Marivaux (Deschamps)/Partie 1/Chap II

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 36-73).

CHAPITRE II

MARIVAUX JOURNALISTE

C’était un sage assez indolent qui, sous des dehors brillants et faciles, cachait un fonds de noblesse et de désintéressement. Il fut complètement ruiné, comme La Chaussée et tant d’autres, dans les opérations de la banque de Law où des amis malencontreux l’engagèrent, et où un certain abbé Maingui le dévalisa. La banqueroute du « système », en 1720, détruisit son patrimoine, juste au moment où il venait de se marier avec une jeune fille de Sens, Mlle Martin. Cette « aimable et vertueuse » personne mourut quelque temps après ce désastre, en 1723, lui laissant une fille, qui, ne pouvant être établie, faute de dot, se fit religieuse à l’abbaye du Thrésor.

Ruiné par la bourse de la rue Quincampoix, l’auteur du Triomphe de l’Amour prit alors sa plume, s’assit à son secrétaire, et se mit bravement à l’ouvrage pour éviter l’indigence autant que pour oublier ses peines.

Il publia d’une façon irrégulière, pendant deux ans, une espèce de journal, le Spectateur français recueil de morceaux sans suite et de fragments de pensées, assez semblables à ces rapsodies que nous appelons maintenant des chroniques. Il était lui-même le directeur et l’unique rédacteur de son périodique.

Marivaux a quelques-unes des qualités et quelques-uns des défauts qui font le bon journaliste : le don de l’improvisation, la clarté du style, la capacité de moraliser à propos de n’importe quoi, la faculté de « ne vivre que pour voir et pour entendre », et un certain sens de l’« actualité ». Il sait tirer, au jour le jour, de ce qu’il entend et de ce qu’il voit, des motifs de développement et des occasions de « copie ». On voudrait parfois qu’il insistât davantage sur les événements dont il a été le témoin, sauf à être plus avare de ces sortes d’anecdotes qui semblent inventées pour fournir à l’auteur un thème de dissertations.

Attiré par l’actualité la plus immédiate, volontiers enclin à observer et à critiquer ingénieusement ce qui se passe, au jour le jour, dans la vie, dans les livres, dans les mœurs, Marivaux fut un journaliste naïf. Il n’entendait rien au « lancement » de ses œuvres ou de ses entreprises. J’ai eu beau feuilleter la collection de ses recueils périodiques, je n’y ai trouvé ni un fait divers, ni un beau crime avec accompagnement d’« horribles détails », ni un scandale mondain, ni une dénonciation anonyme, ni un procès à a sensation », ni les aventures d’un comédien, ni les petits secrets d’une comédienne, ni les révélations sur les gens de lettres, ni enfin toutes ces nourritures pimentées dont maints lecteurs, paraît-il, ont besoin de se repaître aussitôt qu’ils sont levés et dans l’instant où ils se mettent au lit. J’y ai trouvé, en revanche, de l’esprit sans méchanceté, du savoir sans pédantisme, de la morale sans sermon, des remarques sensées sur l’éducation des filles, de la pitié sans pleurnicherie, de l’enjouement sans vulgarité, du talent sans cabotinage, c’est-à-dire exactement ce qui avait assuré au Spectateur d’Addison, dès l’année 1714, un si grand crédit. Marivaux réussit moins bien et ne fut peut-être pas très surpris par cette différence de traitement. « On ne saurait croire, disait-il en 1728, le plaisir qu’un Français sent à dédaigner les meilleurs ouvrages nationaux…. Eh ! où en serait-on, s’il fallait louer ses compatriotes ? Ils seraient trop glorieux et nous trop humiliés. Non, non ; il ne faut pas donner cet avantage-là à ceux avec qui nous vivons tous les jours Louons donc les étrangers, à la bonne heure ; ils ne sont pas là pour en devenir vains…. Voilà votre portraits, messieurs les Français !… » Et il continue sur ce ton, avec un peu d’humeur, notant notre tendance à nous enthousiasmer pour des fariboles venues de loin, ainsi que notre prétention à être des hommes de toute nation. Bref, il devient prophète sans le savoir et annonce expressément la venue de ces « cosmopolites » pour qui notre littérature sera peut-être obligée un jour d’exprimer des sentiments presque nègres en un langage rastaquouère.

