Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/5

V


CHAPITRE V.


père et fils.


(Suite.)


Malgré les précautions du comte, l’impression profonde qu’il avait ressentie en entendant son fils parler de la rupture possible de ses projets d’union avec Raphaële, n’avait pas échappé à Scipion ; mais celui-ci crut bon de cacher cette remarque, et lorsque le comte lui eut dit avec une apparente cordialité :

— Allons, mauvais sujet, allume ton cigare, — le vicomte, tout en approchant son panatellas de la bougie, dit à son père :

— Maintenant je te reconnais ; mais tout-à-l’heure… je t’aurais renié…

— Que diable veux-tu que je te dise ? — reprit le comte avec une feinte bonhomie ; — tu as réponse à tout… ; tu me bats avec mes propres armes… Je jouais de mon mieux mon rôle de… Géronte, comme tu dis, méchant garnement ; mais il paraît que le rôle était mauvais.

— Pitoyable !… Ça te servira de leçon ; du reste, rassure-toi… je réparerai la brèche que j’ai fait à ta candidature… Il faut que tu sois député… ça sera amusant… ainsi, tu seras député… c’est dit, et moi aussi… Nous le serons tous.

— Toi aussi ?… vraiment !

— Maintenant, non, je ne suis pas encore un homme sérieux, comme dit ton ami Guizot ; mais quand je t’aurai fait pour un million de dettes, quand j’aurai enlevé avec éclat une duchesse et une femme politique (une femme politique, ça doit être drôle) ; quand j’aurai encore tué une couple d’hommes en duel,… quand je fumerai du poivre-long parce que le caporal me semblera de la feuille de rose, quand je boirai de petites épingles, parce que le trois-six me fera l’effet d’eau panée ; enfin, quand je serai tout-à-fait éreinté, je serai un homme sérieux, et, à mon tour, ton ami Guizot me fera député ; quel sublime Bilboquet que ton ami !… En blagueurs sérieux ils ne sont que trois : lui, ****** et Frédérik Lemaître ;… mais Guizot est le plus fort parce qu’il a le physique pour lui :… c’est Moïse-Debureau ! Une fois que, par son appui, je serai jeune député comme d’Armainville et Saint-Firmin, tu verras mon aplomb. Tiens… écoute :

Et Scipion, baissant les yeux, mais haussant le front, dit d’un air de dédaigneuse suffisance que l’humilité affectée de ses paroles faisait ressortir davantage encore :

— « Je demande à la chambre devant laquelle j’ai l’honneur de parler pour la première fois, la permission d’apporter mon bien humble, mon bien intime, mon bien obscur concours au gouvernement du Roi[1], etc., etc…. » Et en terminant mon speach ministériel, tu verras ma modestie, dernière insolence sérénissime, car j’aurai parlé avec un aplomb pyramidal. Écoute : — « Puis-je espérer que la chambre daignera pardonner à ma timide inexpérience… J’ose attendre cette bonté de la chambre,… car elle n’aura jamais pour moi autant de bienveillante indulgence que je ressens pour elle de profond respect… »

Puis, reprenant sa voix naturelle, Scipion ajouta :

— Et, après cela, que le diable m’emporte si, l’année suivante, ton ami Guizot, qui vénère les bons blagueurs, ne m’envoie pas ministre plénipotentiaire auprès de… la reine Pomaré… À propos, en voilà encore une que je t’ai fait faire l’année dernière à Mabille. Avoue que j’ai été superbe ! quand je lui ai dit : Rosita, je te présente papa… Nous souperons tous quatre avec Mogador… Mais pas de bêtises, je réponds de l’auteur de mes jours devant mes créanciers.

— Silence donc ! mauvais sujet, — dit le comte, — veux-tu bien ne pas parler ici de nos folies de garçon… nous, qui allons.. bientôt nous marier…

Malgré sa résolution, le comte ne put cacher une légère émotion, lorsque, jetant sur son fils un coup-d’œil à la fois inquiet et pénétrant, il prononça ces mots :

— Nous, qui allons bientôt nous marier…

Scipion regarda fixement son père, alluma lentement un second cigare, et lui dit :

— À propos de notre mariage… avoue que tu as voulu me rouer ?

— Moi !… comment ?…

— Voici : il y a peu de temps, grâce à toi, mon mariage était arrêté avec Mlle de Francheville d’Ormon ; trois millions de dot, orpheline, un des plus grands noms de France !… c’était sortable… cinquante mille écus de rente… ça met à flot ; orpheline… ça ne gêne pas ; un grand nom… ça restaure… surtout quand on est petit-fils d’un gargotier de Clermont, le père au-ris-de-veau ; prononcez Du Riveau, par corruption ambitieuse et nobiliaire.

