Marivaux (Deschamps)/Partie 2/Chap II

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 156-168).

CHAPITRE II

MARIANNE

Lisons la Vie de Marianne ou les Aventures de la comtesse de ***. C’est l’autobiographie d’une jeune fille que le hasard a jetée dans une condition humble et malaisée. Marivaux, précédant, par le choix de ses sujets, la lignée de romanciers que George Eliot devait plus tard représenter avec tant d’éclat, observe volontiers les existences obscures, les petites vies où s’épanouissent de jolies âmes.

La jeune et intéressante Marianne entra dans la vie d’une façon romanesque, et le récit de ses malheurs commence par un tableau de mélodrame. C’était par une sombre matinée d’hiver. La route de Bordeaux était déserte. Seule, une berline, attelée en poste, cheminait dans les ornières, entre deux rangées d’arbres dépouillés. Tout à coup des voleurs, armés jusqu’aux dents, sortirent des buissons, arrêtèrent les chevaux, et tuèrent à coups de pistolets d’arçons, toutes les personnes qui voulaient résister. Les postillons se sauvèrent. Un chanoine s’enfuit. Que peut faire un chanoine en pareille occurrence ? Deux femmes, dont l’une était admirablement belle, furent tuées. Quelles étaient ces femmes ? Mystère ! Sur ces entrefaites, arrivèrent cinq ou six officiers, qui battaient l’estrade à franc étrier. Ils tirèrent, de dessous un monceau de cadavres, une enfant de trois ans, qui criait. Quelle était cette enfant ? C’était Marianne, l’héroïne de cette histoire.

Longue et triste histoire, surchargée de péripéties et fertile en jolies esquisses, frottées d’un glacis un peu pâle, à la Chardin…. Marianne est recueillie d’abord par un curé de campagne, et c’est pour nous l’occasion d’entrer dans le presbytère, de nous promener aux allées du jardin propret, de nous asseoir sur un banc rustique, en compagnie du digne pasteur, et d’entendre les dames des environs, venues de leurs châteaux à girouettes, s’extasier sur la beauté mélancolique de cette enfant.

Marianne, âgée de quinze ans, part pour Paris, avec la sœur du curé. Et nous voilà transportés à l’auberge, dans le Paris pittoresque et amusant de ce temps-là. L’auteur ne se donne point la peine de décrire la grande ville, mais on l’entrevoit, avec ses officiers du guet, ses processions, ses boutiques, ses couvents et ses éternels bateaux à lessive sur la rivière.

Marianne, que la mort imprévue de la sœur du curé laisse seule au monde et sans ressources, est confiée, par un bon récollet, aux soins charitables d’un homme grave qui s’occupe tout spécialement des ingénues en détresse. Le barbon la fait entrer, en qualité de fille de boutique, chez une marchande lingère. Marianne devient grisette, au sens exact de ce mot, que Sébastien Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, définissait ainsi : « On appelle grisette la jeune fille qui, n’ayant ni naissance ni bien, est obligée de travailler pour vivre, et n’a d’autre soutien que l’ouvrage de ses mains. Ce sont les monteuses de bonnets, les couturières en linge, etc., qui forment la partie la plus nombreuse de cette classe. » C’est ici l’occasion, pour l’auteur, de décrire un milieu bizarre et louche, les repas de la marchande lingère, Mme Dutour, avec un amant de cœur qui vient la voir de temps en temps, et à qui elle donne de l’argent et des nippes ; les commérages avec les voisines qui jacassent ; les allées et venues du vieux monsieur qui, toutes les fois qu’il entre dans la boutique, montre une singulière inclination à ôter la cornette de Marianne afin de voir, de toucher ses cheveux et de défaire son chignon natté. La peinture de la boutique où Mme Dutour débite sa marchandise, rappelle, avec moins d’épaisseur dans le trait et de brutalité dans la touche, certaines descriptions du Roman bourgeois de Furetière.

