Marivaux (Deschamps)/Partie 1/Chap III

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 74-92).

CHAPITRE III

LES ENNEMIS ET LES AMIS DE MARIVAUX
LES CAFÉS — L’ACADÉMIE
DERNIÈRES ANNÉES DE MARIVAUX

Écrivain respectueux de sa plume, honnête homme en un temps où les auteurs (et je dis les plus grands) avaient trop souvent des mœurs de laquais, soigné dans sa mise et, malgré sa profession d’auteur dramatique, régulier dans ses mœurs, Marivaux devait, par ces qualités mêmes, exciter la jalousie et le mauvais vouloir de quelques gens de lettres. N’étant ni homme de cour ni homme de collège, ni frivole ni pédant, il était un peu isolé. Il se bornait volontiers à la société d’un petit nombre d’amis. Il n’était d’aucune coterie, ce qui est le moyen de les avoir toutes contre soi. De plus, sa manière lui faisait une place à part. « J’aime mieux, disait-il, être assis sur le dernier banc dans la petite troupe des auteurs originaux, qu’orgueilleusement placé à la première ligne dans le nombreux bétail des singes littéraires. » Il s’est vanté de sa solitude et il en a pâti. L’hostilité de Voltaire ne fut pas la seule inimitié contre laquelle cet aimable écrivain eut à se défendre. Il avait le grand tort de ne point appartenir au parti des esprits forts, lequel mangeait avec conviction les truffes de Turcaret. Il n’était pas non plus de ce monde particulier qui fréquentait le café Procope, « rendez-vous des arbitres du parterre », le café Gradot ou le cabaret de la mère Laurent. Homme de bonne compagnie, de façons distinguées, de mœurs avouables, Marivaux eut contre lui tous les cénacles, lesquels siégeaient principalement dans les cafés.

C’était dans ces « cafés littéraires » que se montaient ordinairement les cabales destinées à faire tomber les pièces des auteurs qui, au gré des gratte-papier du lieu, n’étaient pas suffisamment déconsidérés.

Marivaux servit de plastron à beaucoup de préjugés et de haines. Son labeur continu (trente-deux pièces de théâtre, sept ou huit romans et une incroyable quantité de « mélanges ») ne l’a pas toujours défendu contre les attaques des paresseux ou des intrigants.

Il fut plusieurs fois obligé de faire représenter ses pièces sans les signer ou en les signant d’un pseudonyme, afin de dérouter les meneurs de cabales.

On a vu plus haut les démêlés de Marivaux avec Voltaire. Il eut aussi maille à partir avec l’obscène Crébillon fils. Cette querelle fut cependant la plus littéraire de toutes celles qu’il eut à soutenir.

C’était en 1734, peu de temps après que notre auteur eut commencé de publier son célèbre roman intitulé : la Vie de Marianne ou les Aventures de Mme la comtesse de ***. On peut supposer que le succès de cet ouvrage inquiéta Crébillon fils, dont la réussite de conteur grivois pouvait souffrir d’une fâcheuse comparaison avec le succès de ce roman sans gravelures. L’auteur du Sofa, piqué au jeu, résolut de taquiner l’audacieux qui osait raconter autre chose que des aventures d’alcôve. Il écrivit, à cette fin, un conte à dormir debout : l’Écumoire ou Tanzaï et Néadarné, histoire japonaise. Résumer cette « fiction » serait la plus fastidieuse des besognes. Mieux vaut y renoncer. Qu’il nous suffise de savoir que jamais la malveillance d’un pornographe vexé ne dépassa ce degré de platitude.

Marivaux crut devoir riposter en insérant, dans l’histoire de son Paysan parvenu, quelques allusions directes aux calembredaines dont Crébillon s’était fait une sorte de spécialité. C’était faire trop d’honneur à un adversaire de si mauvais aloi. Marivaux aurait dû se rappeler ce qu’il disait un jour à d’Alembert : « Les injures dites par un écrivain décrié à un homme de lettres estimable sont l’opprobre de celui qui les dit, et l’éloge de celui qui en est l’objet ».

