Marivaux (Deschamps)/Partie 2/Chap I

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 93-155).

CHAPITRE I

LES PERSONNAGES DE MARIVAUX
JEUNES FILLES ET JEUNES FEMMES

Chez Molière, chez Regnard et chez leurs successeurs actuels du Palais-Royal, les rôles de femmes sont rares, pauvres et presque toujours burlesques. Dans les comédies raisonnables et romanesques de Marivaux, les femmes occupent le premier plan. C’est à ce point que leurs soupirants disparaissent un peu derrière l’ampleur de leurs falbalas, de leurs paniers et de leurs manches en pagode. Les personnes qui aiment les entretiens amoureux se plairont assurément à la lecture de ses romans et à la vue de son théâtre. Très différent de ses devanciers, qui n’avaient mis sur la scène que des amourettes ordinairement grivoises, l’auteur des Serments indiscrets a donné dans ses comédies, sobres d’intrigue et presque vides d’action, la première place aux passions sincères. Il a été le peintre de l’amour honnête et charmant.

Il semble parfois que Marivaux a prêté une âme aux figurines que Watteau fait remuer, rire ou soupirer devant nous. Il sait le secret de leurs joies et de leurs peines. Il connaît le mystère de tous ces visages, qui défient volontiers, sous le loup de velours noir, notre curiosité intriguée. Expert à découvrir toutes les malices ingénues et toutes les naïvetés rusées que peut receler un cœur de femme, il a traduit en langage clair la pantomime des voyageurs nonchalants qui abordent aux rives de l’Île enchantée. Il nous aide à comprendre ce qui se cache de vérité sous la fantasmagorie de l’Embarquement pour Cythère. Comme le peintre mélancolique et amusé dont les tableaux illustrent ses dialogues, il a choisi, pour y enclore la réalité observée et le songe entrevu, un amusant décor de carnaval latin. Le cadre frêle de la comédie italienne ne lui a point paru si étroit qu’il ne pût y inscrire le coin de vie qui s’offrait à ses regards. Au premier abord, ses personnages semblent déguisés de costumes empruntés au vestiaire d’Arlequin et de Colombine. Mais très vite toute la séquelle italienne a disparu. Les noms n’y font rien. Vainement on chercherait, dans ces tableaux rajeunis, le vieux Pantalon, négociant de Venise, et le Docteur de Bologne, et Pulcinella, baladin de la Pouille, et don Spavento, matamore de Naples, et le niais Brighella et le fripon Mezzetin. Si l’on y fait quelque attention, il est aisé de remarquer que, sous ces apparences, un témoin sérieux et pensif nous montre les hommes et les femmes d’un temps où l’amour, paré, de politesse frivole, ne fut pas exempt, pour cela, d’inquiétude ni de souffrance.

À mesure que l’on avance dans cette lecture et dans cette rêverie, on aperçoit, peu à peu, par delà les formes idéalisées où Watteau et Marivaux ont fait chatoyer tous les reflets du satin et toutes les nuances du sentiment on aperçoit le monde fragile dont ils ont perpétué le caprice, le siècle où ils ont goûté la douceur et l’ennui de vivre ; on entrevoit le paradis d’amour vers lequel soupirait leur fantaisie.

Et l’on regarde passer, soudain ressuscitées, les mortes dont ils furent amoureux.

Elles s’appellent Clarice, Angélique, Constance, Lucile ; quelquefois même, en des heures plus fantasques, elles s’intitulent Hermiane, Garise, Églé, Dina…. Sous ces noms de pastorale italienne, sous ces déguisements mythologiques, sous ces demi-masques à la Watteau, il est aisé de les reconnaître a leurs yeux souriants, à leurs gestes vifs, à leurs causeries spirituelles. Ces jeunes filles sont des Françaises, nées vraisemblablement vers le temps où le roi Louis XIV était vieux et où, par conséquent, le royaume était triste. Elles ont été admises à la vie mondaine vers le temps où le roi Louis XV était jeune et où, par conséquent, le royaume était gai.

Le tendre et raisonnable Marivaux a prodigué, dans la peinture de leurs grâces, toutes les ressources de son réalisme romanesque, et il a fait passer dans leur âme quelque chose de sa tendresse et de sa raison.

Dès l’âge le plus tendre, elles ont été abandonnées, par l’insouciance de leurs parents, aux mains des femmes de chambre et des maîtresses d’école. Elles furent élevées, selon la coutume des filles de qualité, à l’Abbaye-aux-Bois ou bien au couvent de la Madeleine-du-Traisnel, rue de Charonne, ou bien encore à Penthémont, à moins qu’elles n’aient porté le manteau et la jupe d’étamine qui étaient de rigueur chez les dames de la Visitation-Sainte-Marie, rue Saint-Jacques. On entrait parfois dans ces pensionnats dès l’âge de trois ans. On y apprenait n’importe quoi, principalement à serrer le linge, à faire de la tisane et à ranger des bibliothèques. Les programmes de ces vieilles maisons ne comportaient pas, comme celui des progymnases russes et de nos modernes lycées de jeunes filles, l’enseignement de l’anatomie et de la gymnastique. Mais on y prenait, de bonne heure, l’habitude et le goût de vivre passionnément et raisonnablement. Les maîtresses n’étaient point de pauvres filles, diplômées par des savants, instruites par les livres et négligées par les hommes, mais des dames mûres, romanesques, dont quelques-unes, avant d’entrer dans les écoles, avaient acquis de l’expérience et fait leurs preuves avec les plus beaux et les plus aimés de leurs contemporains. Ces dames se figuraient que l’enseignement est surtout destiné à occuper les enfants, à les empêcher, provisoirement, de mal faire. Elles donnaient la première place aux jolies danses (telles que la farlane, la babillarde et le pas de deux), à la harpe, au clavecin, à la peinture et à la lecture à haute voix. Elles racontaient à leurs élèves beaucoup d’histoires.

Les classes, dans ces pensionnats de Thélème, n’étaient que des prétextes pour les récréations. Les Mémoires du siècle passé nous apprennent que les récréations de l’Abbaye-aux-Bois étaient particulièrement instructives. Non seulement on y jouait à des jeux très propres à développer la force, l’adresse et le courage, tels que la chasse à courre, avec piqueurs, valets et chiens, mais on y causait de choses sérieuses. On s’y accoutumait à regarder la vie en face, sans fausse pudeur ni sottes façons. Ces demoiselles, dans un âge où nos jeunes contemporaines jouent encore à la poupée, songeaient déjà aux menaces ou aux promesses du « mariage de raison », et savaient à quoi s’en tenir sur la valeur morale d’une comédie que les vieilles gens aiment à mettre en scène et à laquelle les familles feignent hypocritement d’attribuer quelque importance.

Un jour, à l’Abbaye-aux-Bois, Mlle de Bourbonne, fort triste, vint annoncer une grande nouvelle à ses compagnes. Cette pauvre Bourbonne, âgée de douze ans, venait d’apprendre, par ses parents, que M. d’Avaux la demandait en mariage, que la cérémonie devait être célébrée dans huit jours, et qu’aussitôt après elle rentrerait au couvent pour y achever son éducation.

La princesse de Ligne, qui raconte cette anecdote, ajoute ceci : « Le lendemain, à son réveil, Mlle de Bourbonne reçut un gros bouquet et, l’après-midi, M. d’Avaux vint. Nous le trouvâmes, comme il était, « abominable ». Quand Mlle de Bourbonne sortit du parloir, tout le monde lui disait : « Ah ! mon Dieu, que ton mari est laid ! Si j’étais de toi, je ne l’épouserais pas. Ah ! la malheureuse ! » Et elle disait : « Ah ! je l’épouserai, car papa le veut, mais je ne l’aimerai pas, c’est une chose sûre. »

Une autre fois (c’est encore la princesse de Ligne qui nous a conservé ce trait), les jeunes filles de l’Abbaye-aux-Bois assistèrent à un spectacle qui troubla leur cœur. C’était la prise de voile d’une novice, Mlle de Rastignac, âgée de vingt ans, et tombée, depuis près de deux années, dans une mélancolie affreuse. Le bruit courait qu’on la faisait religieuse malgré elle…. Cependant elle refusa, malgré les instances de son confesseur, de rentrer dans le monde, où sa famille tenait un très beau rang. Le jour de sa profession, elle manqua de défaillir en marchant vers l’autel. Très belle, sous sa robe de crêpe blanc brodée d’argent et de diamants, elle était pâle comme une morte. Le prédicateur la félicita de son renoncement, disant combien il est méritoire de quitter le monde quand on est faite pour y être adorée. Elle garda une bonne contenance pendant ce sermon et soutint ce choc avec un admirable courage…. Quand on ferma sur elle la porte de clôture, et qu’on y poussa les verrous avec fracas , elle chancela. Elle tressaillit quand la maîtresse des novices mit les ciseaux dans sa chevelure blonde. On lui dicta des vœux, qu’elle dut prononcer, à genoux devant l’abbesse : « Je fais vœu à Dieu, entre vos mains, madame, de pauvreté, d’humilité, d’obéissance, de chasteté et de clôture perpétuelle, suivant la règle de saint Benoît, observance de saint Bernard, ordre de Cîteaux, filiation de Clairvaux ».

Elle répéta machinalement mot pour mot. Elle semblait a avoir un nuage sur les yeux ». Quand elle eut quitté l’autel, et que la porte de la clôture se fut refermée sur elle comme la pierre d’un sépulcre, tout le monde pleura, dn savait — mais personne ne voulait le dire — quelle douleur cachée, quelle blessure d’amour cette religieuse agonisante emportait dans sa cellule….

Voilà, si l’on peut dire, une leçon de choses.

Ainsi donc, au moment où elles entrent dans le monde, les contemporaines de Marivaux semblent familiarisées, par un instinct qui leur tient lieu d’expérience, avec l’amour et avec la mort ; elles ont déjà une philosophie décidée, une volonté vaillante, qui contraste fort avec leurs yeux jaseurs, leur mine rieuse et leur nez à l’évent.

LUCILE

Regardons la Lucile des Serments indiscrets. La jolie fille ! Que son air est noble et fin ! Quelle aisance dans sa démarche et quel feu dans ses regards ! Comme elle est gracieuse, avenante, dans l’ajustement d’étoffes chiffonnées et fleuries dont la mode a paré sa beauté ! Elle aime, ainsi que toutes les femmes de son temps, les festons et les «  agréments », les chamarrures, les volants et les « mignonnettes », les rubans rases, les « amadis » garnis de blonde et les « glands à la frivolité ». Elle a une petite montre attachée à une chaîne de jaseron vénitien. Si menue que soit sa personne, elle s’ingénie si bien à faire bouffer les bouillons de ses robes, que dix aunes de taffetas d’Italie ou de mousseline des Indes ne suffisent pas toujours à étoffer sa grâce mièvre. Il lui faut de larges paniers à coudes. Les demi-paniers, autrement dits paniers jansénistes, recommandés par les mères sermonneuses, ne font point du tout son affaire. Elle marche à petits pas et l’on voit, au bord de sa jupe, les coins brodés de ses bas blancs et ses souliers de droguet blanc à fleurs d’or. La poudre maréchale a neigé sur ses cheveux. Il est probable qu’elle fait venir de chez Philidor, parfumeur célèbre, l’eau de myrte, la poudre mille-fleurs, la pommade tubéreuse et l’eau-de-vie de lavande qu’elle juge nécessaire à sa toilette. Elle est apparemment la cliente de Gersaint, ce fameux joailler du pont Notre-Dame, dont l’enseigne a été peinte par Watteau. C’est peut-être Ferdinand, fournisseur de la cour, qui ajuste à sa taille souple ses corsages de satin bleu. Elle use, en un mois, tout un paquet de mouches fines. Elle aime les toques, les plumes, les palatines de petit-gris, les colliers de martre zibeline.

Elle connaît d’instinct les ressources qui doivent lui assurer l’empire sur tous les cœurs. Peut-on être femme sans être coquette ? Elle sait ôter son gant pour montrer une main qu’elle a le bonheur d’avoir belle. Bref, cette jeune personne est une œuvre d’art tout à fait exquise, et la simplicité semble son moindre défaut.

