Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/VI/10

X


CHAPITRE X.


la punition.


Quelques détails de localité sont nécessaires pour l’explication d’un événement qui arriva dans la maison de mon maître, quatre jours après mon entrée chez lui. Sa chambre à coucher, située au premier étage et au-dessus de la mienne, était séparée de son cabinet par un assez long corridor, qui régnait également au rez-de-chaussée, et sur lequel s’ouvrait ma porte ; un escalier, aboutissant au milieu de ce corridor, conduisait au premier étage, et le palier se trouvait absolument en face de la porte du cabinet du docteur ; aussi la communication entre cette pièce et ma chambre était-elle facile et prompte.

Suzon, la vieille servante, couchait à côté de la cuisine, à l’autre extrémité du corridor ; ses fenêtres s’ouvraient sur le jardin.

Le soir, après avoir pris pour le lendemain les ordres de mon maître, je me retirai chez moi, résolu à passer une partie de la nuit à étudier l’allemand ; le docteur avait accueilli avec une extrême bienveillance mon désir de savoir cette langue, m’assurant qu’il était lui-même intéressé à ce que je l’apprisse, car alors, disait-il, je pourrais lui être d’une grande utilité pour sa correspondance avec les savants étrangers. Un professeur était venu, il m’avait déjà donné deux leçons ; et grâce à mon ardent désir de m’instruire, je pouvais déjà continuer d’étudier seul à l’aide de la grammaire.

Je me mis au travail.

La nuit était orageuse, la pluie fouettait mes vitres ; dans ce vieux quartier solitaire aucun bruit ne dominait les mugissements du vent, dont la violence agitait parfois les volets intérieurs de ma fenêtre.

Un bon feu brûlait dans ma petite cheminée, je me sentais pour long-temps dans une maison hospitalière et calme. L’étude me charmait, aussi éprouvais-je un bien-être d’autant plus profond que je me plaisais avec une sorte de satisfaction mélancolique à me rappeler mes plus mauvais jours… jours affreux où j’avais si cruellement souffert de la misère, du froid, de la faim, et où, dans mon désespoir, cédant aux obsessions du cul-de-jatte, j’avais effleuré un abîme d’infamie… enfin, souvenir effrayant, cette nuit d’hiver où trop las de souffrir et me couchant au fond de la cave d’une maison à demi construite j’attendis la mort que je ne voulais pas me donner.

En comparant mon sort présent à ce sinistre passé, il me montait au cœur comme des bouffées de gratitude et d’attendrissement ineffables ; j’éprouvais un bonheur inouï à songer que, sans les austères enseignements de Claude Gérard, renforcés de mon culte religieux pour Régina, j’aurais failli… comme tant d’autres pauvres abandonnés.

Il devait être environ minuit lorsque, vaincu par le sommeil, je me couchai, après avoir éteint ma lumière et fermé hermétiquement mes rideaux ; je m’endormis pour ainsi dire bercé par le bruit de la tourmente qui mugissait au dehors ; ma dernière pensée fut une pensée de commisération profonde pour ceux-là qui, pendant cette nuit orageuse, se trouvaient sans asile… comme je m’y étais trouvé moi-même.

Je ne sais depuis combien de temps j’étais couché, lorsque je fus éveillé par une sensation de froid très-vif. Je me levai sur mon séant, j’écartai mes rideaux. Le vacillant et pâle reflet d’un réverbère suspendu presque en face de la maison jetait dans ma chambre une faible clarté, car, à ma grande surprise, je vis ma fenêtre ouverte, la pluie continuait de tomber à torrents, le vent de souffler avec furie ; je crus avoir mal fermé le soir les volets de ma fenêtre, et qu’ils avaient cédé à la violence du vent ; j’allais me lever pour les aller fermer, lorsque, de plus en plus étonné, je m’aperçus que ma porte aussi était ouverte… Saisi d’une vague inquiétude, je passai un vêtement à la hâte, et, prêtant l’oreille, il me sembla entendre quelqu’un s’approcher en marchant avec précaution dans le corridor sur lequel s’ouvrait ma chambre, et qui, par l’escalier, conduisait au cabinet de mon maître. Soudain une assez vive lueur éclaira l’épaisseur d’une des baies de ma porte… je m’élançai dehors, mais, sur le seuil, je me heurtai à un homme en blouse ; le rat-de-cave qu’il portait s’éteignit, une main vigoureuse me saisit à la gorge, me repoussa violemment dans ma chambre, puis je sentis la pointe d’un couteau sur ma poitrine nue, et une voix me dit :

— Si tu bouges, tu es mort !!