Quoique les sarcasmes sur l’origine de la famille, habitués d’ailleurs à Scipion, fussent particulièrement désagréables à l’orgueil du comte, trop inquiet des suites de l’entretien pour se fâcher, il reprit :

— Allons, je t’abandonne ton grand-père… l’aubergiste ; mets-le, selon ta coutume, à toutes sauces ; mais conclus… où veux-tu en venir ?

— Lorsqu’il s’est agi de ce riche mariage, je m’amusais alors (ce que tu ignorais), à jouer au parfait amour avec Raphaële Wilson.

— Toi ?..

— Oui, je la voyais chez sa tante, lorsque nous allions aux matinées de jeu de ce gros imbécile de Dumolard. Cet amour de pensionnaire me réveillait assez ; mais le mariage avec les trois millions, l’orphelinage et le grand nom, me plurent beaucoup ; je consentis donc à me marier selon ton désir ; ce qui ne m’empêcha pas, bien entendu, de continuer de faire ma cour à Raphaële Wilson… Tout-à-coup… tu tires la ficelle,… et changement à vue… le riche mariage devient impossible ; les trois millions de Mlle de Francheville d’Ormon se fondent en créances véreuses : la jeune fille a changé d’avis, son tuteur aussi ;… sornettes de ton invention,… car tu ne voulais plus de ce mariage.

— Je t’assure…

— Tu veux être député ? Apprends à ne pas interrompre l’orateur ; tu répondras plus tard… Mlle de Francheville était en pension au Sacré-Cœur ; impossible de la voir, de rien savoir par moi-même. Je n’épousai donc pas, je n’en mourus point ; mais je restai convaincu que l’auteur de mes jours m’avait drôlement roué… dans son intérêt personnel, et qu’il s’était posé à mon endroit en Robert-Macaire, me laissant le rôle désobligeant de Gogo ou de Bertrand.

— Scipion !

— N’interrompez pas l’orateur… Peu de temps après la rupture de cette riche union, tu viens me reparler mariage, et tu me proposes… qui ? Raphaële Wilson : mon amante ! Fortune : absente ! naissance : banquière écartelée de Dumolard… Toi, me proposer un tel mariage,… une fille obscure et sans fortune ; toi !!! je me dis : Je suis volé… Mais… dissimulons, — ajouta Scipion avec un accent de traître de mélodrame.

Le comte pâlit, une horrible angoisse lui brisa le cœur. Il dit à son fils, en tâchant de cacher ses ressentiments :

— Continue…

— Pour la forme,… je fis quelques objections : — Mon père, pourquoi rompre un mariage magnifique pour une si piètre union ? — Rassure-toi, ô mon fils ! tu n’y perdras rien ; je t’assure, en toute propriété, cinquante mille écus de rente, le tiers de ma fortune, le jour de ton mariage. — Cette générosité de l’auteur de mes jours, qui me donnait, après tout, ce qui était ou serait à moi, parut me toucher de reconnaissance et me décider. Je dissimule toujours ; et d’abord, comme je soupçonne la petite Wilson d’avoir manigancé dans tout cela, et qu’il ne me plaît pas d’être fait au même, je redouble de protestations d’amour. Je parle à Raphaële de notre prochain mariage ; cela lui chauffe la tête ; j’en obtiens un rendez-vous, et, quoi qu’il arrive maintenant,… j’ai fait mes frais.

— Raphaële ! — s’écria le comte.

— Pardieu !!! — reprit Scipion avec une incroyable impudence en secouant du bout de l’ongle la cendre de son cigare. — Quant à toi, — reprit-il en jetant sur son père un regard sardonique, — je continuai de te dire : J’épouserai,… afin de voir le fond de ton jeu… Ça n’a pas été long ; atout : dame de cœur… Tu es fou de la mère, qui, abusant de ta jeunesse, a probablement mis pour condition à son mariage avec toi, que j’épouserais la fille… c’est touchant ! Partie carrée dans le goût de notre souper avec Mogador et Pomaré. Or, voici la moralité de la chose : Maintenant ma seule volonté peut te conduire à l’autel avec l’objet de tes vœux ; et Raphaële Wilson a été ma maîtresse… De toi ou de moi, qui est roué ?

