Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/11

◄  Chapitre X
XI


CHAPITRE XI.


une bonne place.


Je m’aperçus bientôt avec un douloureux étonnement que l’état du docteur Clément empirait ; ses traits s’altérèrent de plus en plus ; mais, au milieu de ses vives douleurs, sa sérénité ne l’abandonna pas ; sa seule inquiétude était de savoir si son fils arriverait assez tôt pour recevoir ses derniers embrassements.

Je croyais mon maître incapable de parler de sa fin prochaine, sans être convaincu qu’elle approchait ; pourtant je ne pouvais me résigner à admettre la réalité de ses sinistres prévisions ; la vieille servante, moins incrédule que moi, ne cachait pas sa morne tristesse. Vers le soir, le docteur eut une crise très-douloureuse, pendant laquelle il parut privé de sentiment. À cette crise succéda un calme passager ; il prit une potion dont il indiqua la préparation à sa servante, et s’assoupit.

Seul, à côté de son lit, je contemplais cette physionomie vénérable, toujours douce, paisible, quoique défaillante ; à la vue de cet homme, si puissant par le savoir et par l’intelligence, si grand par le cœur, qui s’éteignait ainsi, j’étais navré. La chambre où il gisait, bien plus pauvrement meublée que celle que j’occupais, semblait témoigner du désintéressement de cet homme, qui, après avoir gagné des millions, devait mourir dans une pauvreté sublime.

Vers dix heures du soir, le docteur sortit de son assoupissement, il tourna sa tête de mon côté et me dit :

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt dix heures, Monsieur.

— Je t’ai souvent demandé l’heure, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

— Mauvais symptôme… on s’inquiète d’autant plus de la durée du temps, qu’il vous en reste moins à dépenser… j’ai toujours remarqué cela chez ceux dont la vie s’éteint… Allons ! je ne reverrai pas mon bien aimé Just ; c’est à peine s’il pourra être ici après-demain, je n’irai jamais jusques-là… Nous nous sommes si souvent entretenus lui et moi de mon heure dernière, pour nous habituer à la pensée de cette absence, que nos adieux n’auraient eu rien de pénible… Enfin ! — ajouta-t-il avec un soupir de résignation.

— Monsieur, — lui dis-je, — vous reverrez M. votre fils… vous vous abusez…

Ne partageant pas mon espérance, le docteur reprit :

— Parlons d’autre chose… Tu sens bien, mon digne garçon, que je ne t’aurai pas sorti d’une position presque désespérée, pour t’y laisser retomber après moi ; tu es intelligent, honnête, courageux, tu as l’expérience du malheur… le meilleur des enseignements, j’assurerai ton sort…

— Monsieur…

— Non pour que tu restes oisif, l’oisiveté déprave, mais tu auras ainsi le moyen d’arriver à quelque carrière honorable… À ton âge, avec ton amour du travail, tu parviendras… Te sens-tu quelque vocation déterminée ?

— Monsieur… — lui dis-je en hésitant.

— La domesticité ne te convient pas… telle du moins qu’elle est malheureusement comprise et pratiquée ; car, selon moi, le serviteur devrait faire partie de la famille… et, dans cette condition aussi, il est de grandes réformes à provoquer… Oh ! le temps… le temps ! — s’écria-t-il avec une expression de douloureux regret, puis il ajouta : — Revenons à toi.

— Je sais, Monsieur, que jamais je ne rencontrerai un maître comme vous… cependant…

— Tu voudrais encore servir ?… — me dit le docteur en me regardant avec stupeur.

— Oui… Monsieur… mais…

— Mais ?

— Il n’est qu’une personne au monde que je voudrais servir…

— Qui cela, mon fils ? peut-être ?

— Non, Monsieur… quoique je sache toute la noblesse de son cœur.

— Qui donc voudrais-tu servir alors ?

— Monsieur… accordez-moi une grâce.

— Parle.

— Soyez assez confiant en moi pour me promettre de ne pas m’interroger sur les motifs de la demande que je vais vous faire… ces motifs sont honorables, purs, je vous le jure…

— Je te crois… je les respecterai…

— Eh bien ! Monsieur… si… un jour… par un événement quelconque, je devais être séparé de vous, je vous supplierais de me faire entrer, par votre protection, au service de…

— Achève !

— De Mme la princesse de Montbar.

À ces mots, mon maître, d’abord presque pétrifié, parut ensuite ressentir une satisfaction si inespérée, qu’à mon tour je le regardai avec surprise…

— Il est des rencontres de pensée bien étranges, — dit-il d’un air pensif et pénétré.

— Comment cela, Monsieur ?

