Librairie Hachette (p. 63-69).
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vii



V oytek s’était offert à partager avec Marylka les soins à donner au malade, et, sans chercher à analyser les sentiments qui s’éveillaient en lui, il se laissait aller à la douceur de cette intimité nouvelle. Avait-il jamais soupçonné, lui, l’orphelin abandonné, sevré des caresses maternelles, étranger toujours, même au foyer qui l’avait accueilli, la douceur enveloppante que peut mettre dans la vie d’un homme une présence féminine ? Et maintenant toute sa terreur était de voir s’évanouir ce rêve et de retomber brutalement dans sa vie solitaire.

Un scrupule lui venait bien, par instants, de trouver tant de douceur dans ce qui pour elle était une si grande détresse. Mais il se consolait en songeant que lui seul, de toute la maison, était capable de ramener un pâle sourire dans ces grands yeux qui versaient tant de larmes.

C’était surtout le soir, quand Mme Nathalie s’était retirée, qu’il jouissait de son nouveau bonheur. Doucement, de sa voix câline, Marylka l’appelait, le faisait asseoir près du lit du malade, rapprochant sa chaise :

« Ne sommes-nous pas bien ainsi, à nous trois ? » murmurait-elle.

Et elle se mettait ensuite à débiter toutes sortes d’histoires qu’elle savait devoir amuser M. Ladislas :

« Si vous saviez, papa ! j’arrive de la laiterie, où j’ai trouvé Petro qui faisait du beurre, et, tout en le battant, il puisait avec ses doigts de petites mottes dans la baratte et les mangeait. Quand je lui ai dit que c’était indigne et qu’il était un vilain gourmand, savez-vous ce qu’il m’a répondu en riant, avec sa grande bouche fendue jusqu’aux oreilles ? « Je vous demande bien pardon, Votre Honneur, mais c’est que c’est aujourd’hui ma fête !… c’est saint Pierre et saint Paul !… » Et alors, vous comprenez, papa…, c’est comme cela qu’il se la souhaitait !

— Ah ! le gredin ! » disait M. Ladislas. Mais au fond il était enchanté de l’esprit de ses paysans.

Ce fut un soir, tandis qu’ils étaient réunis tous les trois, qu’arriva comme une bombe le télégramme répondant à la demande de prêt faite par Marylka à l’ancien camarade d’exil de son père. Seulement la réponse ne venait pas du vieux Radowski, mais de son fils l’officier, et était adressée personnellement à la jeune fille. Il y était dit qu’en l’absence de son père, Thadée Radowski témoignait à Mlle Bielska la joie qu’il avait de pouvoir être utile à la fille d’un ancien exilé, et arriverait le lendemain avec les fonds demandés.

Pourquoi le nom de son cousin le viveur, l’élégant officier de dragons, tombant inopinément dans ce milieu paisible, avait-il bouleversé si étrangement Voytek ? Que lui avait donc fait ce jeune homme, son parent, le fils de son bienfaiteur ? Et d’où venait qu’une angoisse irraisonnée le prenait à la gorge, que ses yeux voyaient trouble, que ses oreilles bourdonnaient confusément ? Serait-il envieux… ou jaloux, grand Dieu !…

« Mais tu le connais bien, n’est-ce pas, ce Thadée ? » avait demandé M. Ladislas.

S’il le connaissait !… N’avaient-ils pas été élevés ensemble ? Et il revoyait le jeune fou, le charmant écervelé qui avait été son compagnon d’enfance et dont il avait eu si souvent à subir les tyranniques caprices !… Un être beau, intelligent, plein d’instincts généreux, mais si gâté, si perverti par l’adulation passionnée d’une mère, la vanité paternelle et les basses flatteries du monde !… Puis la vie les avait séparés. Voytek, obligé de lutter pour l’existence, s’était mis à apprendre l’agriculture, tandis que son cousin, dédaignant la vie de gentilhomme campagnard, épris au contraire de passion pour la carrière militaire, était entré, en dépit des supplications de ses parents, à l’École des cadets de Pétersbourg. Obligé de céder, son père avait alors stipulé comme condition qu’il serait à sa sortie attaché comme aide de camp à un vieux général polonais.

Mais ce qui froissait surtout Voytek dans le procédé de son cousin, c’était son affectation à ne s’adresser qu’à Marylka, comme s’il ignorait l’existence de M. Ladislas. Il y avait là un manque de tact inouï, et il fallait toute la faiblesse d’un malade aveuglé encore par les soucis d’argent pour n’en être pas choqué.

Mme Natalka était venue ajouter sa note fastidieuse à la joie générale.

« Il est très chic, n’est-ce pas, votre cousin ? disait-elle en s’adressant à Voytek.

— Si c’est élégant que vous entendez par ce mot, madame, en effet, mon cousin l’est particulièrement.

— Oh ! j’ai beaucoup entendu parler de lui, il faisait la pluie et le beau temps quand il était en garnison à Kieff. »

On élabora ensuite un plan de réception, et M. Ladislas, le visage transfiguré par le bonheur, parlait de se lever, d’inviter des voisins. Se sentant inutile, Voytek s’était écarté discrètement. Il se disposait à sortir, quand Marylka l’arrêta, en lui mettant doucement la main sur le bras.

Tout entière à la joie de son père, elle n’avait pas observé le jeune homme dès l’abord, mais à présent un secret instinct la faisait se rapprocher de lui.

« Vous êtes content, n’est-ce pas, de revoir votre parent ? dit-elle.

— Oui,… très content…

— Il est bien bon pour mon père…

— Oh ! permettez, dit-il avec une certaine vivacité, pour vous, mademoiselle Marie,… ne confondons pas !… »

Elle crut saisir une nuance d’aigreur dans sa voix, mais non,… elle s’était trompée sans doute, et docilement elle répéta :

« Oui,… pour moi,… mais c’est tout comme, il me semble ! »