— Ce n’est pas trop mal, — fit le comte en contraignant merveilleusement sa secrète épouvante. — Mais tu joues pour l’honneur, car, à quoi te sert d’avoir été l’amant de Raphaële Wilson et de tenir, comme tu le crois, mon mariage entre tes mains ?

— Comment, à quoi ça me sert ? Mais à beaucoup. J’ai le secret de ta passion ;… ma volonté seule peut la satisfaire ;… je te ferai chanter… comme on dit en argot.

— Voici qui est pitoyablement raisonné, mon garçon,

— Ah bah !

— Certainement ; j’admets qu’en refusant de te marier avec Raphaële, tu m’empêches d’épouser sa mère, quel avantage tires-tu de cela ? Aucun. Si le contraire arrive, à quoi bon cet étalage de rouerie, puisque tu dois consentir à ce mariage ?

— Oui… mais à quelles conditions ? c’est ce que tu ignores…

— Et ces conditions ?

— Ce n’est pas moi qui les poserai.

— Et qui donc ?

— Une femme charmante.

— Une femme ? — dit le comte surpris.

— Oui… une femme qui m’adore, qui s’intéresse beaucoup à mon avenir ; mais comme elle est très-originale et surtout très-peu jalouse des épousées… elle tient à discuter avec toi, avec toi seul… et en secret, les conditions de mon mariage et les clauses de mon contrat.

— Tu plaisantes… Soit. Et le nom de cette femme ? qui me paraît avoir les goûts… un peu notaires.

— Le mot est joli… Le nom de la femme est : Basquine.

Le comte bondit, comme s’il eût été mordu par un serpent ; l’indignation, le courroux, l’horreur éclatèrent à la fois sur ses traits jusqu’alors empreints d’une feinte cordialité.

— Il est donc vrai… Cette horrible créature dont vous avez pris à dîner la défense contre moi… vous la connaissez ?

— Depuis un mois, j’ai cet honneur… je ne voulais pas te dire cela ce soir devant tes électeurs.

— Ainsi, — s’écria le comte avec un redoublement d’effroi, — vous connaissez ce monstre de cupidité, de dépravation, de noirceur et d’hypocrisie…

— Jaloux… — dit Scipion en haussant les épaules ; — je t’aurais bien présenté… mais je te savais si amoureux…

— Et cette horrible créature… vous l’aimez, peut-être…

— Comme un fou. — Et les traits charmants de Scipion se colorèrent légèrement, ses grands yeux bruns rayonnèrent. — Et ce que j’adore en elle, n’est pas son merveilleux et double talent de danseuse et de chanteuse, je laisse ces admirations aux frénétiques de notre avant-scène… ce que j’adore dans Basquine,… le sais-tu ?… c’est ce que tu lui reproches ainsi que tant d’autres, mais, sans preuves, elle est trop superbement rouée pour en laisser ; ce que j’adore en elle, c’est sa dépravation enragée, son esprit audacieux, infernal, si admirablement caché par sa magnifique hypocrisie qui la fait passer pour un ange et lui ouvre le salon des femmes les plus prudes… des altesses et des impératrices… Eh bien ! à moi,… à moi seul Basquine a avoué ses vices, parce qu’elle m’a jugé seul digne de les idolâtrer ! — dit Scipion avec un détestable orgueil.

— Le malheureux est perdu…, cette horrible créature l’a pris par la vanité du vice, — murmura le comte épouvanté.

— Oui, ce que j’idolâtre en elle, — poursuivit Scipion avec une exaltation croissante, — c’est le contraste de cette âme noire comme l’enfer avec cette figure angélique couronnée de cheveux blonds ; aussi, j’ai défendu ce soir Basquine contre tes accusations, afin qu’elle conserve toujours cette auréole de vertu qui nous réjouit tant, et qui éblouit si fort les naïfs et les prudes… Comprends-tu maintenant mon idolâtrie pour ce démon ? mais hélas !… j’idolâtre platoniquement,… car elle a remis l’heure du berger… l’heure du diable, a-t-elle dit, après mon mariage avec Raphaële, mariage dont elle, Basquine, veut seule avec toi régler les conditions… Ainsi, prends garde, — ajouta Scipion avec un accent de menace inexorable, — satisfais Basquine… mon mariage, et par conséquent le tien, sont à ce prix… sinon, non.

