Librairie Hachette (p. 132-143).
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xiii



L a maison dont les tantes de Marylka habitaient le rez-de-chaussée s’appelait La Villa ; elle était précédée d’un mélancolique jardinet planté de grands tournesols aux têtes nonchalantes dont Marylka aimait à suivre de sa fenêtre les paresseux balancements.

Un matin qu’elle soupirait après ses belles steppes, confiant à Kanounia, tout en déjeunant d’une pomme et d’un morceau de pain, son désespoir à l’idée de passer l’été dans cette ville étouffante, des fanfares sauvages éclatèrent tout à coup dans l’air, en même temps que des piaffements assourdissants résonnaient sur le pavé. Bientôt, au milieu d’un épais tourbillon de poussière, un fringant escadron de hussards, précédé d’officiers tout chamarrés de dorures, déboucha sur la chaussée.

Précipitamment Marylka a ouvert la croisée, et, sans s’inquiéter du qu’en-dira-t-on, enjambe le châssis très bas, et s’élance dans le jardinet. Là, abritée sous les grands tournesols qui forment un épais rideau, elle s’accoude au petit mur bas et regarde.

Aussi loin que l’œil peut parcourir l’espace, une houle humaine, sombre et mugissante, s’avance lentement. Plantés droits sur de superbes chevaux, des hommes de six pieds, couverts de poussière, le teint basané, le front ruisselant de sueur, défilent ; leur moustache est traînante, ils ont des yeux de flamme. Çà et là émerge une face plate de Tartare, larges oreilles, lèvres charnues, nez épaté ; ou bien c’est la tête de bronze, roulant des yeux blancs, d’un Kalmouk, rendue plus effrayante encore par le contraste de la large casquette de neige, sans visière, portée bien en arrière.

En tête de chaque bataillon, deux rangs de soldats à cheval, munis de fifres et de cymbales, de tambourins et de pavillons chinois qu’ils agitent bruyamment, hurlent des refrains sauvages avec une verve infernale. Jamais Marylka n’a vu un spectacle pareil, et elle se sent terrifiée, écrasée ; elle songe avec stupeur à ces hordes asiatiques que jadis Attila déchaîna sur la vieille Europe. Certes ces barbares devaient avoir ces hautes statures, ces faces rudes et bronzées, et volaient au carnage en proférant ces farouches chants de guerre.

Dans le peuple, des voix s’interpellaient :

« Savez-vous d’où ils viennent ?

— De Kief, dit-on ; et ils vont à Ivangorod, où le tsar doit les passer en revue.

— On dit que 180 000 hommes d’infanterie et de cavalerie traverseront Lublin ces jours-ci.

— Bonne affaire pour les cabaretiers !

— Vous avez vu le camp au haut du faubourg de Cracovie ? il y en a là des milliers qui bivouaquent… et ça durera toute la semaine. »

Tandis que Marylka regarde, un mouvement imperceptible la fait tressaillir. Elle s’était crue seule. Quelqu’un est donc caché tout près ? Doucement elle écarte les feuilles et aperçoit une jeune fille en noir. Sa taille mince et cambrée fait une jolie ligne sur ce fond de verdure palmé de pétales jaunes. Elle tient les mains jointes, dans une attitude d’angoisse, et son visage a cette pâleur transparente des races orientales. Deux épaisses nattes d’un noir bleuâtre pendent le long de sa robe, et, quand elle tourne la tête, Marylka reconnaît les grands yeux profonds de celle qu’autrefois elle appelait Lia. Mais l’expression naïve de jadis a fait place à une fixité contemplative où l’on devine une ardeur, en même temps qu’une tristesse indicible. Se voyant découverte, elle dit très vite, d’une voix à peine distincte, car ce coin du jardin lui est interdit :

« Pardon ! »

Et elle veut s’éloigner, mais Marylka la retient.

« Non, non, restez ! Vous êtes Lia, n’est-ce pas ?… Je me souviens de vous. »

Un mélancolique sourire de gratitude effleure les lèvres de la jeune juive, et, sans répondre, hypnotisée, semble-t-il, par cette mer vivante qui avance toujours et dont chaque vague est un flot de têtes humaines, elle se remet à sa contemplation, et l’on devine que ses prunelles fixes, qui brûlent d’un feu obscur, scrutent chacun de ces visages hâlés, comme si elles espéraient toujours voir surgir celui ardemment désiré.

Aux uhlans ont succédé les dragons, et maintenant ce sont les fantassins qui défilent, plus harassés, plus couverts de poussière encore. Ils défilent, aux sons bruyants des cuivres, écrasés sous le poids de leur pesant havresac. Tous ont la cuiller de bois plantée dans la tige de la botte, quelques-uns portent de primitives lanternes carrées fixées au bout d’une perche.

Les derniers fantassins ont disparu, il n’y a plus sur la chaussée plantée d’acacias qu’une énorme machine de guerre, gamelle ambulante, qui s’avance péniblement en soufflant et en fumant.

Marylka a posé la main sur l’épaule de Lia, sa nature tendre devine qu’un drame se joue dans l’âme de la jeune israélite.

« Vous êtes fiancée, Lia ?

— Ou… i… La demoiselle le sait ? on le lui a dit ?… Tout le monde le sait donc alors ?

— Et sans doute vous vous marierez quand il aura fini son temps ? Combien d’années a-t-il encore à servir ?

— Je… je ne sais ce que vous voulez dire… Il n’est pas soldat.