— Si j’avais soupçonné qu’au lieu d’accepter l’indépendance que je t’offrais, tu pouvais penser à servir quelqu’un, je t’aurais demandé comme une grâce… comme un sacrifice, d’entrer chez Mme de Montbar…

— Il serait vrai, Monsieur !!

— Tu la connais ?

— Monsieur…

— Cette question m’est échappée… ce sera la dernière… Eh bien donc ! que tu la connaisses personnellement ou non, Mme de Montbar est la meilleure, la plus noble créature qui existe… et comme un grand danger peut la menacer un jour ou l’autre… juge de mon bonheur de savoir auprès d’elle un serviteur tel que toi…

— La princesse serait menacée ?

— Mais tu veilleras sur elle… car heureusement ton service exigera que tu sois là… toujours là.

— Oh ! oui, toujours là ! — m’écriai-je. — Mais qui donc peut menacer la princesse ?

Après un moment de silence, mon maître reprit :

— Les malheurs qui accablent et qui menacent Mme de Montbar sont de plusieurs sortes… fille admirable… elle a perdu l’affection de son père ;… épouse aimante… dévouée… elle est… je le crains, indignement trompée par son mari… le chagrin la menait au tombeau lorsqu’il y a deux mois elle s’est raidie contre la douleur… sa fierté s’est révoltée contre l’injustice du sort ; depuis lors elle affecte le calme, la gaîté, l’amour des plaisirs… mais je la connais, tout cela ment… Elle tâche de s’enivrer pour échapper à de cruelles souffrances ; sa beauté paraît plus éclatante que jamais… mais à moi Régina m’a semblé belle, de cette beauté suprême de ceux que la fatalité doit frapper bientôt…

— Ciel ! Monsieur… que dites-vous ?

— À ces maux… tu ne peux rien, toi… mais il est un danger matériel, imminent, dont, par ta condition de domesticité même, tu pourras peut-être préserver la princesse.

— Oh ! dites, dites, Monsieur !

— Il est un homme d’un caractère indomptable, d’une volonté de fer, d’une rare énergie, d’une richesse immense… cet homme est capable de tout… du sacrifice de sa vie même, pour assouvir ses passions ou sa haine… sa haine surtout.

— Et cet homme ?…

— Il a été blessé dans ce qu’il y a de plus douloureux chez un homme de sa trempe… dans son orgueil… Il avait demandé la main de Mlle de Noirlieu…

Je tressaillis ; le nom du comte Duriveau me vint aux lèvres ; le vieillard reprit sans remarquer mon émotion :

— Deux fois cet homme a été dédaigneusement refusé par Mlle de Noirlieu, refus d’autant plus sanglant pour lui, qu’il était durement motivé par cette fière et courageuse jeune fille. De là, la haine implacable de ce misérable… Il y a peu de jours, j’ai appris… de science certaine… trop certaine… que, lors du mariage de Mlle de Noirlieu avec le prince, l’homme dont je te parle a dit : — Mlle de Noirlieu m’a insolemment dédaigné… je me vengerai d’elle à tout prix… — et il est malheureusement probable que l’heure de sa vengeance approche ; car il a dit récemment : Ma vengeance marche !… Cet homme se nomme le comte Duriveau…

— Je n’oublierai pas ce nom, Monsieur.

— Prends garde !… Pour parvenir à ses fins, il est capable de tout… les moyens les plus bas, les plus ténébreux, les plus diaboliques, ceux-là surtout : soudoyer des domestiques, introduire peut-être dans la maison de la princesse une créature à lui… attirer cette malheureuse femme dans quelque piège horrible… que sais-je ? Imagine ce que l’âme la plus noire, la plus impitoyable, et, il faut le dire aussi, la plus intrépidement mauvaise, peut tramer de plus abominable, et tu seras encore au-dessous de la réalité.

— Mais c’est un monstre ! — m’écriai-je.

— C’est un monstre… et c’est parce que cet homme peut être horriblement dangereux pour la princesse que je meurs heureux de te savoir là, près d’elle… au sein de son foyer… Aussi, observe, épie, écoute, veille… interroge… défie-toi de tout ce qui te paraîtra suspect, défie-toi même de ce qui te paraîtra innocent, car la haine de cet homme saura prendre tous les masques, tous les détours pour arriver à son but… Que ta surveillance soit de tous les instants… et je ne sais quel pressentiment me dit que tu sauveras peut-être cette femme angélique d’un grand péril.

— Mais, Monsieur, avez-vous au moins prévenu la princesse du péril qu’elle court ?