Marianne, malgré son jeune âge et son inexpérience, commence à comprendre, et une voix intérieure lui tient ce petit discours : « Les passions de l’espèce de celles de M. de Climal (c’est le nom de ce vieux Tartuffe) sont naturellement lâches quand on les désespère ; elles ne se piquent pas de faire une retraite bien honorable, et c’est un vilain amant qu’un homme qui vous désire plus qu’il ne vous aime : non pas que l’amant le plus délicat ne désire à sa manière, mais du moins c’est que chez lui les sentiments du cœur se mêlent avec les sens ; tout cela se fond ensemble : ce qui fait un amour tendre, et non pas vicieux, quoique à la vérité capable de vice ; car tous les jours, en fait d’amour, on fait très délicatement des choses fort grossières…. »

Étonnante de clairvoyance cette petite ! Et, en même temps, admirable de vertu Elle échappe aux tendresses de ce vieillard, et sa bonne étoile veut qu’au sortir de l’église, elle soit remarquée par un jeune homme très beau et fort bien tourné. Le hasard, qui, en de pareilles rencontres, ne fait jamais rien à demi, jette cette jolie victime sous les chevaux d’un maladroit cocher, juste à point pour que ce jeune homme se précipite à son secours. Ce sauveur imprévu la regarde. Elle est gracieuse, avec sa mantille, sa cornette et ses mitaines de basin ! Et lui n’est pas mal avec son jabot de mousseline et son tricorne bordé d’argent. Bref, la petite lingère est consolée des assiduités de M. de Climal par les attentions de M. de Valville. Ici, l’action se complique. Valville est précisément le neveu de Climal ! Rivalité du neveu et de l’oncle. Celui-ci adresse à l’orpheline des remontrances paternelles sur l’inconséquence des jeunes gens, sur leurs galanteries frivoles, sur leur infidélité coutumière, enfin il débite tout ce que débitent en pareil cas les roquentins ridicules. Elle lui réplique avec la fougue d’un jeune petit cœur fier, vertueux, et insulté. Mais quelle malchance ! Valville survient au milieu de ce tête-à-tête. Il en prend de l’ombrage, et sort en claquant les portes, croyant sincèrement que Marianne est la maîtresse de l’oncle libertin.

Voilà Marianne sur le pavé, seule, parmi les embarras de la rue, sans guides. « Plus elle voit de monde et de mouvement dans cette prodigieuse ville de Paris, plus elle y trouve de silence et de solitude. Une forêt lui paraîtrait moins déserte…. La foule des hommes qui l’entourent, qui se parlent, le bruit qu’ils font, celui des équipages, la vue même de tant de maisons habitées, tout cela ne sert qu’à la consterner davantage. » Elle se dit à elle-même : « Que ces gens-là sont heureux ! Chacun a sa place et son asile. La nuit viendra, et ils ne seront plus ici, ils seront retirés chez eux ; et moi, je ne sais où aller, on ne m’attend nulle part, personne ne s’apercevra que je lui manque. »

Sauvée de ce cruel dénuement par la charité d’une dame qui la fait entrer comme pensionnaire dans un couvent, Marianne voit enfin luire à ses yeux des perspectives plus agréables. Cette dame a un fils qu’elle voudrait marier, et qui est tombé en mélancolie depuis le jour où il a rencontré, au sortir de la messe, certaine petite fille dont il est éperdument féru…. On a compris sans peine. Cette petite fille n’est autre que Marianne. Quant au jeune hypocondre, c’est justement l’impétueux Valville, si prompt à secourir les belles inconnues quand elles sont renversées par un fiacre. Et la noble bienfaitrice est la propre sœur du répugnant M. de Climal !

Entrevue de Marianne et de Valville dans le parloir du couvent. Dialogue amoureux.

« Quel dessein, monsieur, pouvez-vous avoir en m’aimant ?

