Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/6

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VI


CHAPITRE VI.


la vente.


Trois jours se sont écoulés depuis que Bruyère s’est jetée dans l’étang de la métairie du Grand-Genevrier.

Le soleil est à son déclin. Un mouvement inaccoutumé règne dans la ferme ; les ustensiles de labour, charrettes, herses, charrues, harnais, etc., etc., sont symétriquement rangés sur un tertre en dehors des bâtiments ; non loin de là, le maigre troupeau de vaches du métayer est aligné au long d’une barrière faite de pieux et de traverses de sapin. Ailleurs, les magnifiques dindons, naguères confiés aux soins de Bruyère, sont, ainsi que les oies, parqués dans un palis improvisé. Ici les chevaux de ferme, étiques et efflanqués, sont attachés à quelques arbres épars.

Les gens de ferme vont çà et là d’un air affairé : les uns transportent des sacs de blé, d’autres des sacs d’avoine, qu’ils disposent autour d’une romaine fixée à une traverse, et destinée à les peser.

Deux hommes, portant des blouses bleues par-dessus leurs habits noirs, assistaient à ce mouvement insolite. L’un de ces deux hommes commandait à l’autre ; il avait l’air rogue, important ; sa casquette à la Perinet-Leclerc (mode un peu surannée) était enfoncée jusqu’aux oreilles ; son long nez portait une paire de besicles ; il tenait à la main un carnet sur lequel, après les avoir examinés, palpés, d’un œil connaisseur, il inscrivait le nombre des animaux de la ferme ; cette besogne accomplie, vint le tour des instruments aratoires aussi notés sur le carnet de l’homme aux lunettes ; puis ce furent les sacs de grain après leur pesée, puis enfin les fourrages qui restaient dans le grenier défoncé de la métairie ; le tout fut compté botte à botte, sac à sac, sous la surveillance de cet homme, qui n’était autre que M. Herpin, un des gens du Roi, à la fois expert et huissier à Salbres, assisté de son clerc, tous deux se préparant, par une estimation approximative, à la saisie de ce qui appartenait à maître Chervin, métayer du Grand-Genevrier. Une grande affiche jaune, flottant au gré du vent, clouée sur les débris de la porte de la métairie, annonçait que cette vente, par autorité de justice, aurait lieu à la dite métairie le dimanche suivant, à l’issue de la messe.

L’homme du roi[1] ayant terminé l’évaluation des modiques valeurs que renfermait la métairie, se disposait à entrer chez maître Chervin le fermier, lorsqu’une femme âgée, misérablement vêtue, au visage pâle, aux yeux rougis par les larmes, descendit précipitamment les quelques pierres inégales et moussues qui conduisaient à la porte de la chambre du fermier, alors, timide, suppliante, s’approchant de l’huissier, elle lui dit en joignant les mains et lui barrant presque le passage :

— Mon cher bon Monsieur… Je vous en prie…

— Eh bien, quoi ? Encore des jérémiades ? des pleurs ? — reprit l’homme du Roi avec une brusque impatience. — Que diable voulez-vous que je fasse à cela, moi ? Vous devez votre fermage, vous ne pouvez pas payer, M. le comte vous fait saisir et vous renvoie de la ferme, c’est son droit.

— C’est vrai, mon cher bon Monsieur, c’est vrai… — répondit la pauvre femme, — nous ne pouvons pas payer… on nous saisit… on nous renvoie… je le veux bien.

— Vous le voulez bien ? merci de la permission. Vous ne le voudriez pas, ce serait tout de même. Avec ça que M. le comte est un gaillard à se laisser intimider. Il ne connaît que la loi et son droit… Il veut payer ce qu’il doit, il veut qu’on lui paie ce qui lui est dû, et il a raison.

— Hélas ! mon Dieu… je le sais bien qu’il a raison, puisqu’on nous saisit et qu’on nous chasse.

— Eh bien ! alors, laissez-moi finir mon inventaire, — dit l’homme du Roi en faisant un geste pour repousser la femme qui l’empêchait de monter l’escalier, — il faut que je passe à l’estimation de vos meubles ;… c’est par là que je finis ;… la nuit vient,… je ne veux pas m’attarder dans vos bruyères et dans vos marais,… car on n’a pu mettre encore la main sur ce scélérat de Bamboche ; malgré les poursuites, il rôde toujours dans les environs, et je crains les mauvaises rencontres.

