Marivaux (Deschamps)/Partie 2/Chap IV

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 177-191).

CHAPITRE IV

LE MARIVAUDAGE

Si le nom de Marivaux n’est plus guère prononcé que par les personnes qui s’occupent — comme on dit — de littérature ou de théâtre, en revanche le substantif marivaudage et le verbe marivauder se rencontrent assez souvent dans notre phraséologie coutumière, et il n’est pas nécessaire, pour les prononcer d’un air entendu, de porter un jabot de dentelles ni une jupe à falbalas, ni même de connaître la Double Inconstance ou les Serments indiscrets.

Qu’est-ce que le marivaudage ? Que fait-on, ou qu’est-on censé faire lorsqu’on marivaude ? Telles sont les questions que nous allons examiner.

N’ayant pu, apparemment, mettre dans sa vie l’amour parfait dont il se sentait capable, Marivaux prodigua, dans ses comédies romanesques, la peinture minutieuse de cette passion. Tout son théâtre — ce théâtre où il n’y a pas un seul adultère — pourrait porter ce titre qui est celui d’une de ses plus jolies pièces : le Triomphe de l’Amour.

Le théâtre de Marivaux est une sorte de temple où des voix jeunes chantent du matin au soir, sur un ton gracieux et un peu grêle, les litanies de l’Amour vainqueur. « Quand l’amour parle, il est le maître », dit un personnage des Fausses Confidences. « Sans l’aiguillon du plaisir et de l’amour, dit Lélio, notre cœur est un vrai paralytique ; nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu’on les remue pour se remuer. » Et tout le monde, chez Marivaux, répète ce refrain. Parfois même, la mode et la coutume ont induit cet esprit inventif en des mythologies qui nous semblent maintenant surannées comme les panneaux d’un vieux paravent. La Réunion des amours qui fut jouée par les Comédiens français le 9 novembre 1731, est une allégorie délicieusement rococo, où l’on voit la sage Minerve réconcilier et unir pour toujours le dieu de la volupté et le dieu du sentiment qui, jusque-là, paraît-il, avaient vécu en frères ennemis.

Il a prévu le reproche de monotonie que l’on pourrait lui objecter : « J’ai guetté, disait-il, dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l’amour, lorsqu’il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir de ces niches ». Et il ajoutait, en parlant de son théâtre : « Dans mes pièces, c’est tantôt un amour ignoré des deux amants ; tantôt un amour timide qui n’ose se déclarer ; tantôt enfin un amour incertain et comme indécis, un amour à demi né, pour ainsi dire, dont ils se doutent sans en être bien surs et qu’ils épient au dedans d’eux-mêmes avant de lui laisser prendre l’essor. »

Aux yeux de Marivaux, l’amour, même lorsqu’il est timide, purifie et embellit tout ce qu’il touche. C’est un « penchant qui lie les âmes ». C’est un « sentiment glorieux ». Il s’associe naturellement avec les plus éminentes vertus. Allons plus loin, cette passion est « si douce, si noble, si généreuse », qu’elle « ressemble elle-même à une vertu ».

Où sommes-nous ici ? Au commencement du xviiie siècle ? Parmi les divertissements et les propos dont le souvenir demeure attaché comme une salissure à la mémoire du Régent ? Dans le temps où les courtisans de Louis XIV, métamorphosés en roués, étonnaient le monde par le cynisme et la bassesse de leurs galanteries ? Il n’y paraît pas. Ce coup d’aile imprévu nous emporte, semble-t-il, plus loin encore que l’Astrée, vers le pays enchanté où le douloureux Tristan aima si fort Yseult la Blonde, vers le temps fabuleux où Lancelot du Lac disait tout bas à la reine Guenièvre : « Dame, vous m’avez dit en me quittant : Adieu, beau doux ami. Jamais ce mot, depuis ce temps, ne m’est sorti du cœur. C’est le mot qui fera de moi un vaillant homme si jamais je le suis. Ce mot me conforte en tous mes ennuis. Il m’a guéri de toute peine, gardé de tout péril, enrichi dans la pauvreté. »