Il semble que cette poupée un peu façonnière n’ait été créée et mise au monde que pour vivre artificiellement à la clarté des girandoles, sous des plafonds peints où voltigent des amours, et pour jouer toute sa vie à des passe-temps plus ou moins frivoles, devant les camaïeux d’un salon ou sur les boulingrins d’un parc à la française. Le désir de plaire semble l’unique ressort de sa volonté. Elle échappe aux définitions et s’esquive en riant dès qu’on veut la saisir. Son cœur a-t-il un secret ? Nul n’en sait rien encore. Et c’est pour elle, dirait-on, qu’ont été inventés les jeux d’esprit auxquels se plaisait l’oisiveté de nos grand’mères.

Survient un prétendant. Il se nomme Damis. Il est beau, bien fait. Tout le monde s’accorde à reconnaître les qualités de son esprit et de son caractère. Il n’a qu’un défaut : c’est que Lucile ne le connaît pas, et qu’il ne connaît point Lucile. On veut le marier. On veut la marier. Tous deux sont exposés aux risques de ces « mariages par présentation », de ces « arrangements » que les parents prétendus sérieux recherchent avec un zèle excessif. Damis lui-même ne marche vers ce projet d’union qu’avec des précautions infinies et des appréhensions non dissimulées. Quant à Lucile, elle n’aime point les accordailles « où le cœur ne se marie pas ». Cette première apparition du mariage, ce contrat, quasiment commercial, rêvé par d’excellents parents qui ne se souviennent plus d’avoir été jeunes, révoltent son instinct romanesque et sa volonté généreuse. Elle en conçoit un tel dégoût, qu’aussitôt elle jure de ne se marier jamais.

« J’ai promis, dit-elle, j’ai promis de me marier par complaisance pour mon père ; mais y songe-t-il ? Qu’est-ce qu’un mariage comme celui-là ? Ne faudrait-il pas être folle pour épouser un homme dont le caractère m’est tout à fait inconnu ? »

Et plus loin :

« Une âme tendre et douce a des sentiments ; elle en demande ; elle a besoin d’être aimée…. »

Seulement Lucile est un peu trop dure pour Damis. Et, si honorables que soient les motifs de ses discours, il est permis de juger cette apostrophe un peu brusque et cavalière :

« … Allons, monsieur…. Nous n’avons à nous craindre, ni l’un ni l’autre ; vous ne vous souciez point de moi, je ne me soucie point de vous…. Nous voilà fort à notre aise ; ainsi convenons de nos faits ; mettez-moi l’esprit en repos ; comment nous y prendrons-nous ? J’ai une sœur qui peut plaire ; affectez plus de goût pour elle que pour moi ; peut-être cela sera-t-il plus aisé et vous continuerez toujours. Ce moyen-là vous convient-il ? Vaut-il mieux nous plaindre d’un éloignement réciproque ? Ce sera comme vous voudrez ; vous savez mon secret ; vous êtes un honnête homme ; expédions…. »

Voilà tout de même une vaillante profession de foi et Lucile, au fond, est tout à fait raisonnable. Quelle différence avec ce qui se dit parfois, ou du moins ce qui se pense, entre deux figures de cotillon, sous les palmiers de nos salons !

Or, Damis, qui d’abord n’aimait pas Lucile, est séduit par ce qu*il y a de franc, de libéral, de spontané dans ces déclarations si ingénues à la fois et si méchantes. On sent déjà, dans sa repartie à cette vive attaque, une nuance de regret, une trace de dépit, une marque d’espoir :

« Eh ! madame, c’en est fait ; et vous n*avez rien à craindre. Je ne suis point de caractère à persécuter les dispositions où je vous vois ; elles excluent notre mariage ; et quand ma vie en dépendrait, quand mon cœur vous regretterait, ce qui ne serait pas difficile à croire, je vous sacrifierais mon cœur et ma vie, et vous les sacrifierais sans vous le dire ; c’est à quoi je m’engage, non par des serments qui ne signifieraient rien, et que je fais pourtant, comme vous, si vous les exigez ; mais parce que votre cœur, parce que la raison, mon honneur et ma probité, dont vous l’exigez, le veulent ; et comme il faudra nous voir, et que je ne saurais partir ni vous quitter sur-le-champ, si, pendant le temps que nous nous verrons, il m’allait par hasard échapper quelque discours qui pût vous alarmer, je vous conjure d’avance de n’y rien voir contre ma parole et de ne l’attribuer qu’à l’impossibilité qu’il y aurait de n’être pas galant avec ce qui vous ressemble. »

Ces airs d’indifférence, où perce un si sincère intérêt, commencent à apprivoiser le cœur de Lucile. Elle se sent déjà entraînée vers Damis par un involontaire penchant. Elle voudrait lui parler de nouveau, et sa voix n’est plus irritée. Mais cette première entrevue, en même temps qu’elle lie ces deux jeunes gens, semble devoir les séparer pour toujours, puisqu’ils ont juré de ne point s’épouser Comment pourront-ils se soustraire à la tyrannie de leurs serments indiscrets ? Il leur sera également malaisé de se cacher mutuellement leur amour et de se l’avouer l’un à l’autre. Comme le cavalier et la dame du menuet, ils se cherchent en ayant l’air de se fuir. Trop fière pour paraître sensible, Lucile est trop sensible pour n’être pas embarrassée de sa fierté. De son côté, Damis, qui se croit haï et qui est amoureux, sera fort inhabile à contrefaire l’indifférent. Il est cependant trop épris pour manquer de parole à celle qu’il a aimée dès la première rencontre. Voilà deux cœurs embrouillés par une double méprise, et embrouillés, si j’ose dire, par l’excès de leur droiture. Ils ont, sous leurs airs évaporés, une façon quasiment cornélienne de se meurtrir par dignité…. Les héros de Corneille se labouraient l’âme par fierté. Ceux-ci s’égratignent le cœur par amour-propre.

Ce semblant d’hostilité menacerait de demeurer inextricable, si Lucile n’avait une sœur cadette, Phénice, dont la discrète et spirituelle bonté dénoue l’intrigue. M. Orgon, déçu par le peu de goût que Damis montre pour Lucile, agit exactement comme agiraient en pareille circonstance les trois quarts des pères qui visent un gendre. Puisque ce jeune homme ne veut pas de ma fille aînée, qu’à cela ne tienne ! Qu’il prenne la cadette ! C’est une bonne remplaçante ! Ainsi raisonne ce patriarche. L’aimable Phénice, très maligne et très bonne, feint de se prêter à cette volte-face. Elle s’amuse, pour le bon motif à coqueter avec Damis. Et Damis est obligé, par l’étourderie de ses promesses, à jouer un rôle qui est fort éloigné de ses sentiments. Ainsi, les deux amants, sans le vouloir, et en voulant précisément le contraire, s’éloignent l’un de l’autre. Heureusement, la petite sœur arrange tout. Mais, tout en se sacrifiant un peu, elle demeure subtile. Il est impossible qu’une femme à qui l’on répète qu’on l’aime, ne finisse point par aimer. Phénice a pris goût aux paroles de Damis. Elle devient amoureuse par ricochet. Lorsqu’elle songe au mystérieux manège qui remue les cœurs autour d’elle, son premier mouvement est un mouvement de dépit : « Je leur servais donc de prétexte, dit-elle tout bas, oh ! je prétends m’en venger, ils le méritent bien ; mais, puisqu’ils s’aiment, je veux que ma conduite, en les inquiétant, les force de s’accorder ». Lucile la boude, lui fait des reproches. Elle s’en moque. Et finalement elle lui cède Damis, non sans garder peut-être un souvenir indulgent pour l’aimable étourdi avec qui elle a joué la comédie du sentiment. Ainsi finit l’histoire des fausses antipathies ou des Serments indiscrets.

ANGÉLIQUE

Autre histoire : La mère confidente.

Dorante, jeune gentilhomme de bonne race, fort honnête, mais n’ayant que son porte-manteau pour toute fortune, aime Angélique. Or, ce cadet s’était allé promener sous les quinconces d’un parc, où sa rêverie l’avait conduit. La jeune Angélique, fille de Mme Argante, se promenait aussi sous l’ormeau. Elle lisait. Il lisait. Il salua discrètement. Elle répondit de même. Elle laissa tomber son livre. Il le ramassa. Le lendemain, même promenade, mêmes allées, même rencontre, même inclinaison de têtes, et plus de livres de part et d’autre. Elle est belle ; il s’en aperçoit. Elle est riche ; il n’en sait rien. Tous deux sont aimables, l’amour s’est mis de la partie, cela est naturel. Sept ou huit entrevues ont été ménagées entre les deux amoureux par la suivante Lisette, soubrette futée, qui aime les manèges secrets et les beaux sentiments. Dorante veut épouser Angélique. Et ce n’est pas son bien qui lui fait envie. Car, juste au moment où il l’a rencontrée, il était sur le point de se marier avec une veuve très opulente. Angélique, de son côté, le trouve tout à fait de son goût. Il est sans fortune, mais qu’importe ? « À son âge, ce n’est point un défaut », dit-elle, c’est à peine un malheur qu’elle considère, pour sa part, comme une bagatelle. Malheureusement, Mme Argante, mère d’Angélique, n’entend point plaisanterie sur cette bagatelle.

Ce n’est point que Mme Argante soit trop impérieuse. Tant s’en faut. Elle adore sa fille. Jamais aucun nuage ne s’est élevé entre elles deux, soit que celle-ci se soumette à toutes les volontés de celle-là, soit que celle-là obéisse à tous les caprices de celle-ci. Mais Mme Argante ressemble à beaucoup de mères. Elle vise le gendre riche, le gendre de son choix et ne songe guère à consulter, sur un sujet, qui est cependant de quelque importance, les préférences mystérieuses de sa fille. Elle professe, sur le chapitre du mariage, la doctrine longtemps admise, que « l’amitié naît sur le chevet ». Or, chez Marivaux, c’est l’amour qui mène tout et qui a le dernier mot.

Mme Argante a déniché, dans une gentilhommière des environs, un hobereau, du nom d’Ergaste, qui est comme le type du prétendant agréable aux parents sérieux. C’est un jeune homme d’une quarantaine d’années. Il est riche, cela va sans dire. Il est sérieux. Il sera un gendre pour sa belle-mère, et un oncle pour sa jeune femme. C’est à merveille. Malheureusement, Angélique n’a jamais éprouvé pour ce monsieur que l’estime. Et l’estime s’accorde fort bien avec l’indifférence. Angélique le rebute, le raille, avec une désinvolture qui le rend presque sympathique. Il n’est point méchant homme. Il n’insiste pas.

Mais Mme Argante s’inquiète. Sa fille a des airs troublés et les yeux tantôt éveillés, tantôt languissants, toujours inquiets, bref une mine bizarre dont elle veut savoir la cause. Il ne lui est pas difficile de confesser Angélique et de connaître le secret de sa fièvre. « Mais c’est un roman que tout cela ! » s’écrie-t-elle. À quoi la jeune fille répond sans hésiter : « Moi, je n’en lis jamais de roman, et puis notre aventure est toute des plus simples ».