Ce disant, l’homme du roi fit de nouveau un mouvement pour monter l’escalier.

— Mon cher bon Monsieur, ne montez pas ! pour l’amour de Dieu, ne montez pas ! — s’écria la pauvre femme en joignant les mains avec effroi.

— Et pourquoi ne monterais-je pas ?

— Hélas ! mon Dieu, c’est que mon pauvre homme est couché… il avait déjà les fièvres quand est venue la mort de notre pauvre petite Bruyère… et puis après… l’annonce de votre saisie… tout ça lui a causé si grand’peine, que depuis cinq jours, il n’a pas bougé. S’il vous voyait entrer, mon cher bon Monsieur, ça lui porterait un coup trop dur.

— Il est bien douillet, le père Chervin. Quand il est attablé aux foires, le jour de marché, et qu’il lève le coude avec un compagnon, il ne se plaint pas des fièvres. Allons, il faut que j’inventorie vos meubles… finissons…

— Mon bon Monsieur, mon digne et cher Monsieur, ça tuerait mon pauvre homme… nos meubles… je vas vous les dire… ça ne sera pas long.

— Au fait, — dit l’homme du roi, voyant le soleil prêt à se coucher, et songeant qu’il avait à traverser plus de deux lieues de bruyères désertes et de forêts de sapin, parfaitement solitaires, qui pouvaient offrir un excellent refuge au terrible Bamboche, — au fait… il faut que je revienne vendredi… j’attendrai jusque là pour expertiser les meubles ; je vais toujours les noter ; voyons ?

— Nous avons notre armoire de mariage, — dit la bonne femme avec un gros soupir.

— En noyer, l’armoire ?

— Oui, mon digne Monsieur… ah ! vous êtes bien bon et…

— Après ?

— Notre .

— Comment ? qu’est-ce que cela ?

— Notre huche à pain.

— Ah ! bon ; neuve ou vieille ?

— Voilà douze ans qu’elle nous sert.

— Après ?

— Une table en bois blanc et deux escabeaux.

— Après ?

— Notre lit.

— Votre lit, la loi vous le laisse,… après ?

— Et puis, c’est tout, mon cher bon Monsieur…

— Alors, à vendredi. — Puis, appelant son clerc, l’homme du roi lui dit : — Vite, Benjamin, haut le pied… voilà le soleil quasi-couché, il nous faut plus d’une heure pour nous rendre chez nous… La lande est déserte, et, grâce à ce bandit de Bamboche, que l’enfer confonde, le pays n’est pas sûr…

Ce disant, l’huissier et son clerc quittant la cour de la métairie, se mirent précipitamment en route, dans l’espoir de gagner leur gîte avant la nuit.

— Allez-vous en, et que le diable vous torde le cou, oiseaux de malheur !… — leur cria la brave Robin, la fille de ferme, lorsqu’elle fut à-peu-près sûre que les deux hommes ne pouvaient plus l’entendre, car elle partageait l’espèce de crainte mêlée d’aversion que les gens du roi inspirent à ces pauvres populations.

— Et voilà que dimanche soir, maître Chervin, le métayer, sera ni plus ni moins que nous un journalier de vingt sous, avec sa blouse pour maison, comme un escargot — dit un des valets de ferme en poussant devant lui les chevaux à l’écurie, — c’était pas la peine d’être métayer depuis trente ans… après tout, c’est bien fait.

— Pourquoi que c’est bien fait ? — demanda la Robin.

— Tiens !… c’est un maître, — répondit le charretier.

— Eh bien !

— Dam ! ça amuse toujours de voir un maître embêté.

— Avec ça qu’il est méchant, maître Chervin, — dit la Robin, en haussant les épaules, — une vraie poule, il n’aurait pas osé dire un mot à un enfant ; et il nous a toujours payé nos gages, en se privant bien pour cela.

— Qu’est-ce que ça fait ?… C’est toujours un maître,… un quelqu’un qui vous commande, — répondit le charretier avec une opiniâtreté stupide, — et moi, ça m’amuse de voir les maîtres embêtés ; c’est mon idée.

Cette réponse irrita fort la Robin, mais fit rire aux éclats l’autre charretier qui répéta :

— Hi, hi, hi ! ça nous amuse, nous, de voir les maîtres embêtés.