Ainsi, la sentimentalité raisonneuse de Marivaux rejoint presque à travers les siècles, malgré une longue série de vulgarités et de platitudes, les chevaliers mystiques de la Table-Ronde, et ressemble, pour employer une expression qui lui est familière, à cette a franchise de cœur qu’avaient autrefois nos aïeux ». Sans en avoir l’air, cet homme discret se sépare de ses contemporains, pour capter, en des coins inexplorés, un filet d’idéalisme, venu de ce large flot qui a jailli des profondeurs mêmes de notre conscience nationale et qui, dérivé de ces sources inépuisables que recelait l’âme des vieux Celtes, s’est répandu à travers le monde par la propagande efficace de nos plus grands écrivains. Il a cueilli des fleurs d’automne sur les rejets de nos vieilles épopées. Il a glané des bouquets d’arrière-saison sur les coteaux de ce Lignon où Honoré d’Urfé avait égaré ses rêveries. Les menues et fragiles merveilles de ce charmant esprit, ces comédies destinées à être jouées parmi les rubans roses, les volants et les « mignonnettes » sous des plafonds peints où voltigent des amours, voisinent avec ces colossales épopées que les héritiers des harpeurs bretons répandaient de château en château. Sa prose doucement passionnée s’allie naturellement avec cette poésie courtoise qui contait à la dame du temps jadis, en sa chambre enluminée de verrières peintes, des prouesses fines, des galanteries subtiles, des gageures de vaillance, des miracles d’amour. Dans les moralités sentimentales de Marivaux, comme dans les poèmes du vieux Chrestien de Troyes, les hommes n’existent que pour les femmes et par les femmes : « Femmes, s’écrie Lelio, dans la première Surprise de l’amour, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos ; vous nous ravissez à nous-mêmes ».

Mais entendons-nous. Les marquis de Marivaux sont les petits-fils raisonnables des paladins surexcités. La chaise à porteurs de ses marquises voisine avec le palefroi des châtelaines d’antan. Soit. Mais Lucile, Hortense, Araminte exigent des stages utiles, tandis que Guenièvre et ses pareilles imposaient des épreuves insensées.

Aux yeux de Marivaux, l’amour tient lieu de toutes les vertus. Il est la vertu même. Seulement, faisons bien attention. Ce n’est pas ici le songe d’une nuit d’été. C’est une vision lucide, désirée par le cœur et éclaircie par la raison. Trop sincère et trop brave homme pour se dissimuler à lui-même ou pour dissimuler aux autres le danger de sa doctrine, il saisit l’occasion d’expliquer (sans recourir à l’aventure classique de Francesca de Rimini avec son beau-frère Paolo Malatesta) comment la capitulation des femmes vertueuses est quelquefois plus rapide que la chute des autres femmes. Supposez, dit-il, une a femme sage et vertueuse », aux prises avec « un amant tendre, soumis et respectueux ». Voici, neuf fois sur dix, ce qui se passe : « Elle lui impose silence, bien moins parce qu’elle hait que parce qu’elle s’est fait un principe de le haïr et de le craindre. Elle lui résiste, mais en résistant, elle entre insensiblement dans un goût d’aventures, elle se complaît dans les sentiments vertueux qu’elle oppose ; ils lui font comme une espèce de roman noble qui l’attache, et dont elle aime à être l’héroïne…. L’amant demande pardon d’avoir parlé, et en le demandant, il recommence. Bientôt elle excuse son amour comme innocent, ensuite elle le plaint comme malheureux, elle l’écoute comme flatteur, elle l’admire comme généreux ; elle l’exhorte à la vertu, et en l’y exhortant, elle engage la sienne…. Dans cet état, il lui reste encore le plaisir d’en regretter noblement la perte…. » Il y a tout un roman de George Sand dans ce petit morceau.