Marivaux goûta une joie tardive avant de mourir. Il fut élu, ayant déjà dépassé la cinquantaine, au nombre des Quarante de l’Académie française. L’affaire n’alla pas sans quelques difficultés. Cette élection fut malaisée. Le dramaturge, si habile, du Dénouement imprévu ne savait pas intriguer. Sa fierté d’homme bien né répugnait à ces conspirations lentes, à ces chuchotements tenaces, à ces brigues dans les coins, à ces manœuvres savantes, où se traînent parfois les candidatures académiques, et qui consistent à employer plus de bons amis que de bons ouvrages. On connaît la fameuse tirade de Voltaire : « L’Académie est souvent négligée par ses propres membres. Cependant, à peine un des Quarante a-t-il rendu les derniers soupirs, que dix concurrents se présentent ; un évêché n’est pas plus brigué ; on court en poste à Versailles ; on fait parler toutes les femmes ; on fait agir tous les intrigants. » Le président Bouhier, du parlement de Dijon, magistrat savant et lettré, secondait les intérêts de notre auteur avec un zèle fervent. Mais le candide Marivaux avait résolu de ne compter que sur ses mérites et refusait de visiter ses juges. Non point par orgueil, comme le maréchal de Belle-Isle, qui eut l’idée de faire faire ses visites par son écuyer. Marivaux craignait d’importuner les gens. Et puis les objections étaient nombreuses, pressantes, appuyées par l’autorité de plusieurs personnages considérables. L’abbé d’Olivet, ancien jésuite, régent de collège, traducteur de profession, en voulait principalement au « diabolique style » de Marivaux. Les immortels de l’année 1736, à savoir l’abbé Bignon, numismate, l’abbé Dubos, historiographe, l’abbé Sallier, l’abbé Alary, sous-précepteur du roi, l’abbé Gédoyn (qui passe pour avoir été le dernier amant de Ninon de Lenclos), l’abbé de Rothelin, poète latin, l’abbé Mongault, traducteur, l’abbé Terrasson, tous plus ou moins précepteurs de princes et de princesses, le bonhomme Danchet, Destouches, Crébillon le Tragique, Moncrif et La Chaussée, sans compter des prélats glorieux, tels que le cardinal de Rohan, l’archevêque Languet de Gergy, l’évêque Surin tombèrent d’accord pour rendre ce jugement, dont il faut citer les termes exprès : « Notre métier à l’Académie est de travailler à la composition de la langue, et celui de M. de Marivaux est de travailler à la décomposer ; nous ne lui refusons pas de l’esprit, mais nos emplois jurent l’un contre l’autre, et cette différence lui interdira toujours l’entrée de notre sanctuaire. »

En revanche, Mme de Tencin, qui était l’amie de Marivaux depuis trente ans, tâchait de vaincre ces résistances. Cette femme distinguée et tumultueuse se remuait beaucoup, mettait en mouvement tous ses amis. Nous avons la preuve de ce manège dans une note de police. Le gouvernement de ce temps-là s’intéressait si fort aux belles-lettres que le lieutenant de police entretenait des agents spécialement chargés de surveiller l’Académie. Un de ces agents griffonna pour ses chefs, le 23 novembre 1742, la note que voici : « On dit que Mme de Tencin se donne de grands mouvements pour obtenir une place d’académicien à M. de Marivaux ».

À la fin de cette année 1742, le secrétaire perpétuel de l’Académie mourut. C’était un abbé. Il s’appelait M. d’Houtteville. Ce bonhomme avait compilé une espèce de traité théologique, intitulée : La religion prouvée par les faits. Grand émoi parmi tous ceux et toutes celles qui avaient quelque candidature à recommander. Voltaire se mit sur les rangs. L’auteur de la Henriade et de Zaïre voulait être de cette Académie dont il a dit : « C’est l’objet secret des vœux de tous les gens de lettres, c’est une maîtresse contre laquelle on fait des chansons et des épigrammes jusqu’à ce qu’on ait obtenu ses faveurs, et qu’on néglige dès qu’on en a la possession ». Il remua comme un diable dans un bénitier, et dérangea tout le monde, y compris le roi. Le duc de Richelieu était son patron. Cet excès d’intrigue nuisit à l’auteur de la Pucelle. Le patronage de Richelieu effraya les gens timorés. On sut que Voltaire avait fait parler au duc par la marquise du Châtelet qui avait été la maîtresse de ce duc, et avec laquelle lui Voltaire commentait alors Newton. Le scandale était trop fort. L’honnête Marivaux fut élu, le lundi 10 décembre 1742, par un assez grand nombre de boules blanches, après des menées laborieuses, que Mme de Tencin dirigea, et dont il serait oiseux d’indiquer le détail.