— Est-ce qu’il ne faut pas toujours un maître ? — demanda la Robin, outrée.

— Justement, — poursuivit le loustic de ferme, — c’est pour ça que c’est toujours farce de les voir embêtés… les maîtres,… puisqu’il en faut,… et qu’ils viennent nous chercher à la louée[2], où nous sommes parqués comme des veaux !

Et les rires de recommencer.

À défaut de raisons meilleures, la Robin, courroucée, donna aux rieurs de grands coups de sabot dans les jambes, en s’écriant :

— Vous n’êtes pas non plus autre chose que de grands veaux !

Les coups de sabot que la Robin prodiguait à ses adversaires en manière d’argument, firent plus d’effet que les plus beaux raisonnements, et le jovial charretier, tout en se frottant les jambes, répondit, comme s’il se fût agi d’une simple objection :

— Voilà ton idée, la Robin ? À la bonne heure,… mais je peux bien avoir la mienne,… d’idée.

— Non, sans-cœur, tu ne dois pas rire quand ce pauvre maître Chervin est dans la peine.

— Moi, je ris parce que c’est un maître, oui, parce qu’un chat est un chat, comme un chien est un chien.

— Quel chat ? quel chien ? — dit la Robin, impatientée.

— Eh bien ! un maître est un maître,… et un valet est un valet, vois-tu, la Robin ? — reprit le loustic, — c’est comme chien et chat, ça vit sous le même toit, ça mange à la même écuelle, mais ils auront toujours un chacun leur acabit, il n’y a rien qui les concorde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À travers l’épaisse ignorance et l’abrutissement dans lesquels, ainsi que des milliers de ses frères, ce malheureux était condamné à vivre, son instinct entrevoyait cette triste vérité qui, si elle ne la justifie pas, explique quelquefois l’indifférence, la défiance, même l’aversion avec laquelle le travailleur agricole regarde généralement le maître qui l’emploie. Car, ainsi que le disait le loustic dans sa naïveté, rien ne concorde le maître et le laboureur ; entr’eux aucune communion, aucune fraternelle solidarité, aucun lien d’association ; en un mot, rien n’intéresse le travailleur au bon ou au mauvais succès de la culture de son maître ; que la récolte soit abondante ou nulle,… pour le laboureur, c’est tout un, le métayer n’augmente ni ne diminue ses gages ; il en est ainsi du fermier à bail et à arrérages fixes[3], dans ses relations avec son propriétaire, aucune solidarité, aucun lien ! bon an mal an, il faut que le métayer paie son fermage ou qu’il soit saisi et expulsé, de sorte que cette défiance, cette aversion instinctive qui sépare le travailleur agricole du fermier, sépare aussi le fermier du détenteur du sol.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’huissier parti, la femme du métayer avait remonté l’escalier composé de pierres disjointes qui conduisaient au logement de maître Chervin.

Dans cette chambre, assez vaste, au plafond très-bas, quelques claies suspendues à des solives noircies par la fumée, supportaient deux rangées de fromages aigres et rances, tandis qu’à l’autre extrémité, le plafond effondré laissait apercevoir, à travers d’épaisses toiles d’araignées, le foin dont le grenier était rempli.

Durant le jour, la lumière ne pénétrait dans cette pièce obscure que par le panneau supérieur de la porte, panneau mobile, mais dégarni de vitres. La nuit on fermait un volet. Les murs, çà et là crevassés, étaient enduits d’une crasse humide d’un brun bistré ; le sol inégal et seulement composé de terre battue, suintait l’eau en quelques endroits.

D’un côté de cette chambre on voyait une haute cheminée, si toutefois l’on peut donner le nom de cheminée à un large tuyau maçonné en briques à quatre ou cinq pieds du sol, en saillie du mur, et au-dessus d’un âtre composé d’une grande pierre sur laquelle on faisait le feu comme dans une hutte de sauvage ; de sorte qu’à la moindre bouffée de vent la fumée se rabattait en tourbillonnant dans cette pièce déjà si malsaine.

Ce soir-là, afin de conjurer un peu le froid humide qui, en pénétrant de l’automne, envahissait la chambre, on avait placé dans l’âtre, du côté de leurs cimes, et croisés l’un sur l’autre, deux petits sapins morts, dont les racines terreuses s’étendaient jusqu’à la moitié de la chambre ; ce bois, encore vert, au lieu de brûler, se charbonnait et répandait une fumée âcre et noire.

