Marivaux (Deschamps)/Partie 2/Chap III

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 169-176).

CHAPITRE III

LE PAYSAN PARVENU

L’œuvre de Marivaux est une galerie de tableaux où les jupes enrubannées, pomponnées, les collerettes de dentelles, les souliers de salin, les cheveux poudrés, les épaules voilées de gaze blanche, les corsages à « ramages » et les a paniers » bouffants attirent les yeux d’abord. C’est proprement le royaume des femmes. Et quelles femmes ! Les plus spirituelles qui furent jamais, les plus ingénieuses et les plus déliées, habituées dès l’enfance à exprimer par des paroles, à indiquer par un sous-entendu, à nuancer d’un sourire ou à renforcer d’un geste les sentiments qu’elles éprouvent ou qu’elles veulent paraître éprouver.

Cependant, ce peintre de toutes les délicatesses féminines a voulu nous laisser un portrait d’homme. En 1735, avant même d’avoir achevé l’interminable Marianne, il donna au public le Paysan parvenu, roman en cinq parties. C’est une étude d’ambition humaine, que l’on peut comparer à l’Ingénu de Voltaire, au Gil Blas de Lesage, et au Joseph Andrews ainsi qu’au Tom Jones de Fielding. C’est justement en 1735 que Lesage publia le XXIIe livre de Gil Blas.

Le héros du conte est un certain Jacob, Champenois de naissance, beau garçon, faraud et intrigant de son état, venu en sabots à Paris, fort habile à entrer dans les cuisines au moment où la broche tourne, décidé, comme tant d’autres, à faire fortune et à conquérir la grand’ville. Sous l’ancien régime, un laquais pouvait arriver à tout. À partir de l’année 1707, où Lesage fit voir, sur le théâtre, Crispin rival de son maître, la littérature du xviiie siècle s’encanaille, de plus en plus, dans la glorification des domestiques. Ce siècle marche vers les triomphes de ce suisse génial qui s’appela Jean-Jacques Rousseau, et vers l’apothéose de ce faquin redoutable qui se nomme Figaro.

Et l’histoire vraie s’accordait avec la fiction pour démontrer qu’en France comme dans le pays fabuleux des Mille et une Nuits, on pouvait dé portefaix devenir pacha et de goujat premier ministre. On pouvait commencer garçon de rivière au Port-au-foin, et finir tout-puissant dans la maltôte. Vainement le Règlement général pour la police de Paris, en date du 30 mars 1635, avait édicté cette injonction : « Faisons défenses à tous pages, laquais et hommes-de-chambre de porter aucunes épées, bâtons, ni armes offensives et défensives, à peine de la hard ». La valetaille s’émancipait. L’exemple venait de haut, depuis qu’un ancien saute-ruisseau, devenu précepteur, archevêque, académicien, ministre, connu dans l’histoire sous le titre et le nom du cardinal Dubois, « s’était fourré, dit Saint-Simon dans le conseil des affaires étrangères comme ces plantes qui s’introduisent dans les murailles et qui enfin les renversent ». En ce temps-là, un cocher qui savait bien mener son monde aux bons endroits, par exemple à la Glacière, à Chaillot ou dans la courtille de Mme Liard, au Roule, était en passe de se hisser jusqu’aux emplois les plus relevés. On quittait la glèbe natale ; on revêtait la livrée de quelque seigneur débauché ou de quelque dame un peu dissipée, on s’appelait Champagne, Poitevin, La France, Normand, Picard, La Brie, La Roche et, si l’on avait un peu d’adresse dans l’esprit et de souplesse dans l’échine, on pouvait, après avoir étrillé beaucoup de chevaux ou lavé beaucoup de vaisselle, passer de l’office au salon et tenir, tout comme un autre, état de gros bourgeois ou même de gentilhomme. On quittait le justaucorps galonné sur les coutures et l’on endossait un habit brodé de velours. « Le corps des laquais, dit Usbek à Ibben, dans les Lettres persanes, le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs. C’est un séminaire de grands seigneurs. »

Jacob est né quelque part en Champagne, dans une ferme. Marivaux, avec cette imprécision pittoresque qui l’a toujours empêché de dessiner la figure d’une maison ou la forme d’un chapeau, a négligé de nous dire si son paysan vient des plaines crayeuses de Châlons ou des collines boisées parmi lesquelles l’Ourcq et la Vêle traversent des bouquets d’aunes et des clairières de genêts. Est-il né dans le bailliage de Reims ou dans celui de Vitry-et-Chaumont ou bien dans la Brie champenoise ?