Marivaux fut reçu en séance solennelle le lundi 4 février 1743, en présence de vingt-six confrères dont les noms, exception faite pour Montesquieu, Fontenelle, Crébillon et Destouches, sont remarquables par leur obscurité. Le nouvel académicien, assis, selon la coutume, au bas bout de la table, se déclara, dans cette salle du Louvre qui s’appelle à présent la salle Puget, heureux et fier d’appartenir à la docte Compagnie. Il lâcha de louer son prédécesseur, l’abbé d’Houtteville, et se tira comme il put de cette ingrate besogne. Il n’eut pas autant de succès qu’un autre académicien qui fut reçu le même jour, et qui s’appelait le duc de Nivernois, grand d’Espagne. Dans la même séance, M. de Moncrif lut des Réflexions sur la critique.

L’archevêque de Sens, Languet de Gergy, désigné pour répondre au récipiendaire, était un pauvre homme fort embarrassé. Il avait été chargé, le lundi 25 juin 1736, de recevoir le dramaturge La Chaussée, et il s’était attiré, par les éloges qu’il n’avait pas craint de prodiguer aux gens de théâtre, la censure des puritains jansénistes. Redoutant de nouvelles représailles, il fit amende honorable aux dépens de Marivaux. Assis au bout d’en haut, il profita excessivement de sa position privilégiée, et affecta d’ignorer les titres de son nouveau confrère. Il lui fit entendre qu’on l’avait élu seulement pour sa bonne conduite. Il le loua d’avoir « un bon cœur », de la douceur dans la société et de l’amabilité dans le caractère. « C’est là, ajoutait ce balourd, c’est là ce qui concilie nos suffrages plus efficacement que les écrits brillants et les dissertations savantes. » L’orateur de la compagnie loua les « brochures amusantes » de Marivaux. Le reste du discours était sur ce ton. Le policier chargé de surveiller l’Académie rendit compte de cette séance à ses chefs par la note que voici : « Pour le discours de M. l’archevêque de Sens, il a assommé l’assemblée ; il a été d’une longueur d’autant plus ennuyeuse que rien de fin n’en a diminué le cours. Sans le respect dû au lieu et à l’assemblée, il n’y a pas de doute qu’il n’eût été interrompu ; mais les longs éclats de rire dont on a honoré sa mercuriale à M. de Marivaux sur son Paysan parvenu ont dû lui faire comprendre ce qu’on pensait de lui. Rien de plus singulier ne s’est jamais passé à l’Académie. » Le même policier, ayant fait sans doute une tournée dans les cafés littéraires, notait ceci : « Le discours de M. l’archevêque de Sens} est l’objet de la raillerie publique. Ce prélat trouve très peu de défenseurs. »

Les dernières années de Marivaux, inquiétées par la gêne, assombries par les approches de la caducité, attristées par la mort de Mme de Tencin, furent consolées, égayées par la bienfaisante amitié d’une excellente femme.

« Il est plus ordinaire, a dit La Bruyère, de voir un amour extrême qu’une parfaite amitié. » Marivaux et Mlle de Saint-Jean donnèrent, au déclin de leur âge, l’exemple d’une amitié quasiment merveilleuse.

Gabrielle-Angélique Anquetin de la Chapelle-Saint-Jean éprouvait, pour l’auteur de Marianne, une tendre admiration. C’était une vieille fille. Mais quoi ! les personnes de cet état ont souvent un charme délicat, je ne sais quel attrait qui vient de leur destinée brisée et de leur rêve inachevé. Quand elles ne tournent pas à la révolte acariâtre, elles sont admirables par leur idéalisme obstiné. Ce sont alors des sœurs délicieuses, des tantes exquises, des amies souhaitables.