Marivaux n’a pas cédé à la tentation de parcourir le champ illimité où s’est espacée, depuis, notre fougueuse romancière. Mais, persuadé dans le fond de son cœur que l’amour est le grand ressort sans qui l’humanité s’arrêterait, et qu’une société qui lui résiste trop durement se suicide, il a entrepris de réconcilier l’amour avec la raison, avec les mœurs, avec les lois, avec les préjugés.

Il a rencontré naturellement, sur sa route, l’antique institution du mariage. Il l’a respectée. Certes, il connaît les inconvénients du mariage. Il en sait que parfois les lendemains de la noce sont décolorés par la désillusion, par les regrets. « Des gens, disait-il, s’épousent, ils s’adorent en se mariant, ils savent bien ce qu’ils ont fait pour, s’inspirer mutuellement de la tendresse ; elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance et du soin qu’ils ont eu de s’offrir toujours de part et d’autre dans une certaine propreté qui mît leur figure en valeur, ou qui du moins l’empêchât d’être désagréable ; ils ont respecté leur imagination, qu’ils connaissaient faible, et dont ils ont craint, pour ainsi dire, d’encourir la disgrâce en se présentant mal vêtus. Que ne continuent-ils sur ce ton-là quand ils sont mariés ? Et si c’est trop, que n’ont-ils la moitié de leurs attentions passées ? Pourquoi ne se piquent-ils point d’être aimés, quand il y a plus que jamais de la gloire et de l’avantage à l’être ? » Malgré tout, Marivaux ne consent pas à ébranler la coutume séculaire selon laquelle les hommes et les femmes, en Occident, s’unissent légalement, par contrat notarié. Et il pense, avec raison, qu’il n’y a pas, au monde, de plus importante affaire que cet événement. Remarquez d’ailleurs que nos plus hardis bousculeurs de lois, Alexandre Dumas fils, M. Paul Hervieu, ont fait comme lui, et laissent décidément aux féministes, mâles et femelles, la thèse de l’union libre. Jusqu’à nouvel ordre, le mariage est encore, quand on s’aime, le meilleur moyen, le plus commode, le plus simple et le plus honnête de se rencontrer souvent.

Marivaux donc n’a pas touché au mariage. Régulièrement, à la fin de son troisième acte, il marie en bonne et due forme, par-devant notaire, sa jeune première et son jeune premier. Mais avant de procéder à cette cérémonie il montre, par des analyses consciencieuses, de quelles précautions il faut entourer une détermination si grave, afin qu’elle ne soit pas incompatible avec le bonheur. Chacune de ses comédies est une aimable leçon de prudence et une invitation réitérée aux circonspections qui aboutissent à la suprême félicité. Ainsi, ce moraliste délicat, et qui de loin semble timide, allait à l’encontre des travers de son siècle. Au moment même où il était de bon ton de dire que le mariage n’est une grosse affaire que pour les petites gens, dans le siècle où le prince de Lambesc fut à la mode pour avoir répété partout qu’il n’aimait point Mlle de Montmorency, et qu’il l’épousait pour son argent, quelques années avant le jour où le ministre Choiseul se vantait de n’avoir pas mis plus de six heures pour nommer son frère lieutenant général et pour le marier ensuite, ce dramaturge paradoxal ne badinait pas avec l’amour et prenait le mariage au sérieux. Il a exprimé ce désir secret, qui était celui de toutes les femmes de son temps, et qui appelait, à la place du séducteur, froid, cruel, méprisant, la grâce attendrie de l’homme vraiment sensible. Par là, il a préparé son siècle à un « état d’âme » nouveau. Dans le siècle de Lauzun et de Tilly, de Faublas et de Valmont, il a protesté contre le genre d’amour qui implique le mépris de la femme. Il a blâmé, d’autre part, cette sorte de mariage qui consiste uniquement à s’établir pour faire une fin. Par là, il mérite d’être entendu de nous, s’il est vrai, comme on le dit, que, sans prétendre aux élégances de Choiseul ou de Lambesc, nous avons cependant une tendance à considérer le mariage, maintenant surtout qu’il est atténué par le divorce, comme un accident négligeable, une formalité bourgeoise, — s’il est vrai enfin que nos jeunes filles s’y destinent parfois sans grande conviction, avec un zèle simplement exigé par les convenances.