— Celui de n’être jamais qu’à vous, celui de m’unir à vous par tous les liens de l’honneur et de la religion : s’il y en avait de plus forts, je les prendrais, ils me feraient encore plus de plaisir ; et en vérité ce n’était pas la peine de me demander mon dessein ; je ne pense pas qu’il puisse en venir d’autre dans l’esprit d’un homme qui vous aime, mademoiselle : mes intentions ne sauraient être douteuses ; il ne reste plus qu’à savoir si elles vous seront agréables, et si je pourrai obtenir de vous ce qui fera le bonheur de ma vie…. »

Un roman ne serait pas un roman si les pures amours du héros et de l’héroïne n’étaient pas contrariées par toutes sortes de traverses et d’agitations. Mais est-il besoin d’ajouter que tout s’achève, ici, par la victoire de Marianne, et que ce récit, un peu monotone, finit par le triomphe de la vertu récompensée ? Obligée d’abord de lutter contre la misère, menacée ensuite dans son innocence et dans son honneur, compromise par la vilenie des hommes et par la méchanceté du sort, Marianne s’est abandonnée à la douceur décevante d’un amour qu’elle croyait sans espoir. Alors, un nouvel empêchement s’est opposé à ses vœux. La police du roi, qui se mêle souvent des affaires de famille, a fait enfermer Marianne dans une abbaye dont la supérieure a reçu mission de la marier sans retard à un bourgeois, pour faire cesser des scandales où sont mêlés trop de gens de qualité. Marianne est rabrouée de la belle façon : « Estimez-vous heureuse, lui dit-on. Vous n’avez pas tant à vous plaindre. On dit que vous n’avez ni père ni mère, et qu’on ne sait ni d’où vous venez, ni qui vous êtes ; on ne vous en fait point un reproche, ce n’est pas votre faute ; mais, entre nous, qu’est-ce qu’on devient avec cela ? On reste sur le pavé… On vous ôte un amant qui est trop grand seigneur pour être votre mari ; mais en revanche, on vous en donne un autre que vous n’auriez Jamais eu, et dont une belle et bonne fille de bourgeois s’accommoderait à merveille. »

L’entrevue de Marianne et de l’époux que l’autorité supérieure veut lui imposer est contée avec une malicieuse bonhomie. Jamais on ne parla davantage de la pluie et du beau temps. Le personnage est de la catégorie de ceux qui épousent des « orphelines avec tache ». Après avoir beaucoup barguigné, il finit par dire gauchement et brutalement : « En cas de mariage, il n’y a personne qui ne soit bien aise d’entrer dans une famille ; moi, mademoiselle, je m’en passe ». Outrée par ce compliment, Marianne, d’un geste vif et d’une parole brusque, envoie promener ce malotru.

Comment cette jeune fille, abandonnée, persécutée, échappe à ce nouveau danger ; comment le volage Valville courut vers d’autres amours sans que Marianne eût sujet de le regretter outre mesure ; comment un officier, un peu mûr, mais pourvu de vingt-cinq mille livres de rentes, offrit à ladite Marianne son cœur, sa fortune et sa main ; comment Marianne fut tentée de se faire religieuse, afin de se soustraire aux tentations et aux duperies du monde ; comment elle fut détournée de ce projet par les discours d’une sœur converse ; comment enfin M. de Valville, revenu de ses erreurs, rendit heureuse, par une conduite parfaite, celle dont il avait d’abord inquiété la tendresse, c’est ce que l’on apprendra par le menu, si l’on a la patience de lire jusqu’au bout les onze chapitres de cette histoire.

Osons l’avouer. Cette Vie de Marianne est souvent longue et ennuyeuse. Ce récit interminable languit, défaille et, par endroits, semble s’assoupir. Il faut, pour achever ces onze livraisons, tout le loisir dont disposaient nos arrière-grand’mères, et une longanimité dont nous ne sommes plus guère capables. Cette narration est aussi diffuse que les romans anglais dont la vogue commença de tourner la tête aux Français peu de temps après que Marivaux eut publié son roman. Quelques historiens de la littérature, et non des moins autorisés — M. Gustave Larroumet, M. Joseph Texte, — ont même soutenu avec raison, et en renforçant leur affirmation par des preuves, que la Vie de Marianne a servi de modèle à ce fameux ouvrage de l’imprimeur Richardson, dont nos aïeules attendries pouvaient débiter le titre tout d’une haleine :

Paméla ou la vertu récompensée, suite de lettres familières, écrites par une belle jeune personne à ses parents, et publiées afin de cultiver les principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes gens des deux sexes : ouvrage qui a un fondement vrai, et qui, en même temps qu’il entretient agréablement l’esprit par une variété d’incidents curieux et touchants, est entièrement purgé de toutes ces images qui, dans trop d’écrits composés pour le simple amusement, tendent à enflammer le cœur au lieu de l’instruire.