En 1725, l’infante d’Espagne, fille de Philippe V, fit son entrée solennelle dans Paris. Cette princesse était âgée de cinq ans et demi. Elle venait pour épouser Louis XV, qui en avait quinze, et qui, comme on sait, ne l’épousa point. Elle fut logée dans cette partie du Louvre dont le jardin s’est appelé, depuis ce temps, le Jardin de l’Infante. Marivaux alla voir ce spectacle, et en profita pour moraliser comme suit :

Ami lecteur, je me sens aujourd’hui dans un libertinage d’idées qui ne peut s’accommoder d’un sujet fixe.

Je viens de voir l’entrée de l’Infante. J’ai voulu parcourir les rues pleines de monde. C’est une fête délicieuse pour un misanthrope, que le spectacle d’un si grand nombre d’hommes assemblés. C’est le temps de sa récolte d’idées. Cette innombrable quantité d’espèces de mouvements forme à ses yeux un caractère générique. À la fin, tant de sujets se réduisent en un ; ce ne sont plus des hommes différents qu’il contemple, c’est l’homme considéré dans plusieurs milliers d’hommes.

Tandis que Marivaux méditait ainsi, il aperçut, paraît-il, un savetier qui ressemelait une paire de bottes, dans son échoppe, sans se soucier de la fête. Ce savetier pensif « jetait, de temps en temps, ses regards sur cette foule de gens curieux qui s’étouffaient, et il critiquait ensuite leur curiosité, en haussant les épaules d’un air de pitié ».

Marivaux eut envie de voir de près ce « philosophe subalterne », et d’« examiner quelle forme pouvaient prendre les idées philosophiques dans la tête d’un homme qui raccommodait des souliers ». Il entra dans l’échoppe, et dit :

« Comment ! vous travaillez pendant que vous pouvez voir de si belles choses, mon bon homme ! »

Et le savetier répondit à peu près en ces termes :

« Pardi ! monsieur, cela est trop beau pour de petites gens comme nous. Il ne nous appartient pas de voir ces beautés-là. Cela est bon pour vous autres gens qui avez votre pain cuit, et qui avez le temps de consumer votre journée à ne rien faire. Voyez-vous, monsieur ! quand on a de l’ouvrage qu’il faut rendre, sous peine de jeûner sans en avoir envie, le cheval de bronze marcherait de ses quatre pattes, que j’aimerais, pardi ! mieux le croire que de l’aller voir. Les fainéants ne valent rien à suivre. C’est une compagnie qui n’est pas saine pour ceux-là qui n’ont pas le moyen d’être comme eux. »

Marivaux sourit. Le savetier continua : « Tenez, voilà quatre escabeaux dans ma boutique ! Je suis content comme un roi avec cela et mes savates. Je m’en accommode à merveille, quand je ne m’amuse pas à regarder toutes ces braveries-là. Mais sitôt que je vois tant de beaux équipages, et tout ce monde qu’il y a dedans, mes escabeaux et mes savates me fâchent, je deviens triste, je n’ai plus de cœur à l’ouvrage. Pardi ! puisque Dieu m’a fait pour raccommoder de vieux souliers, il faut aller mon train, laisser là les autres, et vivre bon serviteur du roi et des siens. Le reste n’a que faire de moi ni moi du reste. J’en serai bien mieux, quand j’aurai été courir la pretantaine et gagner plus d’appétit qu’à moi n’appartient d’en avoir ! Vous ne savez pas ce que c’est que d’être savetier ; cela vous passe. »

Il faut considérer le Spectateur français et aussi le Cabinet du philosophe, autre recueil qui devait paraître tous les samedis et s’arrêta court, non seulement comme un gagne-pain auquel Marivaux dut recourir pour réparer les brèches de sa fortune, mais comme une espèce de registre où il se plut à consigner quelques-unes de ses pensées personnelles et de ses impressions coutumières. Par là, ces deux « journaux » sont de précieux documents. Ils méritent de rester dans les bibliothèques d’autrefois, près des registres de l’avocat Barbier et des calepins de Mathieu Marais. Quelle que soit la forme que l’auteur donne à ses chroniques, qu’il les coupe en dialogues, les transpose en récits romanesques, les déguise en contes de fées ou les allonge en sermons de morale, on y surprend sans peine le secret de ses prédilections intimes, l’allure habituelle de ses pensées, et (pour tout dire en un mot dont il aimait à se servir) la confidence de sa « situation de cœur ».