Cependant, la jeune étourdie continue le récit de ses péchés. Elle expose d’autant plus aisément l’état de son cœur, que Mme Argante offre de dépouiller, en quelque sorte, les attributs de la puissance maternelle, afin de n’être plus qu’une amie, une confidente. Seulement, ce partage de soi est impossible. Ce que la confidente vient d’apprendre, c’est la mère qui le blâme, du haut de son autorité, au nom de sa tendresse. Comme Mme Argante, malgré ses préjugés, est la bonté même, Angélique, brusquement transportée par l’exaltation naturelle aux jeunes filles amoureuses, se répand en regrets apparemment sincères, et en promesses qu’elle croit pouvoir tenir : « Ah ! ma chère mère, ma chère amie, vous m’ouvrez les yeux, vous me couvrez de confusion. Je romps avec le jeune homme. Que je vous suis obligée de vos conseils ! »

Et donc, le lendemain, elle refuse d’ouvrir un billet que Dorante lui envoie par un paysan. Bien plus, elle fait une scène au malheureux Dorante, qui vient timidement s’excuser. Elle est dure pour lui. Elle est méchante avec prodigalité, avec luxe, comme le sont les femmes, lorsqu’elles veulent faire payer à leurs complices les reproches de leur conscience. Puis, elle tourne sa colère vers sa suivante Lisette, qu’elle rend responsable de tout ce qui est arrivé. Mais, si ses nerfs l’ont soutenue pendant cet accès de violence où elle s’est crue obligée, ils l’abandonnent juste l’instant d’après. Heureusement, le prétendant Ergaste arrive à point pour détourner sur son dos une partie de l’orage. Dorante, qui n’est pas loin, rentre en grâce. Ce jeune homme est adroit. Il voit que l’instant est venu de recourir à ces moyens romanesques dont les jeunes filles aiment à entendre parler. Il parle d’enlèvement, certain que cette proposition sera repoussée avec horreur, mais avec reconnaissance. Et voilà une petite tête qui se monte. Angélique, délicieusement scandalisée et tout à fait prise par ce gentil séducteur, promet d’arranger tout, de parler à sa mère. Elle lui parle, en effet, elle se confesse de si rusée façon, et dessine un si joli portrait de Dorante, que Mme Argante consent à voir le prétendant, en se donnant pour la tante d’Angélique. C’est, cause gagnée. Dorante est si galamment emperruqué, poudré, pomponné ! Il marche si bien, les mollets cambrés, sur ses talons rouges ! Et puis, rien ne rend si aimable que de se savoir aimé…. Mme Argante le morigène quelque peu. Elle lui tient (déjà !) des propos de belle-mère : « Les passions, monsieur, seraient bien à leur aise, si leur emportement rendait tout légitime ! » Finalement, elle ne veut point d’autre gendre. Et voici ce qui achève l’aventure au gré des personnes qui veulent que tout finisse bien. Ergaste, l’ennuyeux Ergaste, était (par hasard !) un oncle de Dorante, un oncle à héritage, le modèle des oncles. Non seulement, il renonce à Angélique, mais encore il jure de rester célibataire afin de léguer ses biens au jeune ménage. C’est trop de dévouements à la fois. Dorante et Angélique ne peuvent même pas s’en apercevoir. Ils sont trop occupés à se faire les yeux doux. Les amoureux sont égoïstes.

Dans ce drame bourgeois, il y a un caractère de jeune fille, selon le cœur de Marivaux. Une tendresse exempte de niaiserie, beaucoup de raison avec beaucoup de passion, des idées sérieuses sous des airs frivoles, une humeur enjouée et divinement sage, du bon sens et de la fantaisie, par-dessus tout un remarquable esprit de suite, telles sont les qualités d’Angélique, telles sont aussi celles de Silvia, dans le Jeu de l’Amour et du Hasard, et celles d’Hortense, la charmante héroïne du Petit-Maître corrigé.

SILVIA

La raison en personne. Presque trop raisonnable, si ses discours sensés ne se paraient de grâce souriante, et si sa voix parfois, même lorsqu’elle parle d’or, ne tremblait d’émotion.

Cette jeune fille a beaucoup réfléchi sur l’inévitable sujet auquel rêvent les imaginations de vingt ans. Ses idées sur le mariage sont déjà fixées. Elle ne se fait pas beaucoup d’illusions sur les lendemains de la fête. Elle sait que les fiancés sont toujours aimables et que les maris sont parfois grognons. « Oui, dit-elle, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d’heure après, pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche, qui devient l’effroi de toute une maison. Ergaste s’est marié ; sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu’il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n’est qu’un masque qu’il prend au sortir de chez lui. » Elle continue sur ce ton : « N’est-on pas content de Léandre, quand on le voit ? Eh bien ! chez lui, c’est un homme qui ne dit mot…. C’est une âme glacée, solitaire, inaccessible. Sa femme ne le connaît point, il n’a point commerce avec elle ; elle n’est mariée qu’avec une figure qui sort d’un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d’ennui tout ce qui l’environne. N’est-ce pas là un mari bien amusant ? » Ce n’est pas tout. « Et Tersandre ? reprend-elle. Oui, Tersandre. Il venait, l’autre jour, de s’emporter contre sa femme. J’arrive, on m’annonce : je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d’un air serein, dégagé ; vous auriez dit qu’il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore. Le fourbe ! Voilà ce que c’est que les hommes. »

Bref, elle ne veut se marier qu’à bon escient, eti se mettre, à force de précautions, à l’abri de toutes les déconvenues. Son père, M. Orgon, lui annonce la venue d’un prétendant nommé Dorante. Elle consent à le voir, mais à une condition : elle changera d’ajustement avec sa suivante Lisette. Dorante la verra d’abord sous la cornette et le tablier d’une femme de chambre. S’il l’aime en cet équipage, c’est donc que son cœur sera sérieusement pris. Elle sera sûre d’être aimée pour elle-même. Nulle crainte que des considérations d’intérêt ou des petitesses de vanité ne se mêlent à cette merveilleuse passion. Être adorée purement et simplement, comme une petite bergère de pastorale amoureuse, n’est-ce pas le rêve de toutes les jeunes filles de qualité ?

Or, tandis que Silvia se berçait de cet espoir, et préparait son innocent stratagème, Dorante, pris des mêmes scrupules, songeait à s’assurer, par les mêmes moyens, la certitude d’être aimé sincèrement. Il échangeait son gilet à fleurs et son justaucorps brodé, contre la livrée galonnée de son valet. Cent huit ans avant Ruy Blas, il voulait que la noblesse de son âme apparût sous l’habit d’un laquais.

La première entrevue de Silvia et de Dorante fut singulière. « Ce garçon n’est pas un sot, dit-elle à part soi, et je ne plains pas la soubrette qui l’aura. » Quant à lui, sa clairvoyance hésita devant les grâces de la fausse suivante. « Cette fille-ci m’étonne, pensa-t-il tout bas. Il n’y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur. » Et, s’enhardissant non sans gaucherie à la tutoyer selon l’usage, il lui dit : « Je suis presque timide ; ma familiarité n’oserait s’apprivoiser avec toi ; j’ai toujours envie d’ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je joue : enfin j’ai un penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire. Quelle espèce de suivante es-tu donc, avec ton air de princesse ? »

Abusés par une double méprise, ils éprouvent cette délicieuse terreur, que l’on redoute à la fois et que l’on désire, lorsqu’on se sent glisser malgré soi sur la pente du sentiment. Ils se défendent contre leur inclination, et ils savourent par avance la certitude de leur défaite. Surpris par l’amour, ils hésitent d’abord, ils refusent de se laisser toucher par les atteintes irrésistibles de la passion naissante. Ils vont l’un vers l’autre, mais selon l’habitude des personnages de Marivaux, un peu en zig-zag…. On peut trouver d’ailleurs que la situation de ces deux amants travestis est fausse, presque choquante. On a souffert de voir la délicate Silvia s’amouracher d’un homme qu’elle prend pour un laquais. Toutefois, M. Brunetière s’est montré un peu sévère pour ce Jeu de l’Amour et du Hasard, lorsqu’il y a noté une « immoralité naïve ».

Assurément, cette jeune fille est aussi exempte que possible des préjugés de sa caste. Elle devance d’un siècle, par cette façon généreuse de ne point voir la livrée de celui qu’elle aime, non seulement la poétique Marie de Neubourg, mais encore cette Dernière Aldini que George Sand nous représente abdiquant sa fierté patricienne pour l’amour d’un gondolier.

Il y a, dans le Jeu de l’Amour et du Hasard, un mot qui, selon la remarque de J.-J. Weiss, a une sonorité quasiment romantique. C’est celui-ci : « Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu’il y a de plus grand au monde ne me tenterait pas ».

Mais notre Marivaux, si respectueux de l’amour-propre de ses héroïnes, n’a pas coutume de les réduire à des extrémités qui pourraient sembler scandaleuses. Dans son théâtre, tout s’achève par la régularité. Ici, le prétendu valet Bourguignon jette enfin son masque, et le beau Dorante apparaît d’autant plus amoureux de Silvia, qu’il croit l’avoir aimée sans savoir qu’elle était fille de haute naissance et de fine race. Ainsi, ce Jeu de l’Amour et du Hasard finit par un nouveau « triomphe de l’amour ».


hortense

Hortense est une petite provinciale, que l’on vient de fiancer avec Rosimond, jeune Parisien, remarquable par ses belles manières et par ce ton d’impertinence qui était, même sous le ministère du cardinal Fleury, la marque des gens du bel air. Rosimond, accompagné de son valet Frontin qui copie toutes ses attitudes et répète toutes ses paroles, a résolu évidemment d’étonner, par son fracas, les gens de l’honnête maison, où il entre cavalièrement le chapeau sous le bras, l’épée en quart de civadière. Écoutez-le pérorer devant Frontin. Regardez-le prendre le menton d’une accorte chambrière :

« Ah ! tu es ici, toi, Frontin, et avec Marton ! Je ne te plains pas. Que te disait-il, Marton ? Il te parlait d’amour, je gage. Eh ! souvent ces coquins-là sont plus heureux que d’honnêtes gens. Je n’ai rien vu de si joli que vous, Marton ; il n’y a point de femme à la cour qui ne s’accommodât de cette figure-là…. Dis-moi, Marton, que fait-on dans ce pays-ci ? Y a-t-il du jeu, de la chasse, des amours ? Ah ! le sot pays, ce me semble ! À propos, ce bonhomme qu’on attend de sa terre pour finir notre mariage, cet oncle arrive-t-il bientôt ? Que ne se passe-t-on de lui ? Ne peut-on se marier sans que ce parent assiste à la cérémonie ? »

Il aime Hortense. Mais il ne veut rien lui en dire, « à cause de sa dignité de joli homme ». Petit-fils d’un marquis de Molière, proche parent du Méchant de Gressetet du Glorieux de Destouches, il annonce Valmont, et ferait songer à Lovelace, si sa malice n’était pas une feintise. Le bel air ne veut pas qu’il accoure. Il vient, mais négligemment, à son aise. Il a d’ailleurs des biens, de la naissance, un rang, du crédit à la cour, et une figure avantageuse. Seulement, il a une jeunesse d’esprit incroyable. Cet amoureux fort singulier rougirait de paraître faire les avances. Ses entretiens avec sa fiancée sont extraordinaires. Qu’on en juge par cette citation.

« Si vous saviez, dit-il, combien le séjour de Paris et de la cour nous gâte sur les formalités, en vérité vous m’excuseriez. C’est une certaine habitude de vivre avec trop de liberté, une aisance de façons que je condamne puisqu’elle vous déplaît, mais a laquelle on s’accoutume, et qui vous jette ailleurs dans les impolitesses que vous voyez.

— Je n’ai pas remarqué, dît-elle, qu’il y en eût dans ce que vous avez fait, monsieur, et sans avoir vu Paris ni la cour, personne au monde n’aime plus les façons unies que moi. Parlons de ce que je voulais vous dire.

— Quoi ! vous, madame, quoi ! de la beauté, des grâces, avec ce caractère d’esprit-là, et cela dans l’âge où vous êtes ! vous me surprenez ! Avouez-moi la vérité, combien ai-je de rivaux ? Tout ce qui vous voit, tout ce qui vous approche soupire. Ah ! je m’en doute bien, et je n’en serai pas quitte à moins. La province me le pardonnera-t-elle ? Je viens vous enlever ; convenons qu’elle va faire une perte irréparable.

— Il peut y avoir ici quelques personnes qui ont de l’amitié pour moi, et qui pourront me regretter. Mais ce n’est pas de quoi il s’agit.

— Eh ! quel secret ceux qui vous voient ont- ils pour n’être que vos amis, avec ces yeux-là ?

— Si parmi ces amis il en est qui soient autre chose, du moins sont-ils discrets, et je ne les connais pas. Ne n’interrompez plus, je vous prie.

— Vraiment, je m’imagine bien qu’ils soupirent tout bas, et que le respect les fait taire. Mais, à propos de respect, n’y manquerais-je pas un peu, moi, qui ai pensé dire que je vous aime ? Il y a bien quelque chose à redire à mes discours, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas ma faute. »

Là-dessus, ce fat veut lui prendre la main. C’est ainsi qu’il en use d’ordinaire avec les femmes qu’il prétend séduire. Mais elle :

« Doucement, monsieur, je renonce à vous parler…. »

Le petit-maître persiste dans son impertinence :

« C’est que, sérieusement, vous êtes belle avec excès, vous l’êtes trop ; le regard le plus vif, le plus beau teint ! Ah ! remerciez-moi, vous êtes charmante, et je n’en dis presque rien. La parure la mieux entendue ! Vous avez là de la dentelle d’un goût exquis, ce me semble. Passez-moi l’éloge de la dentelle. Quand nous marie-t-on ?

— À laquelle des deux questions voulez-vous que je réponde d’abord ? À la dentelle ou au mariage ?

— Comme il vous plaira. Que faisons-nous cette après-midi ?