Les aventures de Marianne (nous savons que l’auteur ne mit pas moins de seize ans à les raconter) sont noyées dans un véritable déluge de digressions, de dissertations, qui recommencent sans cesse avec une abondante volubilité. Cela est improvisé, au courant de la plume, selon la coutume de Marivaux, et sans retouches. On dirait que le fil du récit se casse sous la surcharge des accessoires. On sait que l’auteur, bien qu’il écrivît sans effort, abandonna et reprit plusieurs fois ce roman, selon la coutume du temps. Il y a des chapitres où il piétine sans avancer, comme un limonier fatigué, qui approche du relai. Les figures disparaissent dans une brume épaissie comme à dessein par la faconde intarissable et doucereuse du narrateur. Et pas un paysage ! Nulle indication capable de faire surgir, dans l’esprit du lecteur, une image brusque. Huit cent soixante-sept pages in-octavo, sans rien de ces traits précis et rapides, de ces détails circonstanciés qui, dans le roman moderne, ravivent l’attention, soutiennent l’intérêt, donnent enfin l’illusion de la vie. Pour peu qu’on ait vu, dans Balzac, des personnages exactement situés, dont on connaît le domicile, dont on sait le caractère, les tics et les habitudes, avec qui l’on est tenté de parler tout haut, et de qui, pour tout dire, l’existence fictive fait concurrence à l’état civil, on ne peut supporter, sans bâiller, le vague et le flou de ces ombres blêmes.

Ajoutons qu’à partir du neuvième chapitre un roman nouveau, l’histoire d’une religieuse récalcitrante, vient s’introduire, on ne sait pourquoi, dans la Vie de Marianne. Tels ces « tiroirs à surprises » que les ébénistes du temps de Louis XV — Migeon, menuisier de Mme de Pompadour, et Meunier, fournisseur de Mme Geoffrin, — aimaient à introduire dans les commodes en bois de rose, dans les coffres à secrets, dans les bureaux à cylindre, et jusque dans les guéridons aux encoignures de laque ornées de cuivres chantournés.

Comme les meubles de ce temps-là, ce roman-feuilleton est fait de pièces et de morceaux. La ligne droite en est bannie. Tous les angles sont rabattus. Cela n’est pas composé. Cela est compliqué. Une marqueterie ingénieuse y combine les ciselures, les appliques, les guirlandes et les bouquets. Ce ne sont que festons, mosaïques, rubans et bordures dans le style rocaille. Mais hélas ! le vernis Martin qui donnait du lustre à toutes ces gentillesses s’est fané et, par endroits, s’est écaillé. On aperçoit malaisément les couleurs que le peintre a voulu fixer. L’action du temps et les changements de la mode ont vaincu l’habileté du pinceau.

Ces réserves faites, il faut reconnaître qu’avec du soin et de l’attention, on pourrait aisément extraire de la Vie de Marianne, une précieuse quintessence de psychologie. Cette confession d’une jeune fille abonde en révélations sur l’âme féminine. Et Marianne est bien la jeune fille selon le cœur de Marivaux. C’est évidemment celle qu’il eût aimée, si le hasard l’avait mise sur son chemin, celle vers qui allait son regret, aux heures lourdes où il sentait s’aggraver le poids de son long célibat.