Marivaux, lorsqu’il fit la connaissance de Mlle de Saint-Jean, se rappela sans doute cette sœur de curé, qu’il a dépeinte au commencement de Marianne : « C’était une personne pleine de raison et de politesse, qui joignait à cela beaucoup de vertu ». Quant à Mlle de Saint-Jean, elle éprouva sans doute pour lui un sentiment tout pareil à celui que ressentit, vers le même temps, la reine Marie Leczinska pour son vieux chevalier d’honneur, M. de Nangis. Elle partagea ses chagrins, tempéra ses douleurs, supporta ses défauts, égaya, dans la froide saison des affections calmes, la solitude de son âme.

Il la demanda peut-être en mariage. Il était assez honnête pour cela. Elle sentit tout le parti que la moquerie publique pourrait tirer de cette aventure. L’opinion est inclémente aux unions trop tardives. Elle n’aime pas les noces de vieillards. À quoi bon, pensa Mlle de Saint-Jean, à quoi bon se donner en spectacle aux railleries du monde ? Nous deux, déjà branlants et chenus, marcher à l’autel comme de jeunes fiancés ? Eh, mon Dieu ! quelle comédie funèbre ! Non, à notre âge, il n’est plus temps de jouer les Dorantes et les Sylvies.

Donc ils ne se marièrent point. Mais, bravant courageusement les préjugés, sûrs de leur vertu, ils résolurent de demeurer ensemble. Mlle de Saint-Jean habitait rue de Richelieu, dans la paroisse de Saint-Eustache. Son appartement, clair et joli, s’ouvrait sur les jardins du Palais-Royal, qui n’étaient pas encore rétrécis et masqués par les rues de Valois, de Beaujolais et de Montpensier C’est là que Marivaux, ayant quitté son logis de la rue Saint-Honoré, acheva de vivre, demeurant, jusqu’à son dernier soupir, misanthrope et sentimental.

Cette honnête association n’alla pas cependant sans un contrat assez curieux, passé en bonne et due forme, par-devant notaire.

Le 16 octobre 1757, dans l’après-midi, par-devant maître Guillaume Bioche, notaire au Châtelet de Paris, demeurant place Dauphine, au coin de la rue de Harlay, fut présent messire Jacques Frécot de Lanty, conseiller du Roi en son grand Conseil, demeurant à Paris, rue des Saints-Pères, lequel a créé et constitué et promis garantir, fournir et faire valoir à sieur Pierre Carlet de Marivaux, l’un des Quarante de l’Académie française, et à demoiselle Gabrielle-Angélique Anquetin de la Chapelle-Saint-Jean, à ce présents et acceptants, pour eux et le survivant d’eux, leur vie durant et celle du survivant, deux mille huit cents livres de rente viagère.

Cette rente était constituée moyennant l’apport d’une somme de 28 000 livres, versées en espèces sonnantes, dont 20 000 livres fournies par Mlle de Saint-Jean et 8 000 par M. de Marivaux.

Par le même acte, « lesdits sieur de Marivaux et demoiselle de Saint-Jean, pour se donner des preuves réciproques de l’amitié qu’ils ont dit se porter, se sont fait donation pure, simple et irrévocable, en meilleure forme et manière que donation puisse valoir, au survivant d’eux, accepté respectivement par lesdits sieurs de Marivaux et demoiselle de Saint-Jean, du droit respectif qu’a ledit survivant de jouir de la totalité de ladite rente viagère de 2 800 livres, ensemble des arrérages de la portion de cette même rente qui se trouvera due lors du décès du premier mourant pour, par ledit survivant, en jouir, faire et disposer en pleine propriété, comme de chose à lui appartenant, se dessaisissant réciproquement, en faveur du survivant, dudit droit ».

Ouf ! quel grimoire. Le délicat écrivain dut souffrir en écoutant ces phrases de procureur.

Ce contrat, religieusement observé de part et d’autre pendant six années, ne fut rompu que par la mort.

Il est malaisé de peindre un Marivaux vieilli, et l’esprit s’accoutume malaisément à cette image. Un de ses contemporains nous raconte qu’à soixante-quinze ans, il n’en paraissait guère plus de cinquante-huit. Il était propret, soigneux, « curieux, dit Collé, en linge et en habits ». Il est vrai qu’en ce temps-là, les hommes et les femmes avaient souvent plus d’âge que de vieillesse. La mode elle-même, les usages, l’arrangement du costume s’accordaient pour masquer ce qu’il y a de choquant dans le spectacle de la caducité. On était coquet par politesse. Tout homme bien né se croyait tenu d’arranger un peu sa personne avant de paraître en scène, c’est-à-dire avant de descendre dans la rue ou d’entrer dans un salon. À quatre-vingt-dix ans, Fontenelle était plus vif et plus sémillant que jamais. Le président Hénault, octogénaire, se faisait porter aux dîners de Mme Geoffrin, et ravissait tout le monde par sa gaîté.