On voudrait que le narrateur nous indiquât, d’un trait, sur l’horizon, la silhouette d’un de ces logis d’autrefois, dont les pigeonniers et les toitures d’ardoise apparaissent dans les paysanneries d’Oudry, de Lépicié, de Jean-Paul de Marne, et jusque dans les pastorales de Lancret. Mieux encore, on désirerait que l’auteur nous ouvrît la porte de cette métairie champenoise, qu’il nous fît asseoir, près de la cheminée, sur le banc de bois, devant la table où le maître et les valets mangent du fromage et du pain bis. Nous causerions avec ces rustres. Ils nous mettraient au courant de leurs petites affaires. Du pas de leur porte, nous verrions se découper sur l’horizon les girouettes et les poivrières du manoir seigneurial. Nous saurions combien le fermier doit donner, par an, de gerbes de blé et de cuvées de vin. Nous pourrions apprendre, par la communication de la parole vivante, et non point par de sèches indications, jetées en guise de préface, l’état civil et la notice individuelle des habitants du château. Le fermier nous dirait, avec une malice sournoise, qu’il ne sait point comment son seigneur se nomme, vu que son seigneur a pris un nom de terre, et qu’il a enseveli, sous d’immenses richesses, le nom bourgeois qu’il tenait de ses aïeux.

En dépit du raisonneur de l’École des femmes, l’expérience démontre qu’il vaut mieux, même dans une société démocratique, s’appeler M. de la Souche ou M. de l’Isle, qu’Arnolphe ou Gros-Pierre.

Le seigneur dont dépend notre vigneron champenois, ce seigneur, auquel il ne manque que d’être noble pour être gentilhomme, vient de s’allier à d’illustres maisons par le mariage de deux de ses fils, dont l’un a pris le parti de la robe et l’autre celui de l’épée. On connaît leur origine, mais on n’en parle plus. Le tour est joué. « La noblesse de leurs alliances a achevé d’étourdir l’imagination des autres sur leur compte ; de sorte qu’ils sont confondus avec tout ce qu’il y a de meilleur à la cour et à la ville. » Et rien n’empêche ces maltôtiers de fréquenter des princes, seigneurs et pairs, des maréchaux de France, des colonels généraux et des chevaliers de l’Ordre.

Jacob (il faut nous résigner à garder au paysan parvenu ce nom biblique et vague) sait semer, labourer la terre, travailler la vigne. Mais ces occupations rustiques ne suffisent pas à son ambition. Il quitte le clocher de sa paroisse, et vient à Paris pour conduire des barriques de vin au pas de deux percherons, chez son seigneur (dont nous ne connaîtrons pas davantage le nom propre). Mis en goût par l’accueil qui est fait à sa bonne mine, il demeure dans la grande ville, et forme la résolution d’y faire son chemin.

La maison où il sert (et dont nous ne saurons jamais ni la rue ni même le quartier où elle est située) ne laisse pas d’être fort divertissante.

Voici l’emploi du temps de la dame du logis, personne aimable et frivole, qui a « de la hauteur et de l’embonpoint ».

Lever à une heure après midi. Toilette longue et minutieuse C’est l’instant où madame, au saut du lit, « reçoit ses amants » (ici, l’auteur, d’ordinaire si discret, devient presque brutal). Tandis que les chambrières agrafent les jarretières de madame, lui ajustent son « corps à baleine », lui chaussent ses mules, et lui prodiguent ses fards, pâtes, mouches, odeurs, rubans, tresses, aigrettes, tandis que la coiffeuse ouvre la boîte à poudre, et arrange le savant édifice des cheveux en dorlotte, en papillon, en équivoque, en désespoir ou en culbute, madame s’occupe à décacheter des billets doux. Elle se demande si elle doit répondre par un sentiment à l’attrait que tel galant lui déclare. Elle médite pour savoir si telle conformité doit s’achever par la passion ou s’arrêter aux strictes limites de la sympathie. Elle réfléchit aux conséquences d’une fantaisie, d’une épreuve, d’une passade. Elle ne se donne pas la peine d’enfermer toutes ces reliques compromettantes dans un tiroir à secrets. Négligemment, elle laisse traîner sur le velours des sofas, sur les chiffonniers, sur le « coffre aux robes », les lettres de rendez-vous, les portraits, les mèches de cheveux, tout le bric-à-brac de ses caprices. Le mari, qui d’ailleurs habite un logis fort éloigné de l’appartement de cette dame, s’aperçoit de ce manège et ne s’en scandalise point.