La voici :

Les traits de son visage n’ont point cette régularité achevée, que l’on admire dans les statues de l’antiquité. C’est une figurine, mais faite de la plus précieuse argile, et qui semble modelée par un caprice de la nature pour répondre au rêve d’un artiste noble et spirituel. Son profil a des fantaisies dont la grâce est plus avenante que la symétrie des modèles classiques. Ses cheveux, qui bouffent un peu, en boucles brunes, sur la blancheur de son front étroit, semblent flotter au vent d’une fantaisie légère. La ligne de ses sourcils n’obéit pas à ces prétendues règles où le pédantisme des académies voudrait enfermer le visage humain, mais leur mobilité exprime tour à tour les inquiétudes et les joies d’une âme qui ne sait rien cacher. Ses yeux où scintille une lumière divine, ses yeux profonds et gais, regardent les choses et les gens bien en face, avec une franchise que voile, de temps en temps, une ombre de tendresse ou un nuage de mélancolie. Son nez fin, que les gens difficiles trouvent peut-être un peu trop relevé du bout, a de l’esprit. Ses dents claires font étinceler son sourire.

Il y a, dans toute sa personne, une singulière harmonie de qualités qui semblent contraires. Elle est fine et forte. Son caractère est fait de bravoure et de douceur, d’initiative audacieuse et de réserve discrète, de vigueur et de désinvolture. Sa coquetterie n’est que l’effet d’une bonté ingénieuse qui cherche à mettre de l’agrément dans la vie de tous ceux qui l’entourent. Douée d’une énergie qui la dispose à l’action, elle cède volontiers au fier instinct, qui la mène, par delà les vulgarités quotidiennes, vers les mirages du rêve. Elle entre, avec un charme de droiture et de vaillance, dans la mêlée de la vie. Elle n’a pas peur de la réalité. Elle soupçonne, elle sait qu’il y a, dans le monde, des causes de scandale et des occasions de souffrance. Elle aime mieux écarter sa pensée de ces laideurs prévues, et songer aux félicités idéales dont elle savoure d’avance le goût délicieux. On ne peut la voir sans désirer de la connaître, ni la connaître sans souhaiter de l’aimer. Ce n’est point un amour vulgaire, passion d’un jour ou préférence d’une heure, qui remplira le cœur de cette enfant. Sa noblesse native la réserve à quelque aventure de sentiment, exquise et sublime. Le hasard, qui arrange ou dérange à sa guise les rencontres humaines, ne conduira peut-être pas vers elle celui qui eût été digne d’être guidé, par sa main fragile et robuste, vers la vérité et vers le bonheur. Il y aura, par le monde, une âme qui sera veuve de la sienne, et que hantera l’illusion douloureuse du paradis perdu. Quelqu’un, l’ayant entrevue trop tard et vainement désirée, fera de cette femme, sans qu’elle en sache rien, l’amie secrète et charmante à laquelle il dédiera le meilleur de ses pensées, de ses sentiments et de ses actions. Aimée, fidèlement aimée, sans le savoir, en dépit des conventions, des coutumes et des préjugés, elle sera, pour cet homme malheureux, une compagne toujours présente, dont l’invisible entretien, l’impérieux sortilège, l’éternel réconfort sauront peut-être réparer les malices de la destinée. Il faut envier, malgré le poignant regret qui les meurtrit, ceux qui portent ainsi, au plus profond de leur être, une blessure embaumée d’amour. Le chemin où ils marchent paraît difficile, épineux, solitaire. La foule ne voit pas qu’à certaines heures de recueillement et de ressouvenir, cette âpre montée se pare d’une floraison de roses, et s’illumine d’une clarté sereine, où apparaissent, en clartés radieuses, toutes les beautés de l’univers transfiguré. C’est par ce miracle, et, si l’on ose dire, par ce mystère de rédemption, que certains hommes peuvent trouver, jusque dans un amour sans espoir, une ressource de joie et un renouveau de volonté.

Marivaux était fort réservé sur le chapitre de ses affaires de cœur. Nous ne saurons donc jamais si, en composant de nuances fugitives et de touches effacées la figure de son héroïne, il a songé à une personne vivante. On incline à croire que, sous ses réticences de galant homme, et sous les fleurs de sa rhétorique mondaine, se cachait la plainte d’un cœur très tendre et d’une intelligence très haute, à qui manqua sans doute la rencontre bénie où son inquiétude sentimentale aurait trouvé une consolation et un repos.