Les dramaturges Scandinaves, qui traitent volontiers, à la suite de M. Dumas, cette question du mariage, nous montrent ordinairement, par le spectacle de leurs révoltées et de leurs névrosées, ce qui se passe, après le sacrement, dans les ménages mal assortis. C’est fort laid. Autrefois, exception faite pour la Princesse de Clèves, on racontait peu, du moins en public, l’histoire des femmes mariées. Le roman féminin était censé finir la veille du mariage. Marivaux s’est plu à nous dire ce qui devrait se passer avant cette grande aventure. C’est pourquoi il fut un biographe de jeunes filles.

Ainsi se dessinait, dans l’esprit de Marivaux, ce type idéal de la jeune Française, qui se généralisera peut-être un jour, que l’on commence à apercevoir çà et là, dans le monde où l’on travaille : la jeune fille comme nous la souhaitons, la figure nécessairement nouvelle, que de nouvelles mœurs façonnent parmi nous dans l’élite, la forme neuve d’un genre qui évolue comme tout le reste, la frappe récente d’une médaille qui a été remise à la fonte et dont le métal est resté pur. Cette jeune Française n’a plus, j’en conviens, les paupières baissées d’Agnès, ni le maintien d’Angélique, ni les retraites pudibondes ni les attitudes penchées de « mam’selle Nitouche ». Elle n’a pas non plus cet esprit de bagatelle, que Marivaux a noté chez les femmes de son temps. Les vieux messieurs disent peut-être, au cercle, que son allure est trop vive et décidée. Elle sait tendre la main franchement, loyalement. Elle entre dans la vie, les yeux ouverts, rebelle aux mensonges, prête à la vaillante acceptation de tous les devoirs, résolue à se donner sans réserve à l’élu qu’elle aura choisi, préservée de toute souillure par le respect de soi-même, plus exposée sans doute que les pensionnaires d’autrefois, mais fortifiée, trempée, comme une fille de bonne race, contre les dangers dont elle a le sentiment vague, par l’usage qu’on lui laisse faire de sa volonté. Vraiment, je préfère à toutes les simagrées des « petites oies blanches » la droiture de son regard, sa franchise gaie et la probité de son cœur. Incomparable amie, femme dont la tendresse est douce et forte, on peut répéter en son honneur ce mot de l’Écriture : « Elle est comme une fleur de joie épanouie dans la maison ».

Et l’on voit, d’autre part, ce que le peintre de cette ravissante image pense de ceux qui cherchent dans le mariage autre chose que les plus profondes délices auxquelles puisse aspirer notre cœur. On a vu comme il traite ces unions de « convenance » ou de a raison », qui enthousiasment les mères prudentes, font pleurer de joie les grands-parents et les tantes, égalisent deux piles de gros sous, et brisent d’avance un nombre infini de destinées, en jetant dans une impasse deux malheureux. Il est peut-être, en France, le premier auteur de comédies qui ait pris l’amour tout à fait au sérieux. Il est le peintre des fiançailles merveilleuses. Il a écrit avec délices l’exquise préface du mariage d’inclination.

Les jeunes gens, les jeunes filles, les veufs et les veuves de Marivaux, tous gens qui ne se recherchent que pour le bon motif, ont tellement peur de tomber dans la misère des unions mal assorties, qu’avant de prononcer les mots irréparables qui lient pour jamais, ils s’interrogent sans relâche, scrutent leurs sentiments, s’efforcent de voir clair dans leur cœur poussent jusqu’aux dernières limites, presque jusqu’à la torture de l’âme inquiète, l’analyse infinitésimale de soi. Dans cet Embarquement pour Cythère, ils ont peur des exagérations, des emphases, des grimaces par lesquels on ment aux autres et à soi-même. Tous et toutes, ils ont fait l’impossible rêve d’être aimés pour eux-mêmes. De là ces déguisements, ces mystères par lesquels ils compliquent si volontiers les Jeux de l’Amour et du Hasard. Ils mettent à haut prix l’octroi de leur main et de leur cœur, et ne veulent se donner qu’à bon escient. Ils attendent le moment des invincibles sympathies. Ils sont toujours en examen de conscience et en confession mutuelle. Ils veulent l’Accord parfait. Ils cherchent l’amour vrai, l’amour simple, l’amour pur. Voilà pourquoi ils ont toujours martel en tête. Ici, chaque soupirant pourra répéter, après la noce, à celle qu’il aime, ce que M. de Clèves disait à la princesse : « Si je savais une femme telle que vous éprise d’un autre que moi, je quitterais le personnage d’amant et d’époux pour la conseiller et la plaindre ». Le théâtre entier de Marivaux mériterait de porter ce titre, qui est celui de sa huitième comédie : les Sincères.