Le comte croyait assez connaître les antécédents de Basquine, pour voir dans la passion dépravée qu’elle avait su inspirer à son fils, un abîme où pouvaient non-seulement s’engloutir ses plus chères espérances, à lui, Duriveau, mais encore l’avenir, l’honneur, peut-être la vie de Scipion. Tout-à-coup, se frappant le front, comme si un souvenir soudain lui venait à l’esprit, le comte tira de sa poche le signalement de Bamboche que l’un de ses convives lui avait remis ; sur ce signalement on lisait, on le sait, que le prisonnier fugitif avait, entr’autres tatouages, ces mots écrits sur la poitrine, à l’endroit du cœur :

Amour éternel à Basquine.

Le comte donna ce papier à son fils.

— Lisez… et vous verrez que cette infâme a été la maîtresse d’un assassin… du bandit que l’on traquait ce matin dans ces bois.

Scipion lut le papier, le remit au comte, et répondit froidement :

— Qu’est-ce que cela prouve ? que c’est peut-être pour elle que cet homme est devenu bandit et assassin… Ça ne m’étonne pas.

— Mais moi, Monsieur, cela m’épouvante pour vous, — s’écria le comte en se redressant de toute sa hauteur, le regard menaçant, le geste impérieux, l’attitude énergiquement décidée.

Et comme un sourire de persiflage errait sur les lèvres de Scipion, le comte s’écria :

— Oh ! il n’y a plus à railler, à parler de Géronte et d’Orgon ! j’ai été faible, imprudent, lâche, criminel, oui, criminel ; car je vous ai laissé impunément souffleter sur ma joue la dignité paternelle : mais c’est assez, je vous dis, moi, que c’est assez, entendez-vous ? — s’écria le comte, effrayant d’indomptable résolution. — Il ne s’agit plus maintenant de roueries insolentes ou infâmes, que le monde tolère, et que j’ai eu, je l’avoue, l’indignité d’encourager en vous citant mon exemple ! il s’agit d’un amour affreux, qui peut vous conduire à l’infamie, oui à l’infamie, parce que, aimer cette infernale créature, c’est aimer sciemment le vice, la dépravation et risquer d’arriver peut-être un jour au crime ; parce que… — puis s’interrompant avec un violent mouvement d’indignation contre lui-même, — le comte ajouta, — eh ! après tout, je suis bien bon de discuter avec vous ? Est-ce que ça se discute ? Mais vous ne savez donc pas qu’oser vous enorgueillir devant moi de votre odieux amour ? qu’oser ériger une horrible créature en arbitre de ma destinée et de celle d’un ange de candeur indignement séduit… vous ne savez donc pas, qu’oser cela et vingt ans, c’est mériter non plus l’indignation paternelle…

— Mais celle du Père-Éternel… les foudres de Jupin probablement ? — dit Scipion en ricanant.

— Non, c’est mériter la prison…

— La prison ?…

— Oui, — s’écria le comte exaspéré, — oui, si vous m’y contraignez, vous saurez, mordieu ! ce que c’est qu’une maison de correction, car vous ne serez majeur que dans dix mois !… oui, une maison de correction ! entendez-vous, avec la rude discipline de la prison, vous qui raillez mon autorité, avec le pain de la prison, vous que la bonne chère a blasé ; avec l’habit de la prison, vous que le luxe a blasé ! La transition est brusque et vous étonne ;… j’y comptais.

— Brusque ? la transition ? mais non, pas trop, — dit Scipion en reprenant son sang-froid un moment ébranlé ; — de la haute comédie, nous passons au drame, et du drame à la maison de correction ; c’est un peu Gazette des Tribunaux,… voilà tout.

— Oui,… et je veillerai ferme à ce que votre nom ne figure pas un jour dans ce journal,… quoique ce nom ait été celui d’un misérable aubergiste, — dit le comte avec amertume. — Si ridicule que vous semble ce nom, il ne sera pas, du moins, entaché d’infamie. Ah ! vous croyez qu’il ne s’agit que de se donner la peine de naître, pour abuser de toutes les jouissances de l’opulence, et être conduit par cet abus au blasement de tout, à la plus hideuse dépravation !

— Je déclare ce reproche absurde, — dit Scipion imperturbable en laissant tourbillonner la fumée de son cigare, — vous n’avez eu, comme moi, que la peine de naître pour être riche et jouir du labeur hasardeux de grand-papa Du-ris-de-veau, abominable usurier, de plus, fripon du temps du directoire… c’est tout dire.

— Vous m’effrayez bien trop pour que j’aie souci de vos insolences, — s’écria le comte. — Ah ! vous parlez de conditions ? Voici les miennes :

Vous ne reverrez jamais l’horrible femme dont vous avez prononcé le nom. Vous réparerez une séduction indigne, en épousant Mlle Wilson.