— Attendez. La dentelle est passable. De cette après-midi, le mariage en décidera. De notre mariage, je ne puis rien en dire, et c’est de quoi j’ai à vous entretenir, si vous voulez bien me laisser parler. Voilà tout ce que vous me demandez, je pense ? Venons au mariage.

— Il devrait être fait. Les parents ne finissent point !

— Je voulais dire au contraire qu’il serait bon de le différer, monsieur.

— Ah ! le différer, madame !

— Oui, monsieur. Qu’en pensez-vous ?

— Moi ! ma foi, madame, je ne pense point. Je vous épouse. Ces choses-là, surtout quand elles sont aimables, veulent être expédiées. On y pense après.

— Je crois que je n’irai pas si vite. Il faut s’aimer un peu quand on s’épouse.

— Mais je l’entends bien de même.

— Et nous ne nous aimons point.

— Ah ! c’est une autre affaire. La difficulté ne me regarderait point. Il est vrai que j’espérais, madame, j’espérais, je vous l’avoue. Serait-ce quelque partie de cœur déjà liée ?

— Non, monsieur, je ne suis jusqu’ici prévenue pour personne.

— En tout cas, je vous demande la préférence. Quant au retardement de notre mariage, dont je ne vois pas les raisons, je ne m’en mêlerai point, je n’aurais garde. On me mène. Je suivrai. »

Cette conversation de fiançailles peut nous paraître, à présent, fort étrange. C’est à peu près le ton des soupers du Régent et des après-dîners de M. le Grand-Prieur. Les mœurs du siècle passé acceptaient cette brusquerie de la comédie conjugale. Le mariage n’était une grosse affaire que pour les petites gens. La bourgeoisie cossue, alors comme dans tous les temps, essayait de se hausser au ton de la noblesse, qui considérait l’amour conjugal comme le comble du ridicule. Un mari qui s’occupait trop de sa femme, qui la conduisait au bal, était, par là, exposé aux railleries. On citait des maris, M. de Melun, M. de la Trémoille, passionnément épris de leurs femmes et qui n’osaient les voir qu’en bonne fortune. « Sur vingt seigneurs de la cour, dit l’avocat Barbier dans son Journal, il y en a quinze qui ne vivent point avec leurs femmes. » Il suffit de lire les Mémoires de Lauzun, la Correspondance de Mme du Deffand, les Mémoires de Dufort de Cheverny, le Journal de la princesse de Ligne, et vingt autres répertoires d’anecdotes, pour être édifié là-dessus.

« Un mari qu’on aime ! disait le marquis dans l’École des bourgeois de d’Allainval. Un mari qu’on aime ! Mais cela est fort bien. Continuez ! Courage ! Un mari qu’on aime ! Gardez-vous de parler ainsi ; cela vous décrierait ; on se moquerait de vous. Voilà, dirait-on, le marquis de Moncade : où donc est sa petite femme ? Elle ne le perd pas de vue ; elle ne parle que de lui ; elle en est folle. Quelle petitesse ! Quel travers ! »

Quand le prince de Lambesc, colonel du régiment de Lorraine, fut fiancé à Mlle de Montmorency, il allait partout répétant qu’il ne l’aimait point, et qu’il l’épousait uniquement pour sa fortune. Un jour, le duc de Choiseul, ministre de la guerre, eut l’idée de marier son frère, le comte Jacques de Choiseul-Stainville, qu’il venait de nommer lieutenant général. Il jeta les yeux sur Mlle Thérèse de Clermont-Revel. Le mariage fut négocié rondement, et vite décidé. Le comte avait près de quarante ans ; sa fiancée en avait quinze, et ne l’avait jamais vu. Il obtint un congé, arriva à Paris et, six heures après, la cérémonie était célébrée. Cela se passait le 3 avril 1761, en un temps où la pièce qui nous occupe était encore très goûtée du public.

Donc, notre Rosimond se croit, pour le moins, un petit duc de Richelieu. Si Hortense n’était qu’une caillette provinciale, elle trouverait peut-être ces manières plaisantes. Bonne fille, elle a su discerner, sous le persiflage évaporé de ce jeune étourdi, l’accent d’une inclination qu’elle n’est pas éloignée de partager. Fine mouche, elle se pique au jeu, et entreprend la guérison de ce fou, qu’elle juge « aussi impertinent qu’aimable », et sa suivante Marton ne fait qu’interpréter sa pensée, lorsqu’elle crie à la cantonade : « Monsieur l’impertinent, vous avez beau faire ; vous deviendrez charmant, sur ma parole ; je l’ai entrepris ».

L’arrivée d’une comtesse fort ridicule survient à propos pour servir ce dessein. Cette dame s’ennuie, la province l’assomme. Elle s’irrite. Elle se plaint d’être trop respectée. « Ah ! dit-elle à chaque instant, je me sauve de cette cohue de province ; ah ! les ennuyeux personnages ! Je me meurs de l’extravagance des compliments qu’on m’a faits et que j’ai rendus. Il y a deux heures que je n’ai pas le sens commun ; deux heures que je m’entretiens avec une marquise qui se tient d’un droit, qui a des gravités, qui prend des mines d’une dignité ! avec une petite baronne si folichonne, si remuante, si méthodiquement étourdie ! avec une comtesse si franche, qui m’estime tant, qui est de si bonne amitié ! avec une autre qui est si mignonne, qui a de si jolis tours de tête, qui accompagne ce qu’elle dit avec des mains si pleines de grâces ! une autre qui glapit si spirituellement, qui traîne si bien ses mots, qui dit si souvent, mais, madame, cependant, madame ; il me paraît pourtant ; et puis, un bel esprit si diffus, si éloquent, une jalousie difficile en mérite et si peu touchée du mien, si intriguée de ce qu’on m’en trouvait ! enfin un agréable qui m’a fait des phrases, mais des phrases d’une perfection ! qui m’a déclaré des sentiments d’une délicatesse assaisonnée d’un respect que j’ai trouvé d’une fadeur ! d’une fadeur !  »

En attendant, cette pimbêche « ne se sauve pas » du tout. Elle demeure, afin de fleureter : 1o avec Rosimond, à qui elle défend de se marier, à qui elle se propose même comme légitime épouse ; 2o avec Dorante, ami de Rosimond. « Oh ! dit-elle à ce Dorante. Il m’épousera. Je pense qu’il n’y perdra pas. Et vous, je veux aussi que vous nous aidiez à le débarrasser de cette petite fille. Je me propose un plaisir infini de ce qui va arriver ; j’aime à déranger les projets ; c’est ma folie, surtout quand je les dérange d’une manière avantageuse. Adieu ; je prétends que vous épousiez Hortense, vous.

— Puisse la folle me dire vrai ! » pense Dorante à part soi.

Et aussitôt Dorante agit en faux ami. Il ne quitte point Hortense, et s’applique à lui marquer un vif empressement. En même temps il travaille à en détacher Rosimond, en flattant ses manies de petit-maître. Voulez-vous entendre une conversation Régence, un entretien qui semble sténographié chez les roués du Palais-Royal ou du Temple ?

Écoutez ceci :

« Te voilà bien agité ! dit Dorante à Rosimond. Quoi ! tu crains les conséquences de l’amour d’une jolie femme, parce que tu te maries ! Tu as de ces sentiments bourgeois, toi, marquis ? Je ne te reconnais pas ! Je te croyais plus dégagé que cela !

— Venez, réplique Rosimond en sifflotant un air de chasse, venez ici. Qu’est-ce que c’est que cette fantaisie-là ?

— Elle est sage. Il me semble que la marquise[1] ne me voit pas volontiers ici, et qu’elle n’aime pas me trouver en conversation avec Hortense, et je te demande pardon de ce que je vais te dire ; mais il m’a passé dans l’esprit que tu avais pu l’indisposer contre moi, et te servir de sa méchante humeur pour m’insinuer de m’en aller.

— Mais, oui-da, je suis peut-être jaloux ? Ma façon de vivre, jusqu’ici, m’a rendu fort suspect de cette petitesse ? Débitez-la, monsieur, débitez-la dans le monde. En vérité, vous me faites pitié. Avec cette opinion-là sur mon compte, valez-vous la peine qu’on vous désabuse ?

— Je puis en avoir mal jugé ; mais ne se trompe-t-on jamais ?

— Moi qui vous parle, suis-je plus à l’abri de la méchante humeur de ma mère ? Ne devrais-je pas, si je l’en crois, être aux genoux d’Hortense, et lui débiter mes langueurs ? J’ai tort de n’aller pas, une houlette à la main, l’entretenir de ma passion pastorale ; elle vient de me quereller tout à l’heure, de me reprocher mon indifférence ; elle m’a dit des injures, monsieur, des injures ; m’a traité de fat, d’impertinent, rien que cela ; et puis je m’entends avec elle !

— Ah ! voilà qui est fini, marquis ; je désavoue mon idée, et je t’en fais réparation.

— Dites-vous vrai ? Êtes-vous bien sûr au moins que je pense comme il faut ?

— Si sûr à présent, que si tu allais te prendre d’amour pour cette petite Hortense dont on veut faire ta femme, tu me le dirais, que je n’en croirais rien.

— Que sait-on ? À cause que je l’épouse, il y a à craindre que mon cœur ne s’enflamme et ne prenne la chose à la lettre !

— Je suis persuadé que tu n’es point fâché que je lui en conte.

— Ah ! si fait, très fâché ; j’en boude, et, si vous continuez, j’en serai au désespoir.

— Tu te moques de moi, et je le mérite.

— Ah ! Ah ! Ah ! Comment es-tu avec elle ?

— Ni bien ni mal. Comment la trouves-tu, toi ?

— Moi ! Ma foi, je n’en sais rien ; je ne l’ai pas encore trop vue ; cependant il m’a paru qu’elle était assez gentille, l’air naïf, droit et guindé ; mais jolie comme je te dis. Ce visage-là pourrait devenir quelque chose s’il appartenait à une femme du monde, et notre provinciale n’en fait rien ; mais cela est bon pour une femme ; on la prend comme elle vient.

— Elle ne te convient guère. De bonne foi, l’épouseras-tu ?

— Il faudra bien, puisqu’on le veut ; nous l’épouserons, ma mère et moi, si vous ne nous l’enlevez pas.

— Je pense que tu ne t’en soucierais guère, et que tu me le pardonnerais.

— Oh ! là-dessus, toutes les permissions du monde au suppliant , si elles pouvaient lui être bonnes à quelque chose. T’amuse-t-elle ?

— Je ne la hais pas.

— Tout de bon ?

— Oui ; comme elle ne m’est pas destinée, je l’aime assez. »

Cela, c’est le dernier trait, le fin du fin. Rosimond pirouette, il rit aux éclats.

« Ah ! Ah ! Ah ! que tu es réjouissant ! »

Pendant la conversation qui vient d’être rapportée, Hortense se promenait dans la grande allée du parc, du côté de l’orangerie. Le hasard avait voulu qu’elle trouvât une lettre, adressée à son fiancé par la vieille comtesse ridicule. Moitié fâchée par cette rencontre, moitié divertie par le ton burlesque de cette épître, elle fit part, négligemment, à Rosimond, de sa trouvaille, et joua, en perfection, un rôle d’indifférente. Même, elle assaisonna sa tranquillité feinte d’un grain d’impertinence maligne. Elle s’amusa de sa déconvenue, comme ces jeunes filles de Watteau qui agacent un chat avec un peloton de fil. Elle laissa entendre à ce joli garçon qu’elle l’eût aimé peut-être si elle ne l’avait pas trouvé un peu trop plaisant et qu’elle s’est détachée de lui, parce que, malheureusement, « ce qui fait rire n’attendrit plus ». Elle lui insinua qu’elle avait pensé mourir de rire en apprenant qu’il avait lié une petite affaire de cœur avec une vieille comtesse. Elle lui notifia que la province ne sentait point le mérite des belles manières de la cour, et que la peine qu’il prenait était autant de perdu.