— Bamboche !… — m’écriai-je en reconnaissant la voix de mon compagnon d’enfance et en distinguant vaguement ses traits aux pâles reflets du réverbère qui pénétraient par la fenêtre ouverte.

— Martin ! — s’écria Bamboche en reculant d’un pas ; — il y avait… quelqu’un dans ce lit… c’était toi !…

— D’où viens-tu ? qu’as-tu fait ? — lui dis-je tout bas avec épouvante.

— Toi ici !… Tu te portes bien ?… c’est bon… ah ! je suis content, — dit Bamboche, et sa voix s’émut.

— Tu viens de voler mon maître !

— Eh bien ! oui… — reprit il résolument. — Après ?

— Mon maître ! — m’écriai-je par une réflexion pleine de terreur, en voulant franchir la porte, — tu l’as tué peut-être !

— Non ; il n’a rien entendu, — me dit Bamboche en s’opposant à ma sortie ; — je n’ai vu personne… je te le jure… par notre amitié.

Je le crus… son accent était vrai.

— Toi… voler ! — lui dis-je avec indignation.

— Ce n’est pas toi… que j’ai volé…

— Mon bienfaiteur…

— Tant pis… il lui en reste assez… je n’ai pris qu’une poignée de billets de banque…

— Mais voler, c’est infâme !

— Allons donc !

— Voler… c’est lâche ! et tu as du cœur, toi !…

— Assez de morale.

— Bamboche, tu ne sortiras pas d’ici avec cet argent…

— Ah bah !

— Au nom de notre amitié…

— J’ai faim… et j’ai un enfant qui a faim.

— Toi ?

— Oui… une petite fille… Quand j’ai été pour te chercher chez Claude Gérard… j’ai séjourné dans une auberge de la ville voisine… il y avait à côté le jardin d’une maison de fous…

— Et là, — m’écriai-je avec effroi en me rappelant la demi-confidence de Claude Gérard, — là tu as vu une femme jeune, belle ?

— Elle m’a fait des signes, je ne la savais pas folle… j’étais à moitié ivre… mais comment sais-tu ?…

— Ah ! c’est horrible !!

— Enfin c’est fait… — reprit Bamboche d’une voix sourde ; — il y a quinze jours j’ai revu la femme… toujours folle… j’ai pu enlever l’enfant… ma petite fille… je suis sans le sou… c’est pour elle que je vole…

— Ce pain-là… à ta fille… jamais !

— Je n’ai pas le choix.

— Si…

— Comment ?

— Fais-toi soldat… pars… mon maître prendra soin de ton enfant… je te le jure… et de toi aussi… plus tard, il aura pitié… mais pas de vol…

— J’ai l’argent… c’est plus sûr… je le garde.

— Malgré ma prière ?

— Oui.

— Malgré notre amitié ?

— Oui.

— Malgré… moi… frère, — lui dis-je d’une voix étouffée en lui prenant la main, et malgré moi je fondis en larmes.

Bamboche tressaillit, hésita un instant et reprit :

— Eh bien oui… malgré toi.

— Frappe-moi donc, alors !

— Et toi, — reprit-il d’un air de défi, — crie donc au voleur !

Soudain par la fenêtre ouverte j’entendis à quelque distance, dans la rue, le bruit pesant, régulier de la marche d’une ronde de nuit qui s’approchait.

— Une patrouille… — m’écriai-je, — elle vient !

— Te voilà en force… — me dit Bamboche avec un sourire affreux en me voyant courir à la fenêtre…

Je la fermai précipitamment.

Quelques secondes après, nous vîmes luire, dans l’obscurité de la rue, les fusils des soldats ; ils passèrent lentement. Bientôt le bruit de leurs pas se perdit dans le lointain au milieu des sifflements de la tourmente.

— Martin… — s’écria Bamboche, quand je revins à lui, — j’ai douté de toi… pardon… merci pour ma petite fille…

— Attends… — lui dis-je avec amertume, — attends, pour te sauver… que la patrouille soit loin… tout dort encore dans la maison… tu pourras fuir avec ce que tu as volé… il ne restera aucun indice contre toi… n’aie pas peur…

— Comme tu me dis cela… Martin…

— Quant à moi, — repris-je, — ce sera différent… Mon maître sait que je connais l’endroit où il renferme son argent… je suis nouveau venu ici… on n’accusera que moi… je ne te dénoncerai pas, tu le sais… car je tiens les serments faits à l’amitié… moi.

— Martin…

— Je passerai pour le voleur… je te devais une dette de reconnaissance, je te paie… va-t’en.

— Martin… tu me méprises…

— Mon maître peut s’éveiller… va-t’en !!