George Sand raconte, dans ses Mémoires, que sa grand’mère, Mme Dupin de Francueil, lui rappelant les charmes du siècle défunt, lui disait lorsqu’elle était petite : « Est-ce qu’on était jamais vieux en ce temps-là ? C’est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. Votre grand-père, ma fille, a été beau, élégant, soigné, gracieux, parfumé, enjoué, aimable, affectueux et d’une humeur égale, jusqu’à l’heure de sa mort…. On savait vivre et mourir alors ; on n’avait pas d’infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même, et sans faire la grimace ; on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n’avait pas de ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais…. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu’il valait mieux mourir au bal ou à la comédie, que dans son lit entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. On était philosophe ; on ne jouait pas l’austérité, on l’avait parfois sans en faire montre.

« On jouissait de la vie, et, quand l’heure était venue de la perdre, on ne cherchait pas à dégoûter les autres de vivre…. »

Toutefois, la sagesse et la bonne grâce de Marivaux ne le préservèrent point d’un travers dont purent souffrir ses confrères. Il continua d’écrire. Depuis sa réception de l’Académie française, il avait pris l’habitude de composer des dissertations pour les lire devant les Quarante. C’est ainsi que, le mardi 25 août 1744, par une après-midi de pesante chaleur, il lut à ses confrères quelques Réflexions sur les progrès de l’esprit humain. Ce jour fut d’ailleurs mémorable pour l’Académie. On vit un sieur Linant, titulaire du prix de poésie pour la troisième fois, remercier l’assemblée en prose et en vers. Le mardi 29 décembre de la même année, Marivaux crut devoir régaler la Compagnie d’une nouvelle série de « réflexions ». Il eut le courage, après que l’abbé Girard et l’abbé de Bernis eurent prononcé leurs discours de réception et que M. de Crébillon leur eut répondu, de lire des Réflexions sur les différentes sortes de gloire ! Le jeudi 4 avril 1748, il revint à la charge sur l’Esprit humain. Et pourtant, ce jour-là, les trente académiciens présents durent entendre préalablement les harangues du marquis de Paulmy et de M. Gresset, et la réponse de M. de Boze ! En 1749, le 25 août (décidément il tenait à cette date torride, et notez que l’été de 1749, c’est Rousseau qui le dit dans ses Confessions, fut d’une chaleur excessive !), il recommença une lecture sur Corneille et Racine, et il la continua le 25 septembre. Ce n’est pas tout. Le 25 août 1750, il termina la séance, qui était déjà très chargée, par la lecture d’une série de Réflexions sur les hommes de génie. Le 25 août 1751, nouvelle lecture sur les Romains et sur les anciens Perses. Bien qu’il lût en perfection, et qu’en ce temps-là on sût s’ennuyer plus qu’aujourd’hui, ces séances devaient paraître mortelles. L’auteur des Surprises de l’Amour, devenu académicien, se fit peut-être une idée trop grave de son titre, et crut que sa fonction l’obligeait à se guinder jusqu’aux solennelles grandiloquences. Il força son aimable génie à s’égarer jusqu’à la divagation philosophique, croyant sincèrement qu’il abordait, par là, les grands sujets. Telle, une jolie femme qui, ne se croyant pas suffisamment sérieuse, essaie de se faire prendre au tragique en discourant éperdument sur les facultés de l’âme. Marivaux tenait à expier les succès de sa jeunesse, et à réparer, par un sublime effort d’éloquence, ce qu’il était fâché d’entendre appeler ses badinages. Après tout, ses Réflexions diverses ne valent ni plus ni moins que beaucoup d’autres. Mais les personnes médiocres ont des grâces d’état que le préjugé public refuse d’ordinaire aux gens d’esprit.

