Librairie Hachette (p. 56-62).
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vi



É tendu sur sa chaise longue, dans la tiède véranda ensoleillée, M. Ladislas somnolait un peu, tandis que Marylka, rêveuse, appuyée à la balustrade, regardait vaguement la campagne. Pourquoi, ce matin, son cœur était-il serré comme dans un étau ? Elle se sentait découragée, avec le pressentiment d’un malheur. Une phrase échappée tantôt à un paysan au moment où elle traversait la cour pour donner des ordres, lui revenait comme un cauchemar :

« Oh ! elle aura beau faire, la demoiselle, l’intendant est le maître à présent, et ce sera bien pis, après ! »

Que signifiait ce mot après ? Quelle insinuation pouvaient cacher ces paroles énigmatiques ?

Un frisson la secoua, elle jeta un regard de terreur vers le visage amaigri de M. Ladislas, vit ses pommettes saillantes, ses joues creuses, le cercle bistré qui entourait ses yeux…

Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! Mais elle devenait folle, n’est-ce pas ?… et ces gens mentaient,… ils se trompaient,… c’étaient des ignorants ?

On faisait la cueillette des roses pour les confitures, et le vent apportait, par rafales, des bouffées capiteuses de fleurs. Sur la pelouse, des cris joyeux lui firent lever la tête. Elle vit passer Madia, sa petite sœur, une corbeille à la main, qui semait sur sa route une pluie de pétales roses. Derrière elle, Natalka, souriante, accourait, cherchant à l’atteindre, mais, embarrassée dans les plis de sa longue traîne de mousseline bleue, elle trébuchait à chaque pas, et poussait de petits cris. Sans doute elle serait tombée, si l’Arménien, surgissant on ne sait d’où, ne s’était élancé pour lui offrir la main.

Madia était revenue alors sur ses pas, et, pendant quelques minutes, leur groupe animé et chatoyant avait glissé entre les massifs piqués de roses cramoisies, d’où montait la chanson monotone des travailleuses.

Pourquoi l’intimité qui rapprochait ces trois personnes, réunies là par hasard, faisait-elle éprouver aujourd’hui une douleur si aiguë à Marylka ? Une violente exclamation de son père la fit accourir. On venait de lui apporter son courrier et, dressé sur sa chaise longue, il brandissait de ses mains fébriles un papier.

« L’infâme !… le bandit !… criait-il. Mais je ne dois rien,… rien !… absolument !… Cette traite est une escroquerie !… Ignace avait reçu l’argent ! c’est un vol manifeste… Ah !… on m’avait bien dit de me méfier de cet intrigant !… Mais pouvais-je me douter, moi !… il était si malheureux là-bas !… Jamais je ne paierai cet argent !… j’irai plutôt en justice ! je démasquerai cette infamie. » Il était effrayant, la face pourpre, les yeux striés de sang, agitant, avec des gestes d’halluciné, ses mains longues et si blanches. Marylka, blême, elle aussi, essayait de le calmer : tout n’était pas perdu,… on arrangerait la chose,… on consulterait.

Mais c’était en vain qu’elle lui parlait, l’exaspération du propriétaire allait croissant. Bientôt il fut pris d’une de ses terribles quintes, suivie d’une épouvantable crise nerveuse.

Maintenant, dans la grande chambre silencieuse, où flottait une fade odeur d’éther, des ombres allaient et venaient, affairées : l’Anglaise d’abord, obséquieuse malgré sa raideur, l’abbé larmoyant et bavard, puis, entourant Nathalie qui se pâmait dans un fauteuil, le docteur, Voytek, l’Arménien, toujours froid et correct. Et les mots : état grave, précautions,… légèreté inconcevable,… somme énorme à payer… s’entre-croisaient parmi les chuchotements, et arrivaient à demi étouffés aux oreilles de Marylka, dont le cœur se déchirait.

Pendant huit jours la vie du malade n’avait tenu qu’à un fil, puis un mieux léger s’était fait sentir. Aussitôt qu’il put parler, et profitant d’un moment où Marylka était seule avec lui, il l’appela d’une voix sourde :

« Écoute,… il me faut à tout prix de l’argent, pour empêcher la ruine… Ne les as-tu pas entendus, l’autre jour, m’accuser d’incapacité, de légèreté coupable ?… Si je ne trouve pas d’argent,… ils diront que j’ai ruiné ma femme et mes enfants… Cette nuit… j’ai pensé à tout cela… et j’ai cru que mon cerveau allait éclater. »

Il se pressait le front avec désespoir. Doucement elle s’était agenouillée et lui avait pris les mains.

« Ne songez pas à ces choses, mon père chéri, l’argent se trouvera… J’écrirai à mes tantes !…

— Mes sœurs ! folie !… elles se moqueront de moi, diront : « C’est bien fait !… »

— À vos frères… alors ?

— Non, non !… personne des miens, entends-tu !… Écoute,… un seul homme peut me sauver s’il le veut, c’est mon ami Wladimir, l’oncle de Voytek, celui qui l’a élevé. Il est riche, très riche, il faut lui écrire ; tu trouveras l’adresse ici… dans ce tiroir… » Elle voulut lui faire respirer de l’éther, mais il la repoussa brusquement, et, les yeux fixes, il criait :

« Non ! non ! écris, écris… »

Toute tremblante, elle chercha l’encre, le papier.

« Dis-lui… que je meurs,… que je suis dupe d’un escroc, Ignace,… il le connaît bien, et que c’est moi… son camarade d’exil, qui l’implore. S’il ne m’aide pas,… c’est la ruine,… le séquestre… Va, va,… écris. »

Elle s’était assise à la table, mais les lettres dansaient devant ses yeux, et elle fut obligée d’éloigner son papier pour ne pas l’inonder de ses larmes.

« Là,… as-tu bien tout dit ?… Adresse à lui… ou à son fils Thadée,… car il pourrait être absent… Et maintenant fais seller un cheval… et que Stefanek aille au galop à la poste. »

Sa tête était retombée sur l’oreiller, mais ses traits si contractés tout à l’heure se colorèrent peu à peu, et il finit par s’assoupir.