— Écoute-moi…

— Veux-tu nous perdre tous deux ?… Va-t’en, nous sommes quittes !!

— Tu me crois donc bien lâche ! — s’écria Bamboche en jetant à mes pieds le paquet de billets de banque qu’il avait volés.

J’allais me jeter dans les bras de mon ami d’enfance, lorsque tout-à-coup un piétinement sourd, rapide, se fit entendre au-dessus de nous, dans la chambre de mon maître, comme si celui-ci se fût précipité à la poursuite de quelqu’un, et nous l’entendîmes crier avec force :

— Au voleur !… au voleur !

Entendant ces cris : au voleur !

— Bamboche ! tu n’étais donc pas seul ? — m’écriai-je.

— Non… le cul-de-jatte est resté en haut… à emplir ses poches…

— Le cul-de-jatte ?

— On lui avait indiqué le vol.

— Qui ?

— Le domestique que tu remplaces.

Je compris alors la signification du plan indicateur trouvé par moi dans le bureau de ma chambre.

Les cris redoublèrent en se rapprochant.

— C’est la voix de mon maître… il est peut-être en danger, sauve-toi, Bamboche, — m’écriai-je.

Et je me précipitai vers la porte pendant que, d’un bond, Bamboche courut à la fenêtre, qu’il ouvrit.

J’avais fait à peine deux pas dans le corridor, lorsque je fus violemment heurté par le choc du cul-de-jatte, qui s’enfuyait. Je le saisis à bras-le-corps ; mais la peur d’être arrêté doublant ses forces, il se dégagea de mon étreinte, me repoussa violemment dans ma chambre. M’étant heurté contre un meuble, je trébuchai en criant à l’aide.

— Ah ! tu cries, — dit le cul-de-jatte, — et il se précipita sur moi ; je vis luire la lame de son couteau, et presque aussitôt je sentis un rude coup à l’épaule, suivi d’une fraîcheur aiguë. Néanmoins je parvins à étreindre encore mon adversaire au moment où Bamboche se précipita sur lui en s’écriant :

— Tiens… vieux gredin.

Le bandit s’affaissa si lourdement sur moi, que je roulai par terre avec lui, et j’entendis la voix de Bamboche…

— Dis que c’est toi qui l’as tué… n’oublie pas ma petite fille… je t’enverrai l’adresse… Ramasse les billets de banque ; adieu, frère…

Et d’un saut, Bamboche disparut par la fenêtre ouverte.

Il venait de s’échapper, et je me débarrassais péniblement de l’étreinte agonisante du cul-de-jatte, lorsque ma chambre fut vivement éclairée par le docteur Clément, qui entra tenant un bougeoir d’une main et de l’autre un couteau de chasse ; quelques secondes après, Suzon, vêtue à la hâte, entrait aussi, portant une lumière.

— Mon pauvre Martin, tu es blessé ! — s’écria mon maître, en me voyant me relever tout ensanglanté.

— Il s’est battu avec le voleur, et il l’a tué, — s’écria Suzon avec effroi, à la vue du cadavre.

Avant que j’eusse pu répondre, le docteur se précipita vers moi, déchira ma chemise à l’endroit où elle était ensanglantée, regarda la plaie et s’écria :

— Grâce à Dieu, la lame a glissé sur l’os… ta blessure n’est rien,… mon courageux Martin.

Et le vieillard me serra sur son cœur.

— Quel bonheur qu’il ne lui soit pas arrivé plus de mal ! — dit Suzon en joignant les mains ; puis, épouvantée d’un tressaillement subit des membres du cul-de-jatte, elle se recula en s’écriant :

— Monsieur, prends garde… le voleur remue encore…

— Lui ? — dit le docteur en examinant la face moribonde du cul-de-jatte étendu sur le dos, et qui, par deux fois, ouvrit à demi la mâchoire par un dernier mouvement convulsif, — il n’a pas deux minutes à vivre…

En effet, une espèce de râlement caverneux s’exhala de la poitrine du bandit avec son dernier souffle… une écume sanglante rougit ses lèvres, et il retomba dans l’immobilité de la mort.

Étourdi, frappé de vertige, en suite de cette scène terrible, je fus forcé de m’asseoir sur le bord de mon lit.

— Pardon, Monsieur, — dis-je au docteur, — mais l’émotion… le saisissement…

— Monsieur, vois donc ce paquet de billets de banque, — dit Suzon en ramassant la somme considérable abandonnée par Bamboche… — et tout cet or qui est tombé de la poche de ce scélérat… il faudrait le fouiller… je n’ose pas…

— Suzon, — dit vivement le docteur, — cours tirer la sonnette qui correspond dans la loge du portier de la maison voisine… j’ai oublié cet appel d’alarme dans le premier moment de mon réveil.