Rosimond, pour la première fois de sa vie, se prit à penser. « Eh bien ! se dit-il à lui-même, cette fille qui m’aime et qui se résout à me perdre parce que je ne donne pas dans la fadeur de languir pour elle, voilà une sotte enfant ! Allons pourtant la trouver. »

« Allons pourtant la trouver ! » Ce jeune seigneur n’était point habitué à faire le « premier pas ». Cette avance, à laquelle il consentait, fut la première étape de sa conversion. Il se mettait en route vers son amendement, vers son bonheur, lorsqu’il rencontra la vieille comtesse, fort aigre et qui voulait, sur l’heure, être épousée. Il allait passer outre, lorsqu’il trouva son valet tout essoufflé et pouvant à peine trouver des mots pour lui annoncer une terrible nouvelle : « Ah ! monsieur ! Dorante fait l’amour, monsieur, l’amour à votre belle Hortense ; si vous entendiez là-bas comme il se démène, comme les déclarations vont dru, comme il entasse les soupirs ! J’en ai déjà compté plus de trente de la dernière conséquence, sans parler des génuflexions, des exclamations : madame par-ci, madame par-là ; ah ! les beaux yeux ! ah ! les belles mains ! Et ces mains-là, monsieur, il ne les marchande pas ; il en attrape toujours quelqu’une qu’on retire, couci-couci, et qu’il baise avec un appétit qui me désespère ; je l’ai laissé comme il en retenait une sur laquelle il s’était déjà jeté plus de dix fois, malgré qu’on en eût ou qu’on n’en eût pas, et j’ai peur qu’à la fin elle ne lui reste. »

Le marquis affecta de prendre en dérision cette aventure. Il chassa son valet en le traitant de faquin et de maraud. Mais celui-ci revint à la charge, et appuya sur l’histoire du billet retrouvé…. L’arrivée d’Hortense et de Dorante, qui venaient du fond du parc, mit fin à cet entretien pénible. Occupés à causer d’affaires apparemment sérieuses, ces deux jeunes gens continuèrent leur conversation, si bien que Rosimond et la vieille comtesse, dissimulés derrière une palissade, crurent pouvoir écouter sans être vus. Mais Hortense les avait aperçus, juste au moment où ils se cachaient. Elle ne prévint pas son interlocuteur, et profita de cette circonstance pour faire une petite déclaration de principe où son âme tendre et raisonnable se peignait sous les plus charmantes couleurs : « Il faudra qu’on me dise mille fois : je vous aime, avant que je le croie et que je m’en soucie ; qu’on se fasse une affaire de la dernière importance de me le persuader ; qu’on ait la modestie de craindre d’aimer en vain, et qu’on me demande enfin mon cœur comme une grâce qu’on sera trop heureux d’obtenir. Voilà à quel prix j’aimerai, Dorante, et je n’en rabattrai rien ; il est vrai qu’à ces conditions-là, je cours risque de rester insensible.

Ces paroles d’une jeune fille qui ne badine pas avec l’amour et qui a du courage jusque dans l’esprit achevèrent de soumettre le cœur, déjà conquis, de Rosimond. Il sentit d’abord une « blessure sourde ». Puis il entra dans une extrême agitation. Il se fâcha, contrefît l’indifférent, mais de mauvaise grâce. Il alla trouver la comtesse Dorimène, la quitta, donna enfin les marques d’un grand désordre d’esprit.

Il rêve. C’est son cœur qui le mène, en dépit qu’il en ait. Bref, Hortense le croit touché. Mais elle est fière. Elle veut le réduire et achever sa capitulation. Elle y emploie l’ironie la plus fine, les grâces les plus coquettes. Elle veut épargner au nouveau converti le danger de tomber en des rechutes. C’est bien la plus charmante et la plus raisonnable fille du monde. Elle dompte un instant l’inclination de son cœur, et se fait volontairement cruelle afin de pousser à bout une victoire qu’elle juge nécessaire au bonheur de celui qu’elle a choisi. Rien de plus adroit ; de plus délicat, et, au fond, de plus tendre que sa conduite. Et, lorsque Rosimond, enfin débarrassé de tout son jargon de fausse galanterie, lui avoue franchement, candidement son amour, elle peut lui dire en toute sincérité : « Ne me sachez pas mauvais gré de ce qui s’est passé ; je vous ai refusé ma main, j’ai montré de l’éloignement pour vous ; rien de tout cela n’était sincère ; c’était mon cœur qui éprouvait le vôtre. Vous devez tout à mon penchant ; je voulais pouvoir m’y livrer ; je voulais que ma raison fût contente, et vous comblez mes souhaits. Jugez à présent du cas que j’ai fait de votre cœur par tout ce que j’ai tenté pour en obtenir la tendresse entière. »

Quant à Dorante, comme il a l’audace de se plaindre, elle lui dit son fait d’un mot qui est leste et frappant comme un coup d’éventail : « Vous n’avez rien à me reprocher. Dorante ; vous vouliez profiter des fautes de votre ami, et ce dénouement-ci vous rend justice ». Ainsi donc, il ne faut jurer de rien. Voilà le petit-maître corrigé. Et le quadrille finit par cette figure que les maîtres de danse, en ce temps-là, appelaient, je crois, l’Aimable vainqueur.

l’angélique du Préjugé vaincu

Il s’en faut de beaucoup que Marivaux ait toujours vu et dépeint les jeunes filles en rose. Son amie, la marquise de Lambert, qui a écrit de bien jolies lettres sur l’éducation des filles, a dû l’avertir souvent, et prévenir son optimisme par de discrètes indications. Cette femme distinguée connaissait l’amour-propre, souvent excessif, de ses jeunes amies, leur goût du plaisir et de la parure, leur « disposition à l’évaporation et à l’étourderie ». L’auteur du Petit-Maître corrigé a noté quelques-uns de leurs péchés mignons, particulièrement la vanité où elles tombent si aisément. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le Préjugé vaincu, comédie en un acte, représentée pour la première fois par les Comédiens français, le 6 août 1746.

La vanité des filles, au siècle passé, consistait surtout en un entêtement de préjugé nobiliaire. D’ailleurs, comme le remarque le judicieux Duviquet, commentateur de Marivaux, « les femmes sont plus accessibles que les hommes au sentiment des préférences ; elles attachent un prix infini à toute espèce de supériorité. Les honneurs, les prérogatives, sont à la fois un dédommagement et un appui pour leur faiblesse. » La princesse Hélène de Ligne raconte, dans ses Mémoires, qu’au temps où elle était pensionnaire de l’Abbaye-aux-Bois, elle éprouvait, ainsi que ses compagnes, un superbe mépris pour les pensionnaires des Petites-Cordelières. Celles-ci n’étaient point de qualité, « Le couvent des Petites-Cordelières, dit la princesse Hélène, n’était ni si grand ni si beau que le nôtre. Elles avaient en tout une trentaine de pensionnaires, mais ce n’étaient pas des filles comme il faut ; elles étaient bien embarrassées quand elles voyaient notre classe si nombreuse et composée des premières filles de France. »

Sans doute la jeune Angélique, dont Marivaux nous confesse les défauts, dans les scènes du Préjugé vaincu, a été élevée par les dames de l’Abbaye-aux-Bois. Elle a dû passer de la classe bleue à la classe rouge et à la classe blanche en compagnie d’une Montmorency, d’une Mortemart, d’une Châtillon ; car, malgré sa raison, sa libéralité, sa grâce dont tout le monde raffole, elle est intransigeante sur le chapitre de la noblesse. Elle est tympanisée par le préjugé à la mode. Il n’y a que les gentilshommes qui soient son prochain. Ne lui parlez pas d’un maître des comptes, d’un intendant des finances ni même d’un président à mortier. Elle rêve un duc et pair. Les hommes sans dentelle et sans habit à parements dorés lui font horreur. Elle préfère à un avocat ou à un procureur un petit gentilhomme dans sa gentilhommière. Les emplois de finance et les offices de judicature la dégoûtent. Elle est aimée de Dorante ; elle trouve Dorante aimable. « Malheureusement, dit-elle, il lui manque de la naissance. » Il est vrai qu’elle ajoute, en soupirant un peu : « Je souhaiterais qu’il en eût : j’ai même besoin de me ressouvenir quelquefois qu’il n’en a point ».

Cette parole prouve que son cœur est touché. Mais, au rebours d’Hortense, elle voudrait que Dorante montrât, dans sa façon de déclarer son amour, moins de douceur et de soumission. Elle trouve qu’il se prosterne trop, qu’il débite des fadeurs, qu’il « manque de monde ». Au fond, ce travers qui dépare sa bonne grâce, n’est que la forme fâcheuse d’une vraie noblesse d’esprit et de cœur. C’est bon signe, quand une jeune fille est romanesque. Avant d’entrer dans la réalité, il n’est pas mauvais de tenter un petit voyage au pays des rêves. Donc, ce que rêve Angélique, c’est un superbe seigneur, infiniment noble, ne parlant que sur un ton de commandement, et dominant l’univers de ses airs impérieux. Elle le voit sur un cheval de bataille, en bottes éperonnées, en chapeau galonné, et caracolant, l’épée, au clair, en avant d’un escadron vainqueur. Elle l’imagine, entouré de piqueurs et de valets de chiens, forçant les cerfs à la course, et emplissant de fanfares triomphales les vallons et les bois. Elle tombe de son haut, lorsqu’elle voit venir à elle ce prétendant qui marche à pied, simplement, comme un bourgeois, et qui n’exerce nulle part les droits du seigneur. Elle juge que, pour elle, c’est un bien petit monsieur. Dorante, fort déconcerté par l’accueil qui lui est fait, s’avise d’un moyen assez enfantin pour faire agréer sa flamme. Il profite de l’amitié qui le lie au père d’Angélique, pour dire à cette jeune fille qu’il est chargé de lui proposer un parti. C’est un moyen de comédie. Toujours est-il que, pour éprouver les dispositions de celle qu’il aime, il lui trace le portrait d’un prétendant supposé, qui n’est autre que lui-même. Il se heurte non seulement à un refus, mais à des plaisanteries cruelles. Fort déconfit, il n’a plus d’autre ressource que de se jeter aux pieds de la belle, en s’écriant : « C’est moi…. Oui, c’est moi à qui l’amour le plus tendre avait imprudemment suggéré un projet dont il ne me reste plus qu’à demander pardon. » Cela peut sembler maladroit. Mais, en amour, les pires maladresses sont parfois plus utiles que toutes les roueries. Cette démarche non calculée éveille, dans le cœur d’Angélique, ce commencement d’intérêt qui est parfois le principe des plus fortes passions. Son amoureux ne lui semble plus si bourgeois. Elle lui fait des reproches sur son stratagème. Lorsqu’une femme consent aux reproches, c’est qu’elle est déjà plus qu’à demi vaincue. Il ne manque plus à ce cœur, pour achever sa défaite, et pour assurer sa félicité, qu’un petit accès de jalousie. Dans cette occasion, le marquis, père d’Angélique, se conduit en vrai père noble, et ménage un imbroglio qui sent son auteur d’une lieue. Il débite à Dorante un discours qui peut se résumer ainsi : « Vous êtes honnête homme, et je vous veux pour gendre. Puisque Angélique fait la fière, que n’épousez-vous mon autre fille ? Je vous autorise à lui faire un brin de cour. » L’amoureux semble se rendre, par obéissance, à ce conseil. Il n’en faut pas davantage pour décider Angélique, jalouse, à lui donner sa main. C’est ainsi que, dans cette comédie de mœurs quasiment mythologique, le Préjugé, petit démon malin, est vaincu par l’Amour, dieu bienfaisant.

l’angélique de l’École des mères

Il faut conter encore l’histoire d’une autre Angélique. C’est l’héroïne d’une comédie larmoyante dont Marivaux a indiqué clairement le dessein en l’intitulant l’École des mères.

Cette Angélique a seize ans. C’est l’âge — ou peu s’en faut — qu’avait Juliette, quand Roméo montait par une échelle de soie, vers sa fenêtre fleurie. C’est l’âge trouble et charmant où les ingénues rêvent d’offrir à quelqu’un les prémices d’un cœur tout neuf, qui s’éveille. Angélique a trouvé son Roméo dans la personne d’un certain Eraste, qui est réduit, par les sévérités de plusieurs duègnes, à se déguiser en valet de comédie pour la voir de près. Mme Argante, mère d’Angélique, monte la garde, nuit et jour, autour de la vertu de sa fille. Mme Argante est une bourgeoise de finance ou de robe, digne de figurer dans ce tableau de l’Éducation sèche et rebutante qu’a peint Charles Coypel. Elle surveille terriblement les lectures de sa fille, lui interdit la société des « jeunes étourdis » et croit la préserver de la coquetterie, en lui imposant des corsages plats, des jupes sans volants, des « devants de gorge » soigneusement clos et des collets montés. Chaque soir, lorsqu’elle vient la border dans son lit de pensionnaire, sous son couvre-pieds de ratine blanche, entre deux beaux et bons draps de lessive, elle s’applaudit d’avoir mis au monde une fille aussi parfaitement innocente. Elle la compare mentalement aux jeunes évaporées « qui sont élevées dans le monde coquet ». Elle frémît en pensant à celles « que mille jeunes étourdis ont l’impertinente liberté d’entretenir de cajoleries ». Elle conclut par ces paroles graves : « Gardez, ma fille, ce goût de retraite, de modestie, de pudeur qui me charme en vous ».