— Toujours afin que vous puissiez épouser la mère ? Vous êtes bien vertueusement orfèvre, Monsieur Josse.

— Je vous dis que vous épouserez Mlle Wilson ; vous resterez ici dans cette terre, à ma volonté, deux ou trois ans, plus peut-être, sans mettre les pieds à Paris. Ce séjour, l’affection d’une femme douée des plus rares qualités, ma sévère vigilance, suffiront pour apaiser votre fièvre chaude de perversité, qui fait, après tout, pitié, parce qu’à votre âge, ce n’est pas encore, Dieu merci ! vice incarné, mais folle exagération, déplorable monomanie,… et de cela, on guérit, on guérit bien les fous. Soyez donc tranquille, je serai votre médecin.

— Vous êtes bien bon ;… mais si je refuse d’épouser Raphaële Wilson ; en d’autres termes, si je vous empêche ainsi d’épouser sa mère ?

— Détrompez-vous… ne croyez pas tenir entre vos mains le sort d’un amour que j’avoue… Entendez-vous bien ?… d’un amour dont je me glorifie, moi, parce qu’il est honorable. Ainsi donc, si vous refusez de réparer votre indigne séduction, je dirai loyalement à Mme Wilson… ce que vous êtes… Je lui dirai l’amour infâme que vous avez osé m’avouer, je l’éclairerai sur les malheurs affreux dont sa fille serait victime en vous épousant… Et comme, avant tout, Mme Wilson adore son enfant,… elle s’estimera heureuse, trop heureuse, et pour elle et pour Raphaële, d’échapper au sinistre avenir que vous leur prépariez. Cette franche démarche, loin d’être un obstacle à mon union avec Mme Wilson, resserrera davantage encore la noble affection qui nous unit. Votre profonde rouerie n’avait pas envisagé la chose sous ce point. C’est dommage.

Scipion haussa les épaules, et, reprenant le triste avantage qu’il paraissait avoir perdu, il répondit au comte avec une ironie amère :

— Je suis aux regrets d’abuser de ma supériorité ; mais vraiment vous me donnez trop beau jeu ;… vous oubliez que Raphaële a été ma maîtresse, et, de plus, vous ignorez… ce que j’ai appris en lisant ce soir un petit billet qu’elle m’a remis à la chasse ; vous ignorez, dis-je, qu’hélas ! cette chère fille sera peut-être prochainement, ainsi que l’on dit tous les ans de la reine Victoria : dans une position intéressante

— C’est un mensonge infâme, dont je vois le but.

— Lisez, — dit Scipion à son père en lui remettant un billet.

Le comte lut… et resta consterné.

— Vous le voyez donc bien, à cette heure, pour ne pas mourir, non plus seulement d’amour, mais de honte, Raphaële voudra m’épouser à tout prix, — dit Scipion. — Ainsi, quoi que vous appreniez de moi à sa mère, celle-ci, poussée par sa fille, qui peut-être lui avouera tout, tiendra doublement à mon mariage avec Raphaële, et en fera d’autant plus… l’impérieuse condition du vôtre… Vous voilà donc plus que jamais dans ma dépendance ; allons, avouez que vous avez agi en franc étourdi, ce qui est d’ailleurs d’assez jeune air, quant à votre menace d’une maison de correction… Pour un homme d’esprit comme vous, c’était bête et brutal… voilà tout.

Malgré sa prodigieuse impertinence, le raisonnement de Scipion, à propos du mariage de son père, était logique ; le comte resta un moment stupéfait. Puis, exaspéré par l’insolente audace de son fils, par la colère, par les violents ressentiments qui l’agitaient depuis si long-temps, pâle, égaré, cédant à l’emportement de son caractère, muet de rage, il s’élança sur son fils, le geste menaçant.

— Prenez garde ! — s’écria Scipion, sans rompre d’une semelle, et regardant intrépidement son père, — il ne s’agit plus ici de Géronte et de Damis ; mais de deux hommes qui se valent !!

Heureusement, deux ou trois coups, frappés en dehors de la porte de la chambre à coucher, firent retomber le bras du comte ; il essuya la sueur qui lui coulait du front, resta un moment silencieux ; puis, d’une voix encore altérée, il dit :

— Qu’est-ce ?

— C’est moi, Beaucadet, — reprit la voix importante du sous-officier.