Non loin de la cheminée on voyait une huche à pain vermoulue, et au-dessus, sur une planche moisie, quelques poteries égueulées ; à cela faisait face une grande armoire de noyer ; enfin, au plus profond de la chambre se dressait un lit d’une énorme hauteur composé d’une paillasse, épaisse de trois pieds et d’un mince matelas de laine brute ; un banc de bois, une table boiteuse, quelques escabeaux composaient l’ameublement de ce logis, faiblement éclairé par une chandelle placée dans une vieille lanterne treillissée de fer, car il faisait nuit.

Telle était la demeure de maître Chervin,… le fermier du riche comte Duriveau, telle est généralement la demeure des fermiers de Sologne. Le métayer sembla dormir, tandis que sa femme, agenouillée devant le feu, tâchait de le faire flamber en soufflant de toutes ses forces sur les tisons fumants. N’y pouvant parvenir, elle s’accroupit devant le foyer, le menton sur les genoux, tournant de temps en temps la tête du côté du lit, où sommeillait son mari.

Soudain maître Chervin poussa un long et douloureux gémissement en se retournant sur sa couche humide et dure. Il avait soixante ans environ, une physionomie honnête et douce ; son teint était pâle et plombé, ses yeux creux, ses lèvres blanches ; sa barbe grise, non coupée depuis long-temps, pointait rude et drue sous sa peau rugueuse.

Sa femme l’entendant se plaindre et s’agiter, courut à son lit et lui dit :

— Tu ne dors donc pas, mon pauvre homme ?

— Hélas ! mon Dieu ! la mère,… je rêvais du Monsieur du roi. Est-il parti ?

— Oui, il voulait monter ici pour noter nos meubles… mais je l’ai tant prié de ne pas te réveiller qu’il a écrit nos meubles comme je lui ai dit, et il s’en est retourné.

— C’est donc fini, c’est donc fini, — murmura le métayer en gémissant, — plus rien… Qu’est-ce que nous allons devenir ?

— Hélas ! mon Dieu ! je ne sais pas, mon pauvre homme.

— Et si faible… les fièvres m’ont miné. Ah ! c’est de ma faute aussi… c’est de ma faute !

— Ta faute ?

— Oui, quand, l’an passé, voyant les belles récoltes que j’avais eues, en écoutant les bons conseils de cette pauvre petite Bruyère, le régisseur de M. le comte m’a demandé un pot de vin et une augmentation, parce que mon bail était fini, je n’aurais pas dû renouveler à ce prix-là ;… c’était notre ruine, car, avant, c’est tout au plus, si nous pouvions joindre les deux bouts ;… sans mettre seulement un sou de côté pour nous ; et pour une belle récolte que nous avons eue, grâce à Bruyère, nous en avons eu tant et tant de mauvaises, faute d’argent pour bien cultiver. Aussi, dans le pot de vin a passé le profit de cette belle récolte, et celle de cette année, quoique belle aussi, nous laisse en arrière de deux termes, parce que maintenant le bail est trop cher. Ah ! feu mon père avait bien raison de dire : — N’améliore jamais ta culture, mon pauvre gars, car, s’il le peut, ton propriétaire t’augmentera du double de ce que cette amélioration te rapportera

— Il faut que M. le comte ait bien besoin, bien besoin d’argent, pour faire vendre le tout petit peu que nous et nous renvoyer… après tant d’années.

— Dam ! oui, faut croire qu’il a besoin… Et puis, c’est son droit, et c’est dans la loi, a dit le Monsieur du roi.

— Mais hors d’ici, mon pauvre homme, comment vivre ?… T’es trop affaibli pour travailler maintenant en journalier, et moi, ce que je gagnerais à la terre… si je trouvais à travailler, ça ne ferait pas seulement le quart de notre pain.

— C’est vrai.

— Que faire ?

— Hélas ! mon Dieu !… je ne sais pas.

— Mais pourtant, — reprit la métayère avec une sorte d’impatience douloureuse, après un assez long silence, — on ne peut pas souffrir que deux pauvres vieilles gens, qui n’ont rien à se reprocher, se trouvent comme ça, tout d’un coup, sans asile et sans pain ; non, non… on ne peut pas souffrir ça.