Or, la jeune Angélique n’a aucun goût pour la retraite, ni pour la solitude, ni pour le célibat, ni pour le mariage avec un homme décrépit. Elle est modeste parce que la modestie est la seule parure dont elle puisse s’accommoder. Et sa pudeur n’est que la réserve naturelle d’une fille qui, malgré l’ignorance où l’on prétend la maintenir, connaît assez le prix de ses charmes pour ne les point gaspiller en imprudences. Mais l’air d’innocence nigaude dont sa mère veut l’affubler lui pèse autant que la robe qui engonce sa taille, et que la collerette empesée où s’alourdit la délicatesse de son col. Ainsi fagotée, endoctrinée, chapitrée, cloîtrée, elle s’insurge, à la fin, contre l’autorité maternelle. « Quand ma mère me parle, dit-elle, je n’ai plus d’esprit. Cependant, je sens que j’en ai assurément, et j’en aurais bien davantage si elle avait voulu ; mais n’être jamais qu’avec elle, n’entendre que des préceptes qui me lassent, ne faire que des lectures qui m’ennuient, est-ce le moyen d’avoir de l’esprit ? Qu’est-ce que cela apprend ? Il y a des petites filles de sept ans qui sont plus avancées que moi. Cela n’est-il pas ridicule ? Je n’ose pas seulement ouvrir ma fenêtre. Voyez, je vous prie, de quel air on m’habille ! Suis-je vêtue comme une autre ? regardez comme me voilà faite ! Ma mère appelle cela un habit modeste ; il n’y a donc de la modestie nulle part qu’ici, car je ne vois que moi d’enveloppée comme cela ; aussi suis-je d’une enfance, d’une curiosité ! Je ne porte point de rubans ; mais qu’est-ce que ma mère y gagne ? que je suis émue quand j’en aperçois. Elle ne m’a laissé voir personne, et avant que je connusse Eraste, le cœur me battait quand j’étais regardée par un jeune homme. »

Naturellement, ce n’est pas avec un de ces maudits « jeunes hommes » que Mme Argante veut marier Angélique. Elle a fait chois d’un époux très sage, très riche, très mûr. Il s’appelle M. Damis et approche de la cinquantaine. C’est un barbon très proche parent du seigneur Arnolphe. Mme Argante ne peut comprendre qu’Angélique ne soit pas tout à fait contente de son sort. Elle débite de longs discours à sa fille, essayant de lui prouver par raison démonstrative que M. Damis a précisément tout ce qu’il faut pour plaire aux demoiselles bien élevées. « Je ne vous donne pas, ma fille, un jeune extravagant qui vous négligerait peut-être au bout de quinze jours, qui dissiperait son bien et le vôtre pour courir après mille passions libertines. Je vous marie à un homme sage, à un homme dont le cœur est sûr, et qui saura tout le prix de la vertueuse innocence du vôtre. »

L’amour-propre d’Angélique se révolte, non pas avec la ruse de l’Agnès de l’École des femmes, mais avec cette franchise décidée, qui est la marque et la noblesse des héroïnes de Marivaux.

« Ce mariage ne vous plaît donc pas ? lui demande sa mère.

— Non. »

« Vous épouserez donc M. Damis ? lui demande sa servante Lisette.

— Moi répouser ? Je t’assure que non ; c’est bien assez qu’il m’épouse. »

Et, rêveuse, elle prononce ces paroles pleines de sens et d’audace ingénue :

« Ma mère dit qu’on est obligé d’aimer son mari ; eh bien ! qu’on me donne Eraste, je l’aimerai tant qu’on voudra. Puisque je l’aime avant que d’y être obligée, je n’aurai garde d’y manquer quand il le faudra ; cela me sera bien commode. »

Ses entretiens avec le fiancé qu’on lui impose montrent tout de suite qu’elle ne sait point dissimuler.

« Enfin, charmante Angélique, lui dit cet homme d’âge, je puis donc sans témoins vous jurer une tendresse éternelle. Il est vrai que mon âge ne répond pas au vôtre.

— Oui, réplique-t-elle, il y a bien de la différence.

— Cependant, hasarde-t-il, on me flatte que vous acceptez ma main sans répugnance.

— Ma mère le dit.

— Et elle vous a permis de me le confirmer vous-même.

— Oui, mais on n’est pas obligé d’user des permissions qu’on a.

— Est-ce par modestie, est-ce par dégoût que vous me refusez l’aveu que je demande ?

— Non, ce n’est point par modestie.

— Que me dites-vous là ? C’est donc par dégoût ?… Vous ne me répondez rien ?

— C’est que je suis polie.

— Vous n’auriez donc rien de favorable à me répondre ?

— Il faut que je me taise encore.

— Toujours par politesse ?

— Oh ! toujours.

— Parlez-moi franchement ; est-ce que vous me haïssez ?

— Vous embarrassez encore mon savoir-vivre. Seriez-vous bien aise si je vous disais oui ?

— Vous pourriez dire non.

— Encore moins, car je mentirais.

— Quoi ! vos sentiments vont jusqu’à la haine, Angélique ?

— Vous qui êtes, à ce qu’on m’a dit, un très honnête homme, si en faveur de ma sincérité, vous vouliez ne me plus aimer et me laisser là !

— Mon intention assurément n’est pas qu’on vous contraigne.

— Ce que vous dites là est bien raisonnable, et je ferai grand cas de vous si vous continuez…. »

Chez Marivaux, les soupirants à barbe grise ont toujours tort. Il faut que le cœur et la main se suivent. Le sort le plus triste est d’être uni avec ce qu’on n’aime pas. La vie alors est « un tissu de langueurs ». La vertu même, en nous secourant, nous accable. Et donc, à jeune femme, jeune mari. Telle est la devise d’Angélique et de toutes les jeunes filles représentées sur la scène par l’ingénieux auteur du Triomphe de l’Amour.

histoire de la princesse léonide

Le Triomphe de l’Amour est d’une moralité plus compliquée. Il faut résumer cette comédie héroïque, ne fût-ce que pour connaître ce que supportait le public du Théâtre-Italien, au mois de mai 1732.

Léonidas, général lacédémonien (pas celui des Thermopyles, un autre), a usurpé autrefois par vengeance le trône de Cléomène, roi légitime de Sparte. Sa postérité continue de régner sur les Spartiates ; et, pour le moment, l’héritière de l’usurpateur est une jeune fille très belle et très vertueuse, la princesse Léonide.

Or cette princesse apprend qu’un descendant des rois dépossédés vît encore. Il s’appelle Agis. C’est un bon jeune homme qui vit retiré, dans la maison d’un professeur de philosophie. Ici, l’on prévoit, je pense, ce qui arrivera. Conformément aux règles de la comédie, la jeune princesse heureuse aimera le prince malheureux. Elle rêvera même de lui rendre le trône de ses pères, en le faisant asseoir, à côté d’elle, sar ce trône. Seulement, elle craint d’être mal reçue par Agis si elle va le trouver tout droit chez son professeur, afin de lui expliquer ses desseins.

Alors, la princesse Léonide n’hésite pas à employer un stratagème. Elle quitte la courte tunique dont les filles de Sparte ont coutume de se revêtir ; elle dissimule ses charmes sous le manteau d’un étudiant et son nom de Léonide sous le faux nom de Phocion. Ainsi déguisée, elle entre incognito chez le professeur de philosophie, lequel possède un joli jardin aux environs de la ville. Elle s’est avisée d’un stratagème dont voici le plan : se donner pour un jeune écolier que le désir d’entendre le professeur Hermocrate a conduit en ces lieux ; écouter sans bâiller plusieurs conférences de philosophie ; profiter de cette occasion pour voir Agis et pour lui dire, entre deux dissertations : « Je vous aime ».

Hermocrate, secouru par les lumières de son valet Arlequin, devine tout de suite que le prétendu étudiant est une fille habillée en garçon. Que faire ? Léonide est décidée à tout, pourvu qu’elle voie son prince charmant. Elle regarde Hermocrate bien en face et lui tient à peu près ce langage ; « Eh bien ! oui, monsieur le professeur, je suis une femme. Je suis venue ici, poussée par une passion inconsidérée peut-être, mais qui sûrement vous touchera quand vous en recevrez l’aveu. Ce n’est pas votre philosophie qui m’attira dans votre jardin. Hélas ! c’est vous-même. » Et puis, elle marivaude éperdument : « Oui, seigneur, je vous aime ; mais ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas ici d’un penchant ordinaire. Cet aveu que je vous fais ne m’échappe point, je le fais exprès ; ce n’est point l’amour à qui je l’accorde, il ne l’aurait jamais obtenu ; c’est à ma vertu même que je le donne. Je vous dis que je vous aime, parce que j’ai besoin de le dire, parce que cette confession aidera peut-être à me guérir, parce que je cherche à rougir de ma faiblesse pour la vaincre. Je viens affliger mon orgueil pour le révolter contre vous. Je ne vous dis point que je vous aime, afin que vous m’aimiez ; c’est afin que vous m’appreniez à ne plus vous aimer moi-même. Haïssez, méprisez l’amour, j’y consens ; mais faites que je vous ressemble. Enseignez-moi à vous ôter de mon cœur ; défendez-moi de l’attrait qui me porte vers vous. Je ne demande point d’être aimée, il est vrai, mais je désire de l’être ; ôtez-moi ce désir ; c’est contre vous-même que je vous implore. »

On a beau être professeur de philosophie et enseigner le mépris des passions, on ne peut se défendre d’un certain émoi, lorsqu’une belle fille, même habillée en garçon, vous lance à brûle-pourpoint ces déclarations délicatement incendiaires. Il n’y a pas de prud’homie qui tienne contre une attaque si savante. « Tout sauvage que je suis, soupire le bonhomme Hermocrate, j’ai des yeux et vous avez des charmes. »

Cependant, la princesse, à qui le philosophe, désormais troublé, a promis le secret, rencontre le jeune Agis qui la traite avec une camaraderie cordiale. Cette camaraderie se change bientôt en amitié. Léonide voudrait glisser, sur ce penchant, jusqu’à l’amour. Pour hâter ce mouvement, elle déclare son sexe à son ami, et invente une nouvelle fable. Elle se donne pour une fille malheureuse, nommée Aspasie, et que ses parents veulent marier avec quelqu’un qui ne lui plaît pas. « Ô Aspasie, répond le chaste jeune homme, votre sexe est dangereux ; mais les infortunés sont trop respectables. » Toutefois, il ne veut point dépasser les limites d’une amitié respectueuse. La princesse, que rien ne décourage, feint d’accepter ce pis-aller.

Mais un coquetage d’amitié entre un homme et une femme est toujours le prélude inquiet d’un sentiment plus ardent. Cette inquiétude est délicieuse. On s’y abandonne sans prendre garde au péril. On s’endort dans ce délice. Et, un beau jour, on se réveille amoureux. C’est ce qui arrive aux deux héros du Triomphe de l’Amour. Cette comédie longuement mythologique et dont les péripéties sont d’une rare incohérence, s’achève en une analyse morale dont la finesse est exquise. Si l’action de cette pièce est languissante, le dialogue a une saveur dont il faut savourer la délicatesse. Il n’est pas jusqu’au philosophe qui, vers la fin de la pièce, ne devienne amusant, lorsque l’amour de ses deux jeunes gens l’induit en des scènes de jalousie et de regret. Ce marivaudage en trois actes semble être parfois un commentaire lointain de ce lai d’Aristote, dont tout le moyen âge s’est égayé si franchement, et où l’on voit le philosophe de Stagire, mené en bride et à coups de houssine par une jolie fille aux tresses blondes.

La morale de ces historiettes sentimentales et discrètement sensuelles est facile à déduire. Marivaux lui-même s’est diverti à la chanter en des couplets menus et grêles dont le refrain ressemble à une ritournelle de Pergolèse ou de Cimarosa :

Vous qui sans cesse à vos fillettes
Tenez de sévères discours (bis),
Mamans, de Terreur où vous êtes
Le dieu d’Amour se rit et se rira toujours (bis).