Il y a, pour chacun de nous, dans le vaste univers, une personne qu’il faut attendre, et qu’il ne faut pas manquer lorsqu’on l’a trouvée. Il y a des apparitions qu’il ne faut pas négliger pour une ombre vaine. Il y a une personne, longtemps inconnue, à qui chacun de nous pourrait dire ce que Mlle de Lespinasse disait au chevalier de Guibert : « Je souffre, je vous aime et je vous attends ». L’essentiel est de se bien connaître et de savoir par qui l’on mérite d’être aimé.

Cet examen de conscience, dicté par une probité inquiète, — cette application à éviter les illusions qui trompent, à déjouer les pièges du caprice et de la fantaisie, à mettre au service du sentiment les plus subtiles lumières de la raison, — ce souci d’éloigner les duperies qui nous font manquer l’heure du berger ou de la bergère par une trop grande application à la retarder, ou par une hâte excessive à la vouloir saisir, — l’habitude de raisonner sur les inclinations qui nous font pencher d’un côté ou de l’autre, — l’esprit de finesse employé à découvrir les plus secrets mouvements de notre sensibilité, — par conséquent l’usage conscient d’un style ajusté à la ténuité de ces enquêtes, style qui n’est pas exempt de recherche, mais qui abonde en trouvailles décisives, — voilà précisément le marivaudage.

Le marivaudage n’est donc point, comme on l’a cru, le dictionnaire de la fade galanterie, c’est le formulaire des scrupules du cœur. C’est la recherche romanesque des solutions raisonnables, et l’art d’éviter adroitement les engagements téméraires. C’est le bréviaire de tous les artifices par où les gens qui ont beaucoup d’esprit peuvent aboutir à la simplicité, « On croit voir, disait Marivaux, on croit voir partout, dans toutes mes comédies, le même genre de style, parce que le dialogue y est partout l’expression simple des mouvements du cœur. La vérité de cette expression fait croire que je n’ai qu’un même ton et qu’une même langue, mais ce n’est pas moi que j’ai voulu copier, c’est la nature, et c’est peut-être parce que ce ton est naturel qu’il a paru singulier. »

Il y a sous le charme de Marivaux beaucoup de santé morale. Cet homme d’esprit, exempt d’ironie, a voulu réconcilier la franchise avec la politesse, le désir de plaire avec l’ambition d’être véridique, le souci d’être honnête avec le soin d’être aimable. Le marivaudage, c’est l’amour qui se querelle avec lui-même et qui finit par être heureux presque malgré lui ; c’est l’amour qui cause, mais qui cause pour s’épurer et pour s’ennoblir.

On voit les différences qui séparent le marivaudage du moderne flirt. Il y aurait quelque impertinence et quelque anachronisme à vouloir les indiquer.