Le bichon jappe. On frappe, c’est quelque amoureux ou quelque solliciteur, un soupirant qui veut faire agréer ses cadeaux ou un auteur qui veut faire lire ses livres. Les dames de ce temps-là ne faisaient nulle difficulté d’ouvrir leur porte à ces visiteurs indiscrets. On sait que Mme Dupin de Francueil, jeune femme d’un vieux financier et châtelaine de Chenonceaux, reçut Jean-Jacques Rousseau « à sa toilette, les bras nus, les cheveux épars, son peignoir mal arrangé ».

Tous les soirs, à cinq heures, spectacles. Marivaux ne nous donne point de détails sur ces divertissements. Mais l’histoire du Paysan parvenu se passe vers l’année 1735, et nous pouvons suppléer à la parcimonie du narrateur. Madame va aux Italiens, aux Français, à l’Opéra, sous prétexte de se pâmer, à la clarté des bougies, devant les poèmes de Voltaire, devant la musique de Rameau, devant les grâces frelatées de Mlle Le Breton, devant les décors de Parrocel ou de Servandoni, en réalité pour écouter les fadaises de quelque chevalier à la mode ou de quelque robin musqué. Après le spectacle, souper aux Porcherons ou au Port à l’Anglais. Après quoi, il est de bon ton d’aller manger des macarons et boire du ratafia au pont de Neuilly. On rentre à la maison quand sonne l’Angélus. De temps en temps, on joue au lansquenet, à la bassette, au pharaon. Non pas que ces jeux soient amusants. Mais c’est qu’ils sont défendus par arrêts du Conseil et par ordonnances de police.

Si Jacob avait apporté, de sa ferme champenoise, quelques scrupules, il les aurait vite perdus en pareille société. Les étapes de sa fortune furent rapides.

Après avoir séduit une jeune chambrière dont il dissipa les économies, il trouva sur son chemin une vieille fille de cinquante ans, fort dévote, fort riche, à laquelle il plut par sa jeunesse et par sa verdeur. Il ne craignit pas de se marier avec elle pour avoir de l’argent. « Bah ! songeait-il avec philosophie, la vie se passe, et plus on va plus on se crotte. »

Lorsqu’on est résigné à se crotter par monts et par vaux, on peut aller loin. Jacob ne se contente pas d’épouser un sac d’écus. Il profite de cette aubaine pour se divertir. La disproportion d’âge entre deux époux excuse l’infidélité. Jacob suivant cette maxime fait la cour à une dame. Mais il est trompé par cette dame, et cette expérience lui enlève les derniers vestiges de la confiance qu’il accordait au genre humain. Guéri des amourettes, notre héros se pousse dans les antichambres et dans les cabinets des ministres. Sa fortune est désormais établie. Le voilà contrôleur général des fermes en Champagne, fermier-général et seigneur de ce même village d’où il était sorti en sabots.

Ce roman s’achève par des peintures édifiantes. Jacob, n’ayant plus rien à désirer, devient respectable. Le Benedicite, la Bonne éducation, la Mère laborieuse et tous les tableaux de famille où s’est répandue l’âme du bon Chardin ne sont pas plus touchants que les derniers chapitres du Paysan parvenu.

Marivaux a très bien vu quelques-uns des résultats où devait aboutir le mouvement social de son siècle. Une noblesse qui ne donnait plus l’exemple des vertus nobles était nécessairement condamnée à favoriser le progrès des intrigants de bas étage. Quand les petits sont scandalisés par les grands, ils deviennent eux-mêmes des sujets de scandale. Ils renchérissent sur les vices de leurs maîtres, en les imitant. La fête perpétuelle du xviiie siècle a fait naître des trouble-fête d’abord inoffensifs et ensuite redoutables. Jacob a été encouragé par l’exemple de Turcaret. Et c’est le comte Almaviva qui, en fin de compte, est responsable du terrible Figaro.