Vos avis sont prudents, vos maximes sont sages ;
Mais malgré tant de soins, malgré tant de rigueur,
Vous ne pouvez d’un jeune cœur
Si bien fermer tous les passages,
Qu’il n’en reste toujours quelqu’un pour le vainqueur.
Vous qui sans cesse à vos fillettes
Tenez de sévères discours (bis)
Mamans, de l’erreur où vous êtes
Le dieu d’Amour se rit et se rira toujours (bis).

Ces « fillettes », devenues femmes, s’appellent Araminte, ou simplement la marquise, la comtesse, et nous allons les retrouver dans les Fausses Confidences, dans les Sincères, dans le Legs. Leur beauté ne perd rien, tant s’en faut, à s’approcher de ce moment si court, que l’on appelle, d’un mot fâcheux, la maturité, et qui est le point de perfection en deçà duquel il n’y a que des promesses, au delà duquel il n’y a que des ruines. Le temps, en amortissant l’éclat de leur jeunesse, a rendu leur beauté plus précieuse. Les années les ont faites plus habiles dans les savantes pantomimes de l’amour. Elles se rengorgent à ravir, et la pantomime de l’éventail n’a plus de secret pour leur expérience. Un charme de mélancolie, fruit amer et doux de la déception sentimentale, les enveloppe d’un voile qui rehausse, par l’attrait du mystère, le prix de leur préférence et le prestige de leur faveur. C’est l’âge où les faiblesses des femmes ont quelque chose de hautain et d’attristé. Leur coquetterie, un peu désabusée par l’apprentissage du sentiment, connaît les chemins détournés par où l’on arrive plus aisément à la victoire. Elles n’ignorent pas que, pour entretenir l’amour qu’on a pour nous, il est bon quelquefois d’alarmer la certitude qu’on a du nôtre. Elles savent aussi, hélas ! que, de toutes les façons de faire cesser l’amour, la plus sûre, c’est de le satisfaire. Bien qu’elles n’aient plus beaucoup de temps à perdre, elles ne sont jamais pressées de conclure. Et leurs capitulations sont moins résolues que résignées. Elles ont les grâces durables qui survivent à la première jeunesse. Les plus raffinés connaisseurs de l’âme féminine hésitent à dire si les verdeurs du printemps ont une grâce plus impérieuse que la splendeur fragile de l’arrière-saison. L’automne du cœur a des deuils aussi somptueux que la gloire d’un beau jour qui finit….


ARAMINTE

Araminte, veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances, possède cinquante mille livres de rente, dont elle ne sait que faire, parce que son cœur est présentement inoccupé. C’est une personne raisonnable et fière, et qui serait sensible à cet amour respectueux et craintif qui est le régal des coquettes intelligentes. Elle ne pense point que la condition des femmes soit de choisir un maître une seule fois en leur vie, et de ne plus consentir à reprendre la chaîne du mariage. Il ne lui déplairait pas, puisqu’elle est riche, de faire la fortune romanesque d’un jeune homme pauvre. Justement, il y a dans Paris un gentilhomme de haute naissance et de petite condition, qui en veut à ses charmes et, en même temps, à ses écus. Dorante est beau, bien fait, et n’ignore pas que de pareils avantages valent mieux qu’une ferme en Beauce. Lorsqu’il se regarde dans son miroir, il sourit au joli garçon qu’il aperçoit, et il lui dit amicalement : a Courage, tu iras loin ». Il est assez satisfait des présents que la nature lui prodigua, et il laisse volontiers son valet s’espacer sur ce thème ; « Monsieur, votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez ; il n’y a pas de plus grand seigneur que vous à Paris ; voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible, absolument infaillible. Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l’appartement de Madame…. Oui, je le soutiens, vous êtes actuellement dans votre salle, et vos équipages sont sous la remise. »

Cette conversation entre maître et valet se tient dans la maison même d’Araminte, où Dorante s’est introduit en qualité d’intendant. Ce moyen ne semble pas très délicat, bien que l’ambition du jeune intrigant se change très vite en une passion sincère. Dorante, aidé de son compère, commence par investir savamment le cœur de la jolie veuve ; et, bientôt, c’est lui qui est pris au piège. La divine vertu de l’amour le rend tout à fait honnête homme. Ce n’est pas le premier roué, ni le dernier, que l’influence d’une femme exquise aura sauvé de sa propre rouerie. Dorante amoureux se change en un Dorante ingénu. C’était un séducteur. Il devient séduisant. La présence de l’Adorée accomplit en lui ce miracle. S’il n’aimait réellement, du fond de son âme, il ne trouverait pas des paroles pénétrantes et significatives comme celles-ci : « Mon respect me condamne au silence, et je mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire…. Jamais elle ne me parle ou ne me regarde que mon amour n’en augmente…. Le plaisir de la voir et quelquefois d’être avec elle est tout ce que je me propose…. Quoique mon amour soit sans espérance, je n’en dois pas moins un secret inviolable à l’objet aimé…. » Il souffre en songeant à elle, et l’amertume de cette souffrance lui paraît délicieuse. Il n’est plus de sang-froid, il s’égare en rêveries….

Il pleure. Les crises d’amour sont contagieuses. Par degrés insensibles, la passion qui envahit le cœur de Dorante se répand dans celui d’Araminte. Cette comédie semblait d’abord la représentation d’une aventure banale. Et voilà que, de scène en scène, l’intérêt s’accroît. Cet homme et cette femme passent par les douloureuses alternatives de l’espérance et de la crainte. Leur âme, d’abord effleurée par les nuances fugitives du sentiment, dominée ensuite par les effets surprenants de la sympathie, est enfin atteinte, jusqu’en son fond le plus intime, par l’aiguillon du doute, de la jalousie, du désespoir. Certes, le transport de leur esprit ne les jette jamais hors de ces bienséances dont la règle s’imposait jadis aux plus fougueux élans. Mais on n’exagère rien en disant que, sous la trame brillante de leurs discours, on aperçoit, en regardant bien, cet abîme intérieur sur lequel on ne peut se pencher sans vertige. Ici encore, selon la coutume du pays enchanté où Marivaux nous entraîne, l’amour triomphe de tout. Il excuse l’heureux stratagème dont s’est servi Dorante, et c’est Araminte elle-même qui prononce la formule d’absolution : « Après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable. Il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi. »

Telle est la morale des Fausses Confidences.


comment la marquise et le chevalier furent surpris par l’amour

L’amour nous surprend au moment où nous attendons le moins ses touches insinuantes et ses brusqueries décisives.

Il était une fois, à Paris, une jeune marquise, qui était veuve, et qui avait juré de ne jamais se remarier. Elle voulait s’ensevelir dans la solitude. Elle passait tous ses jours et toutes ses nuits, depuis six mois, à soupirer en songeant au mari charmant qu’elle avait perdu. « Ah ! gémit-elle, il n’y a plus de consolation pour moi,… après deux ans de l’amour le plus tendre, épouser ce que l’on aime, ce qu’il y avait de plus aimable au monde ; l’épouser et le perdre un mois après ! » Elle poursuit ses plaintes : « Je ne veux plus m’occuper que de ma douleur…. Je ne vis presque plus que par un effort de raison…. » Elle a imaginé, dans l’excès de son exaltation, d’apaiser sa mélancolie par un singulier moyen. Lorsqu’une femme souffre de malaise amoureux ou d’inquiétude morale, ou simplement de vapeurs malaisées à définir, il n’est pas rare qu’avant de trouver une consolation dans un nouvel amour, elle cherche un divertissement dans des occupations réputées plus sérieuses. Avant de se résoudre à reprendre un époux ou un amant, elle prend un professeur de philosophie. C’est justement ce que fait notre marquise. Elle se fait débiter des conférences, à domicile, par un savant en us, qui est aussi chargé de livres qu’une bibliothèque. Ce pédant, nommé Hortensius, lui explique, d’un ton nasillard, les belles-lettres, la morale et la métaphysique ; elle se sait gré de l’écouter sans bâiller. Une femme qui s’ennuie supporte volontiers d’être ennuyée par les discoureurs de métier. Cela l’empêche de songer à son mal.

Le hasard qui, chez Marivaux, est toujours le complice de l’amour, veut qu’un jeune chevalier, du plus rare mérite et de la plus séduisante beauté, vienne habiter tout contre la maison de cette jeune et inconsolable marquise. Ils peuvent même se rencontrer dans un jardin qui est commun à leurs deux logis. Mais ce chevalier est aussi triste que sa voisine est mélancolique. Une jeune fille, dont il était éperdument épris, et que lui refusait la rigueur d’un père barbare, vient de se faire nonne, afin de n’appartenir point à un autre que lui. Accablé par ce malheur, le chevalier a résolu de ne plus songer au mariage. Il se promène mélancoliquement dans une allée jonchée de feuilles mortes. L’ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement son visage…. Quand il parle aux gens, c’est du ton d’un homme qui va rendre les derniers soupirs : ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l’âme….

La communauté du jardin, jointe à la conformité de deux veuvages qui ne veulent pas être consolés, favorise les premières rencontres de ces deux affligés. Leur liaison commence par des entretiens funèbres. Il parle de sa chère Angélique, ensevelie au couvent, et désormais morte pour lui. Elle parle de son mari défunt. Peu à peu, leurs cœurs, qu’ils croyaient morts, se réveillent. Un intérêt naissant les rapproche l’un de l’autre, et donne à leurs entrevues un goût délicieux. Ils s’abandonnent à cette inclination, et veulent se persuader à eux-mêmes qu’ils sont tout simplement sur la pente de l’amitié. C’est une pente rapide, surtout lorsque l’ami et l’amie n’ont pas encore dépensé toute la jeunesse de leur cœur. Qu’il s’ajoute à cette amitié un grain de jalousie, une once de coquetterie, et quelque peu de dépit, voilà les amis animés l’un envers l’autre, ou l’un contre l’autre, par ces brusques ressentiments ou par ces vives sympathies, qui sont, suivant le cas, les signes évidents d’une autre passion. « Les amants, disait Duclos, sont comme les voleurs, ils prennent d’abord des précautions superflues ; ils les négligent par degrés ; ils oublient les nécessaires, et sont pris. » Et c’est précisément ce que prouve le chef-d’œuvre d’analyse que Marivaux intitule la Surprise de l’Amour. C’est ce que démontrent aussi, avec de légers changements dans l’intrigue, la Double Inconstance, la Fausse Suivante, le Dénouement imprévu, la Méprise, le Legs, les Fausses Confidences. Cette Surprise de l’Amour est encore un menuet où les personnages marchent l’un vers l’autre en ayant l’air de s’éviter. Jamais les points sensibles par où le cœur d’une femme est facile à prendre n’ont été discernés avec plus de pénétration, ni montrés avec un art plus discrètement impitoyable. La marquise veut rester veuve. C’est entendu. Elle refuse ou prétend refuser des hommages dont le but avoué serait de la décider à un remariage dont l’idée seule lui fait horreur. Elle ne se pique plus ni d’agrément ni de beauté. Elle souffre cependant que sa suivante Lisette arrange ses cheveux et ajuste son corsage. Elle s’interdit de plaire, mais elle serait fâchée si elle déplaisait. Si on lui fait la cour, elle se défend contre les avances amoureuses. Mais, si l’on renonce à lui faire la cour, elle se croit rebutée, redoute le manque d’égards et d’attentions, craint de voir s’affaiblir le pouvoir de ses charmes. Elle est d’ailleurs infiniment gracieuse dans le jeu à la fois naïf et compliqué où excelle sa finesse mondaine. Les paroles qui lui échappent sont toujours ingénieuses, même lorsqu’elles sont imprudentes. Il y a, dans ses moindres démarches, un calcul qui est à la fois subtil et spontané. Son inclination secrète se trahit par des mots naturels et habiles. Parfois le timbre de sa voix semble se voiler d’un ressouvenir triste et se briser d’un léger sanglot, vite réprimé. Le rire étincelant de cette jeune femme se fond en douceurs tendres, comme ces rayons de soleil qu’apaise un nuage d’été. Mais, sitôt qu’elle reprend l’assurance de son empire, sa grâce conquérante se plaît à des manèges savants et s’échappe, pour ainsi dire, en menus gestes, qui sont vifs et prestes comme un déploiement d’éventail.