Les pièces qu’il donna dans les derniers temps de sa vie furent, presque toutes, mal accueillies et méritaient de l’être. La Dispute, représentée par les Comédiens français, le 19 octobre 1744, fut sifflée et l’auteur eut le bon goût de la retirer de la scène après la première représentation. Un petit acte, le Préjugé vaincu, joué sur le même théâtre, fut plus heureux et alla jusqu’à la septième représentation. En 1747, la tragédie d’Annibal fut reprise et applaudie. Bien que notre auteur ne recherchât point les faveurs des princes, la Femme fidèle fut accueillie favorablement, aux fêtes de Berny, chez Son Altesse Sérénissime le comte de Clermont, qui s’efforçait galamment de récompenser la condescendance de l’Académie en faisant jouer les pièces de ses confrères. Mais le dialogue qui s’intitule l’Éducation d’un prince, la comédie qui s’appelle les Acteurs de bonne foi et enfin Félicie, lue aux Comédiens français, le samedi 5 mars 1757, ne virent même pas les chandelles de la rampe. Ces « nouveautés » furent recueillies par les gazetiers du Conservateur et du Mercure.

En son déclin, Marivaux fit une élégie pour consoler une dame qui avait perdu un perroquet.

Il hanta, lorsque Mme de Tencin fut morte, les « mercredis » de la « bonne maman » Geoffrin, et soutint, par amitié pour cette dame, la candidature académique de Marmontel. Il retrouva, chez Mme du Bocage, chez Mme du Deffand, chez Mlle Quinault, la cadette, cette société polie dont la marquise de Lambert lui avait d’abord ouvert l’accès et ménagé la faveur.

Peut-être fut-il attristé (d’autant qu’il était fort chatouilleux et susceptible) par les changements de la mode et par les caprices du goût public, qui décidément s’éloignait de lui.

Il se consola, comme il put, en étant fort assidu aux séances de l’Académie. Les Registres de cette compagnie ont gardé la trace de la ponctualité avec laquelle il venait toucher le jeton de présence octroyé aux Quarante par le ministre Colbert. Académicien dévoué, il s’acquittait volontiers de toutes les menues charges que ses confrères lui imposaient. C’est ainsi qu’en décembre 1744 il alla, en compagnie de La Chaussée, présenter au coadjuteur de Strasbourg les « compliments » de l’Académie « sur la mort de la duchesse de Ventadour ». Le jeudi 16 décembre 1745, il fut chargé, avec MM. l’abbé du Resnel, de Mairan et l’abbé de Bernis, d’aller complimenter M. de Machault, que le roi venait de nommer contrôleur général des finances. En 1750, il fut chancelier de l’Académie. Il fut chargé, comme tel, le 27 décembre de cette année-là, d’aller féliciter M. de la Moignon, qui venait d’être élevé à la dignité de chancelier de France. Il fut accompagné, dans cette ambassade, par MM. Mirabaud, secrétaire perpétuel, de Boze, l’abbé d’Olivet, l’abbé Alary, fondateur du Club de l’Entresol, Foncemagne, La Chaussée, Mairan et Duclos. Son compliment fut fort goûté. M. de la Moignon répondit en termes obligeants et voulut bien reconduire ces messieurs jusqu’à la porte de son cabinet. C’est M. de Malhesherbes, fils du chancelier de France et premier président de la Cour des Aides, qui se chargea de reconduire jusqu’au perron les députés de l’Académie. Marivaux fut encore chargé, le 8 janvier 1751, d’aller complimenter M. de Machault, garde des sceaux. En 1754, Marivaux fut encore délégué par ses confrères pour complimenter l’archevêque de Sens, récemment élevé au cardinalat. Toutes ces commissions diplomatiques l’occupaient fort et peut-être l’amusaient.