— Oui… mais dans sa courageuse fierté elle a ri de mes craintes, trouvant d’ailleurs, disait-elle, une sorte d’audacieux plaisir à braver la haine de cet homme… Effrayé de cette dédaigneuse insouciance, j’ai voulu prévenir le prince… mais alors Mme de Montbar m’a supplié de tout cacher à son mari.

— Cela est étrange, n’est-il pas vrai, Monsieur ?

— Si étrange… que dans l’intérêt même de la princesse je voulais passer outre… mais alors ses supplications sont devenues si pressantes, elle a invoqué des intérêts si sacrés…

Je regardai le docteur avec surprise, il ne s’expliqua pas davantage et continua :

— Ses instances ont été telles enfin, que je lui ai promis sur l’honneur de ne rien dire au prince.

— Monsieur… je puis bien peu dans ma condition,… mais Mme de Montbar n’aura pas un serviteur plus dévoué, plus vigilant que moi :… je n’ai que ma vie… mais ma vie lui appartient.

— Aussi je me sens plus rassuré ; mais, dis-moi, — reprit mon maître, — la princesse te connaît-elle déjà ? Il faut que je sache cela pour la forme de ma recommandation.

— Je suis complètement étranger, inconnu à la princesse, Monsieur.

— Et tu te dévoues si vaillamment ?… Va, ne crains rien, je ne chercherai pas à pénétrer ton secret.

Et le docteur continua, après un moment de réflexion :

— C’est cela… j’écrirai à la princesse… je chargerai mon fils de lui remettre ma lettre. Régina, j’en suis certain, remplira cette dernière volonté d’un vieil ami, et te prendra à son service.

— Votre fils ! Monsieur !

— Oui… je laisserai ainsi à Mme de Montbar deux protecteurs dévoués qui exerceront leur sollicitude pour elle dans deux sphères différentes…

— M. votre fils connaît déjà la princesse, Monsieur ?

— Souvent je lui ai parlé d’elle, il a appris de moi à l’aimer, à la respecter… Elle, de son côté, m’a bien des fois entendu parler de mon fils avec toute l’affection qu’il mérite ; aussi la princesse m’a prié plusieurs fois depuis son mariage… de lui présenter Just… — Non pas, mon père, — m’a-t-il dit gaîment quand je lui ai parlé du désir de Régina. — Je deviendrais amoureux fou de la princesse ; attends que j’aie le cœur pris ailleurs, alors je la verrai impunément. — J’ai raconté cette folie à Mme de Montbar ; elle en a beaucoup ri ; elle riait alors… mais, à cette heure qu’il s’agit de graves intérêts… Mon fils comprendra ce qu’il y a de sacré dans la mission que je lui laisse… et que je lui détaillerai par écrit… si j’en ai la force.

Et le vieillard, dont la voix s’était de plus en plus affaiblie, paraissant fatigué par cet entretien, retomba dans une sorte d’accablement.

Malgré moi, mon cœur se brisait.

Autant j’eusse été fier, heureux, de braver toutes les humiliations, pour accomplir obscurément l’œuvre de mon dévoûment ignoré… mais à la condition de l’accomplir seul, autant je souffrais à la pensée de partager cette noble tâche avec le fils de mon maître qui, brillant de tous les avantages extérieurs, doué de rares qualités d’esprit et de cœur, devait être admis dans l’amicale intimité de Régina, tandis que je poursuivrais ma tâche inconnue de tous…

Je l’avoue à ma honte, un moment dominé par ces basses et jalouses pensées… j’eus la lâcheté de reculer devant ma première résolution, lâcheté doublement indigne, car les dangers de Régina semblaient s’accroître… mais cette faiblesse odieuse faillit à étouffer en moi tout sentiment généreux ; je fus sur le point d’avouer à mon maître que je renonçais à mon projet, n’ayant ni assez de courage, ni assez de vertu pour le poursuivre.

Heureusement, après de douloureux efforts, je sortis vainqueur de cette lutte, et m’adressant au docteur :

— Monsieur, encore une prière.

— Parle…

— Veuillez… je vous en conjure, ne pas dire à Monsieur votre fils dans quelles circonstances singulières j’entre au service de Mme de Montbar.

— Comment ?

— Pour des raisons dont je puis seul apprécier l’importance, et qui n’ont rien que d’honorable. Veuillez cacher à Monsieur votre fils que je suis peut-être… au moins par mon dévoûment bien désintéressé, je vous le jure… au-dessus de la condition à laquelle je me résigne avec bonheur…

— Ainsi, tu désires ?…

— Que Monsieur votre fils ne voie en moi qu’un serviteur honnête auquel vous vous intéressez, et à qui vous voulez seulement assurer une bonne place… chez la princesse.

