhaité.

Enfin un nuage de poussière sur l’avenue, un bruit de roues avec des claquements de fouet, en même temps que, sur la terrasse, un froufrou de rubans et d’étoffes légères, un chuchotement de voix féminines, et tout aussitôt, au milieu d’une salve d’acclamations, un beau garçon mince, en élégante tenue de voyage, le monocle sur l’œil, sa moustache blonde retroussée au fer, comme l’exigeait la mode nouvelle, sauta légèrement de l’américaine.

M. Ladislas, encore bien pâle, souriant pourtant, avait voulu être le premier à souhaiter la bienvenue à son hôte, et il le serrait dans ses bras avec des exclamations attendries.

« Tu me sauves, tu me sauves, mon brave enfant, murmurait-il à voix basse.

— Je vous en prie, cher monsieur Ladislas, ne parlons pas de cela », disait Thadée, dont le visage rayonnait.

Et comme le jeune homme, après s’être galamment incliné devant toutes les femmes, demandait avec inquiétude s’il n’aurait pas le plaisir de saluer Mlle Marylka, la petite Madia, qui se trouvait à ses côtés, lui jeta vivement :

« Elle n’est pas ici, ma sœur, mais tenez,… la voilà !… la voilà qui entre !… Oh miss ! voyez donc, elle n’a même pas changé de robe, et regardez ses cheveux ! »

Marylka arrivait en effet, vêtue d’une simple robe de toile bleue dont le col marin, liséré de blanc, découvrait légèrement son cou délicat. Et elle avait dû courir, car son teint était animé ; un éclair brillait dans ses prunelles, pareilles à deux étoiles bleues ; et l’on devinait que le vent avait dû s’engouffrer dans les ondes rebelles de cette chevelure aux reflets dorés.

« Je suis allée jusqu’au ruisseau, s’écria-t-elle tout animée : il n’y a pas l’ombre d’une voiture sur la route ! » Puis, voyant tout le monde sourire, et apercevant le jeune homme, elle rougit un peu, mais se remit tout de suite, et, avec beaucoup d’aisance, ayant quitté ses gants de jardin, lui tendit la main. Et comme il s’emparait chaleureusement de cette petite main si fine, un peu halée, il sentit, à une imperceptible résistance dans le poignet, qu’il n’était pas autorisé à y poser les lèvres.

« Vous avez compté sans mon impatience, murmura-t-il… J’ai pris un chemin de traverse et je crois même que j’ai failli culbuter un chariot tout rempli de braves israélites. Depuis si longtemps déjà je mourais du désir de vous connaître… Vos tantes d’abord, à Lublin, me parlaient de vous comme d’une petite merveille… Je suis un peu leur voisin, vous savez, la propriété de mon père est dans les environs. Et puis, quand votre lettre est arrivée,… — quand j’ai vu votre écriture, oh ! je n’ai pu y tenir !… C’est que vous ne savez pas ce qu’elle m’a dit, cette écriture si élégante,… si suggestive ?… J’y lisais à la fois toutes les angoisses de votre âme, j’y devinais votre cœur, votre esprit,… votre rayonnante beauté !… »

Il lui parlait à demi-voix, appuyé sur le balcon, en l’enveloppant de la caresse magnétique de son regard. « Et cependant, ajouta-t-il, la réalité dépasse encore le rêve. »

Elle fronça légèrement le sourcil, gênée par ces hommages brûlants auxquels elle n’était point habituée.

« C’est moi, dit-elle, qui ne pourrai jamais vous être assez reconnaissante pour ce que vous faites…

— Eh ! ne parlons pas de cette bagatelle, je vous prie. »

Mais il fut interrompu par la voix de M. Ladislas :

« Sais-tu, mon cher ami, que nous avons ici ton cousin Voytek, un charmant garçon ? »

Thadée, qui ne pouvait détacher ses yeux de Marylka, tourna la tête d’un air distrait :

« Mon cousin ! dit-il évasivement… Vraiment, il est ici ?… C’est le protégé de mon père, vous savez… Ainsi il pioche toujours l’agriculture !… Mais… je serai très heureux de le revoir,… très heureux. »

Voytek se rapprocha alors, et les deux cousins s’embrassèrent avec une cordialité apparente.

« Monsieur le comte désire-t-il que je le mène à son appartement avant de se mettre à table ? » avait obséquieusement demandé Stefanek, qui jugeait qu’un personnage aussi distingué devait pour le moins porter un titre.

Ce fut un signe de débandade, et tandis que les dames, réfugiées dans la chambre de Nathalie, se poudraient ou se parfumaient tout en consultant coquettement le miroir, elles exaltaient à l’envi les mérites du nouveau venu.

« Il est charmant ! minaudait la jeune femme.

Châmant ! répétait la miss.

— Et que dites-vous de cette façon de porter la cravate ?

— Avez-vous remarqué ses doubles boutons de manchettes ? disait une autre.

— Et la forme de ses habits, est-elle assez parisienne !

— Il n’y a que Poole, de Saville Street, capable d’une coupe pareille ! » dit sentencieusement l’Anglaise.