Le dimanche 10 janvier 1762, il assista, quoique fort affaibli par l’âge, à une cérémonie qui est restée mémorable dans les fastes de l’Académie. Ce jour-là, vingt-cinq académiciens eurent l’honneur de monter en carrosse et de partir pour Versailles afin de présenter à la famille royale la quatrième édition du Dictionnaire auquel la Compagnie travaille depuis sa naissance. Ces messieurs, précédés par leur directeur et leur secrétaire perpétuel, furent introduits dans le cabinet de Sa Majesté par le premier gentilhomme de la Chambre. Le directeur, qui était l’abbé Batteux, présenta au roi ses confrères, par ordre de préséance, savoir : M. de Bougainville, qui n’était pas l’illustre navigateur ; le maréchal duc de Richelieu, célèbre par ses débauches ; le moraliste Duclos ; l’abbé d’Olivet ; le spirituel président Hénault ; l’abbé Alary ; le duc de Saint-Aignan, remarquable par son ignorance ; M. Hardion, professeur d’histoire ; M. de Moncrif ; le duc de Nivernois ; M. de Marivaux ; M. le cardinal de Luynes, premier aumônier de Mme la Dauphine ; M. l’abbé de la Ville, ancien ministre du roi en Hollande ; M. le comte de Bissy, brigadier des armées du roi, militaire estimable, fort goûté dans le salon de la maréchale de Luxembourg ; le comte de Glermont, prince du sang, lequel était entré à l’Académie « sur le désir qu’il en avait exprimé », et n’avait point voulu être reçu en séance publique, se refusant à tenir le second rang dans une cérémonie ; M. d’Alembert ; M. de Chateaubrun, auteur d’une traduction de Philoctète ; M. de Boismont ; M. de Sainte-Palaye ; M. Wattelet, receveur général des finances ; M. de Coetlosquet, ancien évêque de Limoges, précepteur des enfants de France ; l’abbé Trublet ; M. Saurin ; le prince Louis de Rohan-Guéméné, évêque de Canope et coadjuteur de Strasbourg.

Le directeur de l’Académie adressa au roi, à la reine, au dauphin, à la dauphine, au duc de Berry, des harangues fort plates. Et chacun s’en fut chez soi.

C’est la dernière fois que Marivaux parut en public.

Il reçut un joiff la visite d’un certain Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, qui venait de débarquer à Paris, par le coche de Lyon, avec quinze louis dans sa poche. Il eut la bonté de lire et de retoucher une comédie, intitulée Narcisse que ce jeune homme, avant de devenir un sauvage à la mode et d’écrire contre le genre humain, fit représenter sans grand succès.

L’aimable peintre de Marianne acheva sa vie sans se plaindre, et sans apercevoir trop cruellement les approches de la mort. Il était soutenu, contre l’appréhension d’une fin trop brusque, par une étrange superstition.

Au temps de sa jeunesse, entrant un jour dans un café, à Lyon, il avait rencontré un petit vieillard vers lequel il avait été soudainement attiré par une invincible sympathie. Mais le mystérieux personnage avait esquivé son entretien. Il suivit jusqu’à la promenade ce vieillard dont la mine et les allures l’intriguaient de plus en plus. Vains efforts. Enfin, après bien des tentatives, il réussit à l’aborder. Ce vieillard lui dit :

« Je vous connais, monsieur de Marivaux ; et dès lors vous pouvez présumer que tout votre manège, depuis hier, pour tâcher à votre tour de me connaître ne m’est point échappé. Mais c’est à quoi, du moins quant à présent, vous chercheriez en vain de parvenir…. J’ai même connu votre père, ainsi que la plupart de vos parents…. Mais des raisons que je ne puis vous dire me forcent à vous prier de n’exiger de moi rien de plus…. Gardez-vous de me suivre, car, loin d’obtenir rien de plus, vous risqueriez, sans aucun fruit, de me nuire autant qu’à vous-même ! Je puis pourtant vous dire que vous m’intéressez et qu’il dépendra de vous d’en avoir de vraies preuves…. Quelque chose qui puisse m’arriver, soyez au moins sûr, et recevez-en ma parole, que vous ne mourrez pas sans m’avoir revu…. »

Le vieillard aussitôt s’éclipsa. C’était apparemment quelque fou. Marivaux ne le revit jamais et compta toujours sur lui. Cette espérance lui donna de la fermeté pour, supporter les maladies et pour accepter les disgrâces que l’âge lui infligea. Il mourut, dans de vifs sentiments de piété, le 12 février 1763. Il s’aperçut à peine de sa dernière heure. Il attendait toujours son fantasque bonhomme.

Il légua à son amie, Mlle de Saint-Jean, ses livres, ses dettes et ses pauvres. Sa mort fit peu de bruit dans la République des lettres. Il fut remplacé à l’Académie par un certain abbé de Radonvilliers.