— Qui ça, qui ne pourrait pas souffrir ça, la mère !

— Je ne sais pas, moi ; mais d’honnêtes créatures du bon Dieu ne devraient pas être abandonnés ainsi par tout le monde.

— Tous les malheureux se disent ça d’eux, la mère !

— Oui, — reprit la fermière avec une douleur amère, — vis si tu peux, meurs si tu veux, voilà notre proverbe.

— Bien sûr ; mais c’est comme ça. À qui se plaindre ? de qui se plaindre ?… de M. le comte ?… il est dans son droit… c’est pas notre faute si nous ne pouvons pas le payer, c’est pas la sienne non plus.

— Il nous a trop augmenté.

— C’était à nous de pas signer.

— C’est vrai.

— Vois-tu, M. le comte est seigneur[4], nous sommes métayers. Que nous soyons malheureux, qu’est-ce que ça peut lui faire ?…Faut croire qu’entre seigneurs ils s’entr’aident : un chacun est avec les siens et pour les siens… il n’est pas notre frère pour nous aider.

— C’est juste, — dit la métayère avec son humble et naïve résignation, — nous aurions un autre maître à la place de M. le comte, ça serait la même chose… faut pas l’accuser ; mais, hélas ! mon Dieu ! c’est bien dur pour nous… Et le pauvre père Jacques, à qui nous donnions au moins un abri et de quoi manger, qu’est-ce qu’il va aussi devenir, lui ?…

— Dam… la mère… tant que nous avons pu, nous l’avons secouru… maintenant… on nous renvoie… Pauvre vieux ! ça sera comme pour nous pour lui… à la grâce de Dieu !

— C’est pas par regret de l’avoir aidé que je dis ça…

— Je le sais bien, la mère ; ce que je regrette, moi, c’est le petit peu d’argent que je dépensais dans les bourgs… à l’auberge, les jours de foire ou de marché, en allant vendre nos denrées. Si nous l’avions maintenant, cet argent-là…

— Tu te reproches pour une bouteille et un peu de viande par ci par là, quand toute la semaine tu avais quasi jeûné et travaillé si fort ?… mon pauvre homme !

— C’est égal, la mère, petit peu et petit peu, ça finit par faire pas mal ; et ces jours-là, pendant que je buvais quelques verres de vin et que je me régalais d’un morceau de viande, toi, la mère, tu buvais, comme toujours, de la mauvaise eau du puits, et tu mangeais du caillé avec ton pain noir… mais le malheur vous apprend… oh ! oui… ça vous apprend… et…

— Écoute, — dit tout-à-coup la métayère en interrompant son mari, et prêtant l’oreille avec attention.

Les deux vieillards restèrent muets et écoutèrent.

Alors, au milieu du profond silence de la nuit on entendit retentir à deux reprises différentes le cri de l’aigle de Sologne.

— C’est Bête-puante, — dit tout-à-coup la métayère, — c’est son signal… Il veut peut-être me parler de cette pauvre chère dame Perrine. Pourvu que sa folie, qui lui a repris le jour de la mort de cette pauvre petite Bruyère, ait cessé… Bête-puante le sait peut-être, car toujours il s’inquiétait de dame Perrine…

Le cri qui servait de signal à Bête-puante ayant de nouveau retenti, la métayère prit une lanterne et sortit précipitamment, gagna l’étroite jetée qui bordait l’étang près des ruines du vieux fournil ; par trois fois la mère Chervin éleva sa lanterne en l’air, puis l’éteignit et attendit.




  1. Dans ce temps si excellemment monarchique, où l’on se complaît à dire : — le gouvernement du roi, — les ministres du roi, — les ambassadeurs du roi (de france ?… peu ou prou), nous céderons au torrent, et nous appellerons gens du roi, les huissiers, avoués, recors, etc., qui instrument, saisissent, exproprient et emprisonnent au nom du roi.
  2. À la Saint-Jean, chaque année en Sologne il y a des louées, sortes de marchés aux valets, où les fermiers viennent engager leurs gens de ferme.
  3. Le fermage à moitié, qui consiste en ce que le propriétaire donnant son terrain et le métayer son industrie, ils partagent également le produit, est un mode de fermage beaucoup plus équitable. Mais les simples travailleurs agricoles restent toujours exclus de cette association.
  4. Dans quelques parties de la Sologne, on dit encore seigneur.