À table, ce fut un nouveau triomphe ; mais ce qui imposait le plus aux femmes, c’était ce petit air revenu de tout qu’il affectait en parlant art, musique, lettres. Il paraissait tout connaître, avoir tout lu, tout vu… et voyagé partout. Et chaque fois que l’une ou l’autre d’entre elles risquait un nom d’auteur connu ou le titre d’un roman français, il affectait aussitôt une mine dédaigneuse :

« Oh ! fini tout cela !… fini,… ne compte plus !… Vous datez, mesdames ; d’où arrivez-vous donc ? » Et elles rougissaient, toutes troublées de leur ignorance.

En peinture également, quand elles avaient parlé des derniers salons ou des œuvres célébrées par les journaux illustrés, il leur avait jeté un regard de douce commisération. Fi ! tout cela n’existait pas ! Puis, amusé de l’ahurissement qu’il produisait, il avait cité flegmatiquement une longue liste de noms autrement fameux et dont personne n’avait jamais entendu parler.

« Monsieur est sans doute æsthetic ? avait demandé l’Anglaise d’un petit air entendu.

— Hum ! miss !… bien démodés aussi les esthètes !… Pourtant je vous accorde Burne Jones ! Oh ! la morbidness de ses femmes aux chairs maladives !… et leurs yeux immenses exaspérés dans une agonie !… »

Il dit cela comme une leçon apprise par cœur, et sans qu’un muscle de son visage bougeât.

Un vieux gentilhomme à la face rubiconde, aux moustaches blanches floconneuses qui lui barraient le visage, se pencha à l’oreille de son voisin :

« Mon cher abbé, versez-moi un verre de tokai : je ne sais pas si je tombe en enfance, mais je ne me sens plus au niveau de la jeunesse d’aujourd’hui. Avez-vous compris un seul mot de tout le fatras que nous a débité ce jeune godelureau ?…

— Oh ! moi, dit timidement le prêtre, il faut m’excuser, honoré monsieur, mais je ne parle rien français !

— Oui, j’oubliais !… Encore une de leurs manies !… Sous le prétexte de bon genre ils ne peuvent plus parler leur langue !… »

Voytek écoutait avec une impatience mal déguisée les divagations de son cousin. Mais ce qui l’étonnait, c’est que Marylka pût trouver du plaisir à écouter un jargon pareil ; et il examinait son joli profil tourné curieusement vers le causeur, suivait les éclairs si vifs de ses prunelles, ou notait au passage le fin retroussis de ses lèvres à chacun de ses sourires.

M. Ladislas n’avait fait au dîner qu’une courte apparition. Assis maintenant sur la terrasse, il assistait avec une véritable joie d’enfant aux ébats sur la pelouse de toute cette jeunesse, qu’une musique rustique composée de deux violons et d’une cornemuse faisait danser en ce moment.

Et c’était surtout la vue de sa fille chérie tournoyant aux bras de Thadée, et tout entière à la joie de danser, qui réjouissait son cœur.

En effet, Marylka semblait renaître à la vie ; une sorte de réaction se faisait en elle, et doucement elle se laissait aller à l’innocente griserie de vivre, d’espérer, et de se sentir belle et admirée. Mon Dieu ! est-ce un bien grand crime, quand on a dix-sept ans, que l’on vient de tant souffrir, et que, par un coup de magie, tortures, angoisses, inquiétudes, se sont évanouies ?

« C’est à vous que nous devons tous ces miracles », disaient ses yeux humides à son danseur, tandis qu’il l’entraînait fougueusement sur l’herbe de la pelouse dans une sorte de valse à rebours nommée oberek et que les musiciens rythmaient avec une verve endiablée. Lentement ils s’étaient mis à tourner sur place, lui la tenant enlacée par un bras seulement, et ployant si bas, à chaque tour de valse, que son genou effleurait presque le sol, en même temps que la pointe de sa botte vernie décrivait un demi-cercle sur le gazon.

Elle, souple comme un roseau, le corps légèrement rejeté en arrière, laissant flotter au gré du vent ses longues tresses enrubannées, les yeux fixes, la bouche souriante, un peu entr’ouverte comme ces anémones roses qu’on voit éclore au printemps sur le bord humide des prairies.

Autour d’eux les danseurs épuisés avaient fait cercle.

À la fin, Thadée fit faire à la jeune fille trois ou quatre tours sans toucher le gazon, puis, l’ayant remise sur ses pieds, il posa un genou en terre et lui baisa la main.

Quand Marylka, encore tout enivrée par la danse, regarda autour d’elle, la première personne qui la frappa fut Voytek, debout, arrêté, qui la regardait, lui aussi ; mais pourquoi son visage n’était-il pas souriant comme celui de tous ceux réunis là autour d’elle ?

Elle courut à lui.

« Je voudrais danser avec vous, lui dit-elle de sa douce voix câline de petite sœur : pourquoi ne m’invitez-vous pas ? Allons, venez : nous danserons cette mazoure ensemble ! » Et, l’ayant pris par la main, elle cherchait à l’entraîner sur la pelouse.

« Je ne danse pas », murmura-t-il.

Cependant un combat se livrait en lui, et il sentait sa volonté faiblir. Thadée s’était rapproché.