— Ah ! » C’est Marylka à présent qui ne comprend plus. « Ce n’est donc pas lui que vous guettiez tout à l’heure ?

— Non. » Elle hésite un peu et murmure : « Je suis venue… par curiosité… comme vous. » Mais on devine que ses lèvres mentent, et Marylka, qui voulait l’interroger, s’arrête devant l’expression morne de cette douleur fière qui se dérobe.

« Autrefois, Lia, vous étiez ma petite amie.

— Oui,… autrefois,… c’était différent,… mais maintenant…

— Maintenant vous avez du chagrin… C’est quand on souffre qu’on a besoin d’une amie… Alors… ce fiancé,… il n’est pas soldat ! »

Un éclair farouche a jailli des yeux de la jeune juive. Son beau visage a pris une teinte plus pâle encore. Éperdûment elle regarde au delà comme pour protester contre une implacable fatalité.

« Non, murmure-t-elle à voix basse. Mon fiancé s’appelle Isaac Mendel, le talmudiste du quartier juif de Wieniawa… il a dix-sept ans…

— Dix-sept ans ! mais… c’est un enfant !… et vous ne l’aimez pas, Lia ! Vous ne pouvez l’aimer !… Ah ! vous êtes malheureuse !… Mon Dieu, mon Dieu !… »

Et, dans un élan affectueux, elle saisit les mains de la jeune fille et les presse entre les siennes.

Mais une montée de sang a empourpré le visage de la juive.

« Non, non,… laissez-moi, s’écrie-t-elle : je ne puis pas parler ! »

Violemment elle s’arrache à l’étreinte de sa compagne et s’éloigne rapidement à travers le buisson, où les pétales d’or des grands soleils se mêlent à sa chevelure sombre.

« Oh ! je la retrouverai », songe Marylka émue ; et elle remonte lentement le petit sentier, tandis que, échelonnées le long du mur, de vieilles juives en serre-tête débitent d’une voix nasillarde des tranches roses de pastèques, si grouillantes de guêpes, que chaque pépin semble se mouvoir.

Pendant que Marylka s’attardait étourdiment dehors, Rose s’éveillait tout éperdue. Conçoit-on une pareille négligence !… Cette sotte de Kanounia n’avait-elle pas oublié de couvrir la veille les miroirs, comme elle en avait reçu l’ordre depuis plus de vingt ans ? Aussi la vieille demoiselle avait-elle été poursuivie toute la nuit par les visions et les fantastiques images qui ne se font pas faute de surgir de ces glaces perfides.

« Si vous m’envoyiez au moins Marylka, ma sœur, pour me lire quelques pages d’Ivanhoé !

— Marylka ! elle en fait de belles, ma chère… Moi aussi, je l’ai cherchée partout, et savez-vous où elle était ? Mademoiselle avait simplement escaladé la fenêtre de la chambre pour aller voir passer le régiment ! Voyez-vous ce spectacle !… Une fille de bonne maison sauter par la croisée pour voir défiler des soldats !… en croquant une pomme, encore !… »

Mlle Catherine suffoquait.

« Mais puisque je dis à madame que personne ne l’a vue !… disait Kanounia. Madame l’effarouchera si bien avec ses remontrances, que la petite colombe s’enfuira pour de bon !…

— Oui, oui, dit Rose, qui ne s’attaquait à sa sœur que quand elle se sentait soutenue, elle vous prendra en grippe, la pauvrette ! N’oubliez pas qu’elle a vécu jusqu’ici au milieu de ses plaines et que notre logis doit lui faire l’effet d’une prison ! et puis, Ladislas lui laissait sans doute faire tout ce qui lui passait par la tête…

— Aussi est-ce bien pour cela que je tiens à la mater, ma chère !… »

En ce moment, Marylka, un peu décoiffée par les broussailles, mais les yeux brillant d’un éclat extraordinaire, fit une brusque irruption dans la chambre.

« Ma tante, s’écria-t-elle très animée, pourriez-vous me dire ce que c’est que ce talmudiste qui épouse Lia, la fille de notre propriétaire ? »

Éblouie par cette apparition exquise qui illuminait positivement les murailles enfumées de la pièce, Catherine était restée un instant muette, retenant le chapelet de ses reproches ; mais, à cette question insolite, toute l’indignation de la vieille demoiselle se réveilla.

« C’est un peu trop fort ! dit-elle. Comment ! vous escaladez la fenêtre pour voir passer le régiment, vous déjeunez de pommes vertes, un fruit de femme de chambre !… et vous voulez que je vous donne encore des détails sur les faits et gestes des juifs du quartier ?… Vraiment, Marylka, vous outrepassez les bornes ! »

Puis, tournant les talons, elle rentra chez elle, suivie de Kanounia, qui prévoyait un orage intime.

La jeune fille s’était mordu les lèvres et faisait des efforts pour vaincre la colère, qui, elle aussi, bouillonnait dans ses veines. Soudain un bras enlaça sa taille : elle se retourna et vit tante Rose qui la regardait avec tendresse.

« Asseyez-vous près de moi, ma chérie. Oui,… ouvrez cette fenêtre, écartez ce rideau… Nous ne lirons pas aujourd’hui,… mais… si vous voulez… nous parlerons de Konopka, de Ladislas… »

Deux larmes avaient jailli des yeux de l’enfant ; doucement elle s’était glissée aux pieds de sa tante :

« Oh ! vous êtes bonne !… vous êtes bonne ! » avait-elle murmuré tout bas.