De toutes les femmes dont Marivaux a fait parler l’âme légère et fragile, c’est celle-ci la plus charmante. C’est à elle peut-être que songeait Théophile Gautier, lorsqu’il noua, comme une offrande de fleurs sur un autel abandonné, ce bouquet de strophes :

J’aime à vous voir en vos cadres ovales,
Portraits jaunis des belles du vieux temps,
Tenant en main des roses un peu pâles,
Comme il convient à des fleurs de cent ans.

Le vent d’hiver, en vous touchant la joue,
A fait mourir vos œillets et vos lis.
Vous n’avez plus que des mouches de boue,
Et sur les quais vous gisez tout salis.

Il est fini, le doux règne des belles.
La Parabère, avec la Pompadour
Ne trouveraient que des sujets rebelles,
Et sous leur tombe est enterré l’Amour.

Vous cependant, vieux portraits qu’on oublie.
Vous respirez vos bouquets sans parfums,
Et souriez avec mélancolie
Au souvenir de vos galants défunts.

C’est aussi pour cette aimable marquise, n’en doutez pas, qu’un poète plus moderne, M. Fernand Gregh a murmuré, en sourdine, ce délicat menuet :

La tristesse des menuets
Fait pleurer mes désirs muets
Et je pleure

D’entendre frémir cette voix,
Qui vient de si loin, d’autrefois,
Et qui pleure.

Chansons grêles du clavecin,
Notes frêles, fuyant essaim,
Qui s’efface,
Vous êtes un pastel d’antan
Qui s’anime, rit un instant,
Et s’efface.

Comme vous meurtrissez les cœurs
De vos airs charmants et moqueurs
Et si tristes,
Menuets à peine entendus,
Sanglots légers, rires fondus,
Baisers tristes !

la philosophie des soubrettes

Elles s’appellent Marton, Jacqueline, et surtout Lisette. Elles sont aussi jolies que leurs maîtresses, et n’ont pas moins d’esprit. C’est-à-dire qu’elles en ont jusqu’au bout des ongles. Leur office est de coiffer, d’habiller, de servir des jeunes filles et des jeunes femmes amoureuses, et surtout de leur prodiguer des conseils ingénieux. Elles ne ressemblent pas aux servantes de Molière. Si elles ont quelquefois le verbe haut, le poing sur la hanche, le cotillon troussé, et la riposte prompte, si elles savent, d’un vif coup de raquette, renvoyer la balle, ce n’est pas comme cette pécore de Flipote ni comme cette péronnelle de Toinon, ni comme cette pie-grièche de Martine, ni comme cette harengère de Nicole. Ce ne sont point des luronnes, mais des figurines. Leurs impertinences sont mièvres. Elles n’ont qu’un filet de voix, un peu grêle, mais elles s’en servent à ravir. Elles ont du nerf, les yeux fripons, l’humeur gaillarde, la peau blanche, la gorge ronde et provocante, la taille fluette, les bras frais et potelés, la main leste, la jambe vive, le pied mignon, et, avec tout cela, volontiers la larme à l’œil.

Elles ont autant d’aisance et de style que si elles avaient appris le maintien à l’Abbaye-aux-Bois, sous la direction des danseurs de l’Opéra. Comme leurs maîtresses, elles ont une toilette, un miroir et une boîte à mouches. Il est vraisemblable qu’elles ont étudié le clavecin. Leur minois spirituel s’aiguise en sourires volontiers pinces. Leurs yeux pétillent de malice et leurs lèvres en fleur sont coutumières de la moue. Elles pourraient toutes suppléer leur maîtresse, comme fait Lisette dans le Jeu de l’Amour et du Hasard. Elles sont bien les filles de ce siècle sociable — et plus égalitaire qu’on ne pense — où Mlle Delaunay, femme de chambre de la duchesse du Maine, était admise et recherchée aux soupers des marquises.

Par la correction de leur langage, elles sont petites-cousines des confidentes de tragédie. C’est Albine ou Phénice, ayant renoncé à la majesté du cothurne, à la pompe de l’alexandrin et préférant aux solennités du péplum antique, le fichu pointu, la jupe d’organdi et le tablier à bavette de tulle, tiré à quatre épingles. Elles ont remplacé la solennité des tirades héroïques par un caquet flûté, dont elles se servent en perfection pour donner à leurs maîtresses des consultations de casuistique amoureuse.

Ce sont des psychologues en jupon court. Dans la Surprise de l’Amour, c’est Lisette qui déchiffre à livre ouvert l’énigme cachée au cœur de la marquise. « Voyez ce que c’est ! dit cette fille rusée. Quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n’étiez pas si belle ; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie, cela vous réussit on ne peut pas mieux…. Vous êtes un peu trop négligée, et je suis d’avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu’on apporte ici la toilette de madame — Vous n’en voulez point, vous refusez le miroir ! Un miroir, madame ! Savez-vous bien que vous me faites peur ; cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela. Il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément…. Allons, madame, mettez-vous là, que je vous ajuste. Tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir. »

Une femme de chambre aussi adroite vaut son pesant d’or. Personne ne songe à s’offenser de ses hardiesses. C’est encore l’incomparable Lisette qui, par son rire en fusée et par ses irrésistibles arguments, déride et persuade, dans la Surprise de l’Amour, le chevalier à la triste figure. La boutade est amusante : a Monsieur le chevalier, j’étais sous le berceau pendant votre conversation avec la marquise, et j’en ai entendu une partie sans le vouloir. Votre voyage est rompu ; ma maîtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse ; et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maîtresse plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu’elle ne veut pas se consoler, qu’elle soupire et pleure toujours. N’entretenez point sa douleur ; tâchez même de la tirer de sa mélancolie… » Et la folle babille en ayant l’air de ne plus savoir ce qu’elle dit : « Je ne vous blâme pas ; vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait vœu de mourir : c’est fort bien fait, cela édifiera le monde ; on parlera de vous dans l’histoire ; vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu. Ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin. »

Le chevalier a bien envie de se mettre en colère. Mais comment prendre au tragique une hilarité qui l’achemine vers sa guérison ?

On s’attarderait volontiers dans la compagnie de ces jolies filles, verdissantes, frétillantes, appétissantes, toujours émerillonnées, et si bonnes ! C’est un régal pour les yeux et un réconfort pour l’esprit. Elles sont, pour les amoureux en détresse, les fées propices qui raccommodent les brouilles, narguent les fâcheux destins, arrangent les malentendus, guérissent les plaies de la jalousie ou les piqûres du dépit, prêtent main-forte aux défaillances, finalement réconcilient et rapprochent les couples désunis par les erreurs du cœur ou séparés par les malices du sort. Préoccupées, avant tout, de cérémonies nuptiales, elles sont toujours prêtes à commander les violons ; elles ont toujours envie de fredonner ce gai refrain :

Préparons-nous à la fête nouvelle….

Elles excellent dans les ambassades, et suivent, pour ainsi dire, l’amour à la piste. Elles favorisent éperdument ce vœu de la nature dont Figaro a parlé plus tard avec enthousiasme et dont tout le dix-huitième siècle fut entêté. Elles arrangent des mariages non pas à la façon de ces matrones qui combinent des dots avec des situations, mais au gré du caprice, et selon les lois éternelles du sentiment. Car il y a une philosophie dans ces têtes folles, ébouriffées en coup de vent, et sous ces cornettes toujours prêtes à prendre leur vol fantasque par-dessus les ailes des moulins. Philosophie simple et joyeuse. Philosophie d’honnêtes grisettes. Le premier article de ce credo, c’est que rien ne peut prévaloir contre l’amour, et qu’on ne force point les cœurs. Les privautés du mariage sont tristes, quand les cœurs ne se marient pas. Toutes, elles viennent, le poing sur la hanche, le casaquin décolleté, le nez en l’air, et le verbe haut, révérer leur dieu et confesser leur foi. Bien qu’elles ne fassent point de la Bible leur lecture coutumière, elles ont pris pour devise cette parole de l’apôtre traduite par Rabelais : « Rien à personne ne devez, fors amour et dilection mutuelle ».

C’est Lisette, dans le Jeu de l’Amour et du Hasard : « Vous me voulez, je vous veux, vite un notaire ! » Ou bien : « M’aimez-vous ? non ; ni moi non plus ; vite à cheval ! »

C’est encore Lisette, dans l’École des mères, disant de sa voix de fausset, au jeune et tendre Eraste : « Je crois que vous devez être content du zèle avec lequel je vous sers. Je m’expose à tout, et ce que je fais pour vous n’est pas trop dans l’ordre ; mais vous êtes un honnête homme, vous aimez ma jeune maîtresse, elle vous aime. Je crois qu’elle sera plus heureuse avec vous qu’avec celui que sa mère lui destine, et cela calme un peu mes scrupules. »

Messagères d’amour, habiles marieuses de beaux garçons et de jolies filles, elles sont merveilleusement clairvoyantes, et discernent d’un regard aigu les affinités électives qui attirent les amoureux et les amoureuses. Elles analysent, elles dissèquent. Quelle vue pénétrante des ressorts de nos passions ! Le geste, le maintien, un regard, une rougeur dont on ne peut se défendre, sont, pour elles, des signes certains. Elles ne se trompent jamais sur les symptômes, et leur diagnostic infaillible excelle à noter les signes avant-coureurs de la passion. « Où est-il donc, cet amour qu’il a ? s’écrie la soubrette des Serments indiscrets, en parlant de Damis. Nous avons regardé dans ses yeux, il n’y a rien ; dans ses paroles, elles ne disent mot ; dans le son de sa voix, rien ne marque ; dans ses procédés, rien ne sort ; de mouvements de cœur, il n’en perce aucun. Notre vanité, qui a des yeux de lynx, a fureté partout ; et puis, monsieur viendra dire qu’il a de l’amour, à nous qui devinons qu’on nous aimera avant qu’on nous aime, qui avons des nouvelles du cœur d’un amant, avant qu’il en ait lui-même ! »

Friandes d’amour et même d’amourettes, curieuses de quintessences romanesques, elles ne songent pas seulement aux autres. Elles comptent bien faire un sort à leur propre cœur, mais sans le laisser escamoter ; et, comme les bergères de Fragonard, elles guettent toujours l’heure du berger. Quand elles ont donné, à leurs maîtresses, d’élégantes leçons de marivaudage, elles marivaudent pour leur propre compte, à l’office. Elles ne savent pas regimber aux agaceries. Elles se laissent cajoler, lutiner, chiffonner dans l’antichambre. Mais par qui, grands dieux ! Par Lubin, Crispin, Frontin, toute la séquelle des valets de la comédie italienne, toute la postérité d’Arlequin et de Pierrot, cent fois bafouée sur les tréteaux de la foire Saint-Laurent et de la foire Saint-Germain, sans doute apprivoisée, polie par Marivaux, lignée inquiétante tout de même, dont sortit, pour l’étonnement et l’effroi de la postérité, l’immortel chenapan Figaro.

Trivelin, au premier acte de la Fausse Suivante, résume leur carrière à tous, et annonce les exploits de Beaumarchais, en s’écriant : « Depuis quinze ans que je roule dans le monde, tantôt maître, tantôt valet, toujours industrieux, ami des fripons par intérêt, ami des honnêtes gens par goût, traité poliment sous une figure, menacé d’étrivière sous une autre, changeant à propos de métier, d’habit, de caractère, de mœurs, risquant beaucoup, résistant peu, libertin dans le fond, réglé dans la forme, démasqué par les uns, soupçonné par les autres, à la fin équivoque à tout le monde, j’ai tâté de tout. Je dois partout. J’ai logé partout, sur le pavé, chez l’aubergiste, au cabaret, chez le bourgeois, chez l’homme de qualité, chez moi, chez la justice, qui m’a souvent recueilli dans mes malheurs…. »

Cinquante-cinq ans après cette tirade, la Révolution devait donner à cet honnête homme le moyen de faire sa fin en se retirant dans la politique.

Marivaux a essayé de donner à ces comparses une frimousse neuve et un semblant de vie, en les déguisant parfois en rustres, et en leur prêtant l’insupportable jargon des faux paysans de Molière : « Cheux nous, cheux vous,… v’là tout,… j’avons dit,… je disons,… oh ! que nenni ! morguienne,… et moi itou…. » Vains efforts. L’auteur des Serments indiscrets est incapable de chausser des sabots, fussent-ils façonnés dans le bois léger dont on fait les accessoires de théâtre. Et puis, c’est un peintre de femmes.

  1. La mère d’Hortense.