« Tiens ! l’homme sérieux se déride à la fin !… Vas-y !… vas-y, cher, je suis curieux de voir tes progrès… Autrefois… tu ne mordais guère à cet art ! »

Un voile passa sur le front de Voytek ; il crut sentir une pointe de sarcasme dans la réflexion de Thadée, et toute son envie de suivre la jeune fille s’évanouit comme s’il eût reçu une douche glacée.

« Non, vraiment, je ne danse pas, mademoiselle Marie », dit-il avec fermeté cette fois.

Elle le regarda un instant.

« Vous me faites beaucoup de peine, » murmura-t-elle en s’éloignant à regret. Mais déjà Thadée l’entraînait.

Voytek les suivit des yeux alors, emportés tous les deux par la fièvre de la danse, et tandis que, glissant et tournoyant avec une rapidité vertigineuse, leurs deux têtes se rapprochaient, se confondaient presque, on entendait des voix murmurer parmi les groupes de curieux :

« Sont-ils bien assortis !… Oh ! le joli couple ! Il a l’air de la trouver bien à son goût, le Varsovien !…

— C’est absurde, se disait Voytek,… il va la compromettre !… » Et l’idée que le nom de cette petite Marylka, si chaste, si pure, passait de bouche en bouche accolé à celui de cet élégant étourdi lui donnait la fièvre. Il se sentait devenir mauvais, et il en voulait à ce père si facilement ébloui, à cette mère insouciante et légère dont il entendait là-bas les petits cris énervants tandis qu’elle tournait aux bras de l’Arménien. Puis il cherchait à sonder les intentions de son cousin. Avait-il réellement obéi à un élan de générosité en faisant ce voyage ? ou bien n’était-ce pas plutôt par curiosité, désœuvrement ? Qui sait ! il était peut-être ennuyé le jour où la lettre de cette enfant affolée était arrivée, et tout de suite son imagination romanesque avait échafaudé un plan… Sans doute il avait été séduit par l’idée d’apparaître aux yeux de cette jeune fille inconnue pareil à un sauveur !… de provoquer sa joie, sa reconnaissance… Une tristesse indéfinissable emplissait le cœur de Voytek, avec le besoin de fuir cette foule dont la gaîté lui faisait mal.

Peu à peu le soleil descendait, teintant de mélancolie la campagne silencieuse. Maintenant les musiciens s’étaient tus et lentement les danseurs regagnaient le logis, dont les fenêtres s’éclairaient une à une.

Dans le chemin parallèle à celui que suivait Voytek, un couple s’attardait chuchotant :

« Si vous saviez, murmurait Thadée à Marylka, combien je brûlais de vous connaître ! Vous aviez absolument mis mon esprit à la torture ! Je ne songeais plus qu’à vous, j’essayais de me figurer les traits de votre visage, leur expression, et puis je me demandais comment aurait lieu notre première entrevue. Oh ! ce matin !… votre apparition radieuse,… inoubliable, dans la véranda ! »

Elle, troublée par l’ardeur exubérante de ces compliments, écoutait sans répondre, heureuse que l’approche du crépuscule voilât un peu le rouge qui empourprait ses joues.

« Et vous, continua le jeune homme en se penchant vers elle, aviez-vous songé également à notre première rencontre ?… Quelle idée vous faisiez-vous… de moi ?… »

Elle eut un petit mouvement de recul, se redressa de toute sa hauteur.

« Mais aucune,… aucune,… je vous assure… », dit-elle avec véhémence.

Il craignit de l’avoir offensée, et, pour détourner la conversation :

« Mais ne viendrez-vous jamais à Lublin ?… Si vous saviez comme vos tantes parlent toujours de vous avec enthousiasme ! Elles ne peuvent oublier le séjour de près d’une année que vous avez fait chez elles, lorsque vous n’aviez que six ou sept ans ! »

Marylka se souvenait, elle aussi, de cette grande ville, pleine de juifs et d’officiers russes, et de l’angoisse qu’elle éprouvait toujours à la vue de ces hautes maisons qui l’étouffaient, l’écrasaient, lui faisaient l’effet de grimper les unes sur les autres, comme dans un cauchemar.

« Jamais je ne pourrai me décider à quitter mes steppes, dit-elle,… je ne respire bien que dans la plaine.

— Mais vos tantes vous adorent !

— Vraiment ! tant que ça ? dit-elle d’un petit air incrédule : je ne m’en doutais pas !

— Écoutez-moi. Je pars demain, mais promettez que vous viendrez cet hiver à Lublin, pour la saison des bals : j’aurai un congé alors. Nous vous ferons une ovation, vous verrez ! Et puis, laissez-moi vous demander une chose : c’est de m’accorder, le jour de votre entrée dans le monde, la première mazoure et le cotillon !

— Oh ! quant à cela, volontiers, dit-elle gaiement ; je serai sûre, au moins, de ne pas faire tapisserie !

— Alors, c’est promis, dit-il en lui serrant le bras tendrement. Si vous saviez la joie que vous me donnez ! »

Mais déjà elle s’était arrachée à son étreinte et escaladait seule les marches du perron.