— Ton secret t’appartient, il sera sacré pour moi… En tous cas, je n’eusse pas, sans ton consentement, dit à mon fils un mot de ce que tu m’as confié… Je le prierai… donc… ou plutôt, — dit le vieillard en se reprenant avec un accent mélancolique, — je lui écrirai tout-à-l’heure dans les termes que tu désires ;… quant à ce qui le concerne… et…

Le docteur Clément ne put achever, la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement, et le capitaine Just parut.

À l’aspect imprévu du capitaine, le docteur se dressa sur son séant, et s’écria : — Mon fils ! — tandis que son visage décoloré accusait une indicible expression de souffrance aiguë et de joie ineffable… car si cette émotion soudaine, profonde, lui portait un dernier et terrible coup, le bonheur inespéré de revoir son fils, triomphait de la douleur matérielle.

En entrant chez son père, la physionomie du capitaine Just était souriante, épanouie ; il ignorait tout, profitant d’une interruption de quelques jours dans ses travaux, il se croisait avec la lettre qui lui apprenait la position alarmante du docteur.

Par une fatalité déplorable, Suzon, occupée dans sa chambre, avait ignoré l’arrivée du capitaine ; celui-ci avait été reçu par le fils du portier de la maison voisine. Ce jeune garçon, depuis les événements de la veille, était, pour plus de sûreté, resté dans notre demeure. Abasourdi par la brusque arrivée du capitaine Just, n’osant le prévenir du triste spectacle qui l’attendait, il s’était borné à lui dire que M. le docteur était couché ; comme il était assez tard, le capitaine Just n’avait conçu aucune inquiétude.

Mais au moment où il entra, et où le vieillard, saisi de joie, s’écriait : — Mon fils ! — Suzon instruite alors du retour subit du capitaine, et craignant que sa présence ne causât une dangereuse émotion au vieillard, accourait, pâle, haletante, effrayée… afin de le préparer au moins à cette entrevue.

Il était trop tard…

L’apparition de la vieille servante, son air alarmé, la douloureuse altération des traits du docteur éclairèrent soudain le capitaine, et il se jeta dans les bras de son père avec une angoisse profonde.

Après un silence de quelques instants, durant lequel le père et le fils étaient demeurés étroitement embrassés, tandis que Suzon et moi nous contenions à peine nos larmes, le docteur dit d’une voix faible, mais tranquille :

— Allons… du calme… mon Just bien aimé, que cette heure ne nous soit pas… amère… Pourquoi de la tristesse dans les adieux de deux amis comme nous ? S’ils se quittent un moment, n’est-ce pas pour se retrouver plus tard ?…

En prononçant ces simples paroles, l’auguste sérénité des traits du vieillard révélait sa foi profonde à la réunion et à l’immortalité des âmes.

Just, quoiqu’il partageât la foi de son père, ne pouvait imiter son stoïcisme ; debout, au chevet du docteur, les deux mains sur son visage, il tâchait de cacher ses larmes.

— Mon enfant… — dit le vieillard d’un ton de doux reproche en se retournant à demi et cherchant de sa main défaillante la main de son fils, — pourquoi ces pleurs ? Ne sais-tu pas… qu’il s’agit, non d’une séparation éternelle, mais d’une absence ?

— Ô mon père… mon père… déjà !! — s’écria Just d’une voix pleine de sanglots.

Et il tomba agenouillé près du lit du vieillard.

— Mon enfant aimé… encore une fois, pourquoi cette douleur ? Qu’y a-t-il donc de si attristant dans ces mots : au revoir ? Nos âmes ne sont-elles pas pures, tranquilles et toutes confiantes dans la justice du Dieu des honnêtes gens ?

Après la première expansion de sa douleur, le capitaine Just retrouva ce calme stoïque auquel son père l’avait habitué ; il essuya ses larmes, et dit d’une voix ferme :

— Rassure-toi… mon bon père… le souvenir de nos adieux ne me sera jamais cruel ; chaque jour, au contraire, j’y songerai avec bonheur, car chaque jour abrégera pour moi… la durée de notre séparation.

— Et dans les vies laborieuses et remplies comme les nôtres… le temps passe si vite, — dit le docteur en souriant doucement ; — il me semble que je date d’hier… mais les instants me sont comptés… j’ai à te parler de choses graves et à te charger de quelques commissions avant mon départ.

Puis, me faisant un signe :

— Martin, — me dit mon maître, — prends cette clé qui est là sur ma commode, et va chercher dans le meuble d’acajou de mon cabinet le registre que tu sais.

J’obéis et me rendis dans le cabinet du docteur.