— Eh, Monsieur ! — s’écria le comte, — il est inconcevable que vous veniez ainsi me relancer chez moi ?

— Il s’agit d’une affaire de vie ou de mort, — répondit la voix du gendarme.

Le comte, à ces mots, alla brusquement ouvrir la porte au sous-officier, pendant que Scipion allumait un nouveau cigare, et se plongeait indolemment dans un fauteuil.

— Une affaire de vie ou de mort ? — demanda-t-il vivement à Beaucadet, qui entra d’un air mystérieux.

— Oui, Monsieur le comte… ça peut aller là… si l’on n’y prend pas garde ;… mais moi,… en ma qualité d’œil de la justice,… je veillerai tout grand ouvert…

— Mais enfin, de quoi s’agit-il ? — demanda impatiemment le comte.

— Vous avez, Monsieur le comte, un valet de chambre nommé Martin ?

— Oui.

— Il a été blessé légèrement ce soir ?…

— Oui, oui…

— Je viens d’interroger le susdit, qui m’était déjà suspect.

— Martin ?

— Oui, Monsieur le comte, d’après les réponses évasatoires et équivoques du dit suspect, j’aimerais à croire qu’il fait partie d’une bande de malfaiteurs dont Bamboche (ah ! grand gueux, te faire saluer par mes gendarmes !) dont Bamboche serait le bourgeois et Bête-puante et lui, le susdit Martin, les commis…

— Lui… Martin ? Vous êtes fou ; — dit le comte, en haussant les épaules, — j’ai sur cet homme les meilleurs renseignements.

— Mais vous ne savez pas, Monsieur le comte, que le susdit Martin a été l’intime de Bamboche, vu que celui-ci porte le nom de Martin enluminé sur sa gueuse de poitrine… le signalement que voilà vous prouvera…

— En effet, — reprit le comte, en se rappelant cette circonstance.

— Tiens, ce brave Bamboche porte en tatouage le nom de Martin comme il porte celui de Basquine, — dit le vicomte en cachant son étonnement sous un accent de persiflage et de défi, car il semblait braver son père en prononçant de nouveau le nom de Basquine. — M. Martin se trouve là en très-bonne compagnie… mais qui vous a dit, mon digne gendarme, que ce Martin était notre Martin ?

— Ce doit être lui, Monsieur le vicomte, — répondit Beaucadet — mon cœur de maréchal-des-logis me le dit. — Puis se retournant vers M. Duriveau. — Aussi, rusons. Monsieur le comte, rusons pour pincer mes gaillards, il ne faut pas leur donner l’éveil… n’ayez donc l’air de rien… n’ayez aucune crainte… dormez tranquille… Ayez seulement une paire de pistolets, une carabine et un bon couteau de chasse sous votre oreiller… enfin, la moindre chose, et avant quatre ou cinq jours, foi de Beaucadet, nous saurons à quoi nous en tenir, vu que nous tiendrons ceux que j’aime à croire les commis de ce grand gueux, qui s’est fait saluer par mes gendarmes.

— Demain… je vous reverrai… nous causerons, — dit le comte à Beaucadet en faisant quelques pas vers la porte.

— Demain matin. Monsieur le comte, je serai respectueusement à votre sonnette.

Et le sous-officier sortit.

Scipion, durant cet entretien, était resté plongé dans le fauteuil, où il fumait ; plusieurs fois seulement il avait haussée les épaules ; le sous-officier parti, il dit à son père avec une ironie amère :

— Nous avions laissé la conversation à un geste assez menaçant… de votre part… Vous alliez, je crois, lever la main sur moi…

— Et j’avais tort. Et je vous en demande pardon… — dit froidement le comte, — la violence ne prouve rien, n’avance rien. J’aime mieux vous dire ces simples paroles : Dans quinze jours, sans condition, et sans sortir d’ici… vous aurez épousé Raphaële Wilson.

— Ah bah ! j’épouserai ?… tout bonnement ?… comme cela ?

— Vous épouserez,… tout bonnement, comme cela, — répondit le comte avec un calme parfait.

— Vous n’avez plus personne à me donner à épouser ? — demanda Scipion en se levant alors du fauteuil.

— Personne…

— Alors, bonsoir, — dit le vicomte en se dirigeant vers la porte ; puis, la main sur la clé, il se retourna et dit à son père :

— Dites donc, n’allez pas trop rêver à Mme Wilson, ça vous porterait malheur…

Le comte ne répondit rien.

Scipion sortit.




  1. Prononcez : Roà.