Marivaux, qui ne fut guère chanceux pendant sa vie, ne le fut guère davantage après sa mort. Les circonstances furent telles qu’il parut bien vite, même à ceux qui goûtaient sa manière, un isolé et un dédaigné. Au moment où il mourut, il y eut, pour ainsi dire, un tournant dans son siècle. L’énorme bâtisse de l’Encyclopédie, maçonnée par des gens peu enclins au marivaudage, commença d’inquiéter l’esprit humain. Les années qui suivirent furent marquées par les premières déclamations de Rousseau. Buffon entreprit ses vulgarisations majestueuses. On se mit à discuter en public, non plus sur les nuances fugitives des passions amoureuses, mais sur la société et la propriété, sur la théorie de la matière vivante et de l’organisation spontanée, sur la morale de l’instinct animal et de l’intérêt bien entendu, sur la bonté originelle de l’homme et sur les erreurs de la civilisation…. La lourde logique des matérialistes fit fureur chez les fermiers généraux et même chez les marquises. La propagande de Rousseau engagea les mondains à médire de la vie mondaine. On affecta, selon l’exemple et les préceptes du Vicaire savoyard, de mépriser les salons, les jets d’eau, les bosquets, les berceaux de verdure, le clavecin, les nœuds, les colifichets, et de préférer à tous les falbalas un buisson d’épines, une haie, une grange, un pré et le fumet d’une omelette au cerfeuil. On voulait revenir à la nature. Les femmes faisaient semblant de renoncer aux plaisirs de la conversation sentimentale, et aspiraient à l’honneur d’être uniquement nourrices. L’auteur d’Émile faisait entrer l’enfant, le berceau et la layette dans la littérature, et réconciliait la maternité avec la mode. Les hommes affectaient déjà de songer avec emphase aux problèmes de la dépopulation. Le siècle devenait pastoral avec fureur, et l’on confondit le retour à la nature avec l’abolition de la société. Les faiseurs de sermons remplaçaient les diseurs de compliments. Les moralisateurs succédaient aux moralistes, et semblaient dire des choses nouvelles parce qu’ils parlaient sur un ton nouveau. Voltaire, qui savait se plier à toutes les exigences de l’opinion, écrivit son Commentaire des délits et des peines, et improvisa son Dictionnaire philosophique, afin de faire oublier qu’à ses débuts il n’avait guère été qu’un Fontenelle moins la bonne éducation. Les peintres s’appliquaient à suivre la route indiquée par Vien, « sectateur » des Grecs, et s’acheminaient vers la solennité de David. En même temps, la manie des archéologues substituait une architecture néo-classique aux menus décors, aux lambris légers, aux volutes et aux courbes, à toutes les sinuosités et à toutes les inflexions où s’était plu la fantaisie du siècle commençant. La saison clémente où l’esprit et la manière de Marivaux avaient fleuri comme en serre chaude était finie. Entre d’Holbach et La Mettrie, entre la colonnade de Saint-Sulpice et les murailles de l’Odéon, il n’y avait pas de place, apparemment, pour l’auteur du Jeu de l’Amour et du Hasard.

Nous venons de voir pourtant que, par l’usage qu’il fît de son rare talent, par la hardiesse voilée de ses tentatives, par la générosité de sa propagande morale et (j’oserais dire si ce mot n’était devenu dans ces derniers temps un mot trop gros) par ses préoccupations sociales, il mérite — si différent qu’il soit de ses successeurs immédiats — d’être replacé dans le mouvement général du xviiie siècle. Le « souffle vigoureux de la philosophie », comme disait le baron Grimm, aurait dû épargner la floraison charmante et salutaire du marivaudage. Mais les précurseurs sont toujours plus ou moins méconnus. On ne remarque point que Marivaux, avant la prédication de Rousseau, avait conseillé discrètement le retour à la sincérité, à la simplicité, à la nature. On oublia que les spirituelles maximes de l’Indigent philosophe recommandaient, avec moins de fracas, les mêmes réformes que les tirades du Vicaire savoyard. Son théâtre, presque oublié pendant de longues années, a reconquis, dans ces derniers temps, la faveur du public délicat. Ce n’est pas assez. À présent, notre auteur doit être retiré du coin d’étagère où l’on avait coutume de le reléguer comme un gentil bibelot ; il reprend sa place dans la lignée des nobles écrivains, qui ont su associer à l’art de peindre les hommes le souci de les amender, et à l’habitude d’observer le réel le culte passionné de l’idéal.

FIN