— C’est vrai, nous n’y songions pas…

Et Suzon disparut précipitamment.

— Tiens, mon brave garçon, — me dit mon maître en me soutenant et en approchant un verre d’eau de mes lèvres, — bois un peu, remets-toi… tout-à-l’heure… je panserai ta blessure… sois tranquille… ce ne sera rien… En attendant le retour de Suzon, je vais toujours étancher ta plaie.

— Oh !… vous êtes bon, Monsieur !…

— Tu te fais assassiner pour m’empêcher d’être volé, et tu me parles de ma bonté… — dit le docteur en continuant d’étancher ma blessure. — Mais comment ce malheur est-il donc arrivé ?

— Monsieur… — dis-je en hésitant un peu, car j’allais mentir, mais je ne voulais pas compromettre Bamboche, — je m’étais couché… et après avoir fermé mes rideaux, je m’étais profondément endormi… un froid vif m’a réveillé… alors seulement j’ai vu ma fenêtre ouverte…

— Et tu n’avais rien entendu ? — dit le docteur en tournant la tête du côté des volets, dont mon lit était proche, et les examinant. — C’est tout simple, ce misérable a coupé le carreau extérieurement, et, à l’aide d’instruments de son métier, il a pratiqué une ouverture au volet, par laquelle il a passé le bras pour ouvrir la croisée… Dans ton premier sommeil, tu n’as dû, en effet, rien entendre.

— Rien, Monsieur… et au moment où je me levais très-inquiet… j’ai entendu vos cris.

— En sortant de mon cabinet, le voleur s’est heurté dans le corridor ; il a renversé un meuble, réveillé par le bruit, je me suis levé… j’ai pris ma lumière, j’ai ouvert ma porte, voyant un homme fuir dans le corridor, j’ai saisi une arme, et je me suis élancé à sa poursuite en criant au voleur.

— C’est alors, et en vous entendant, Monsieur, que je me suis précipité dans le corridor… armé d’un couteau-poignard, j’ai voulu arrêter ce bandit : dans notre lutte, il m’a frappé… j’ai riposté… et je l’ai tué…

— Ce misérable devait connaître les êtres de la maison… il aura su que… j’avais… renvoyé… mon domestique… il aura… cru que personne… ne… couchait ici… et…

— Mon Dieu ! Monsieur, — m’écriai-je en entendant mon maître parler d’une voix entrecoupée, et en voyant ses traits couverts d’une pâleur de plus en plus livide, exprimer le sentiment d’une vive douleur — Monsieur… Qu’avez vous ?…

— Rien… rien, — me dit le docteur en s’appuyant néanmoins d’une main au dossier de mon lit… tandis qu’il portait vivement son autre main sur son cœur, comme s’il y eût éprouvé une souffrance aiguë.

— Ce n’est rien — te dis-je — reprit-il, d’une voix de plus en plus oppressée, — les émotions violentes… me sont contraires ;… et… ce vol… ce meurtre… tu conçois,… mais, — ajouta-t-il, en paraissant faire un violent effort sur lui-même : — J’aurai toujours le temps… de te panser… Heureusement, voilà… Suzon.

En effet, Suzon rentrait, accompagnée de deux hommes, le portier de la maison voisine et son fils.

— Suzon… vite… ma boîte à pansement — s’écria mon maître — je ne me sens pas bien, mais j’aurai le temps de mettre un premier appareil… sur la blessure de ce digne garçon.

Et, surmontant ses douleurs atroces avec un courage héroïque, mon maître, quoiqu’il fût obligé de s’y reprendre à trois fois, pansa ma blessure d’une main ferme ; mais à peine m’eut-il donné ses soins, qu’il fut saisi d’une crise si violente que l’on fut obligé de le transporter chez lui.

Lorsqu’il fut couché, il me dit d’une voix éteinte, car j’avais voulu l’accompagner :

— Écris à mon fils de venir… au reçu de ta lettre… Suzon te donnera son adresse. Je veux le voir encore… mon bien aimé Just…

— Comment ?… Monsieur — m’écriai-je, effrayé de l’accent avec lequel mon maître avait prononcé ces derniers mots. — Vous craignez…

Il m’interrompit, en souriant tristement :

— Je comptais sur quelques mois, mais… les émotions vives,… et depuis quelque temps… j’en ai eu beaucoup, ont, je le crois, bien avancé le terme… Écris donc… à l’instant à mon fils.