Ce peintre de l’amour aimait à aimer. L’amitié qui l’unissait à quelques hommes n’était pas moins vive ni plus délicate que le sentiment d’une autre sorte qui le porta vers quelques femmes. On ne peut guère être dévoué à ses amis sans s’abuser sur leur mérite. Marivaux tomba souvent dans cette honorable erreur. Il était lié avec Houdart de Lamotte, qu’il avait rencontré chez la marquise de Lambert, dont il avait adopté très hardiment les paradoxes sur les Anciens et sur les Modernes, contre le docte et pesant Dacier. Il ne négligeait rien pour ménager à son ami, dans les feuilles du Spectateur, ce que l’argot du journalisme moderne appelle « une bonne réclame ». Il savait combien un éloge avait de prix aux yeux de ce susceptible Lamotte qui, un jour, ne pouvant supporter l’échec d’une comédie, alla se jeter à la Trappe. Lorsqu’on joua, en 1722, Romulus, tragédie en cinq actes, de Lamotte, Marivaux écrivit ceci :

Je sortais il y a quelques jours de la Comédie, où j’étais allé voir jouer Romulus, qui m’avait charmé, et je disais en moi-même : on dit communément l’élégant Racine et le sublime Corneille ; quelle épithète donnera-t-on à cet homme-ci, je n’en sais rien ; mais il est beau de les avoir méritées toutes les deux.

Ailleurs, c’est un panégyrique d’Inès de Castro, tragédie du même Lamotte, représentée par les Français, en 1723, et qui fit courir tout Paris, grâce aux talents réunis d’Adrienne Lecouvreur, de la Duclos, de Dufresne et du vieux Baron.

Quand Marivaux cesse d’être gêné par le parti pris, et qu’il juge de sang-froid, il est capable d’écrire d’excellents morceaux de critique littéraire. Nul, à mon sens, n’a mieux parlé que lui des Lettres persanes :

Je ne puis m’empêcher de dire un mot d’un livre que je lisais ce matin, intitulé les Lettres persanes. Je n’en ai encore lu que quelques-unes, et par celles-là je juge que l’auteur est un homme de beaucoup d’esprit ; mais entre les sujets hardis qu’il se choisit, et sur lesquels il me paraît le plus briller, le sujet qui réussit le mieux à l’ingénieuse vivacité de ses idées, c’est celui de la religion et des choses qui ont rapport à elle. Je voudrais qu’un esprit aussi fin que le sien eût senti qu’il n’y a pas un si grand mérite à donner du joli et du neuf sur de pareilles matières, et que tout homme qui les traite avec quelque liberté peut s’y montrer spirituel à peu de frais. Non que parmi les choses sur lesquelles il se donne un peu carrière, il n’y en ait d’excellentes en tout sens et que même celles où il se joue le plus ne puissent recevoir une interprétation utile ; car enfin dans tout cela je ne vois qu’un homme d’esprit qui badine, mais qui ne songe pas assez qu’en se jouant il engage quelquefois un peu trop la gravité

respectable de ces matières. Il faut là-dessus ménager l’esprit de l’homme qui tient faiblement à ses devoirs, et ne les croit presque plus nécessaires, dès qu’on les lui présente d’une façon peu sérieuse….

De l’air décisif dont il parle, on croirait presque qu’il est entré de moitié dans le secret de cette même création ; on croirait qu’il croit ce qu’il dit, pendant qu’il ne le dit que parce qu’il se plaît à produire une idée hardie.

Quoi qu’il en soit, je crois que j’achèverai son livre avec autant de plaisir que je l’ai commencé.

Cette causerie à bâtons rompus engage quelquefois l’auteur en de discrètes apologies de son talent, ou plutôt de sa manière. La préciosité où il inclinait volontiers, les analyses ténues où se plaisait son subtil génie, irritaient tous ceux qui confondent la raison avec la banalité et le bon sens avec la platitude. On connaît les formules, plus ou moins heureuses, et les facéties, plus ou moins piquantes, par lesquelles de sévères censeurs ont prétendu l’accabler. Le 8 juin 1732, Voltaire écrivait à M. de Fourmont : « Nous allons avoir cet été une comédie en prose du sieur Marivaux, sous le titre les Serments indiscrets. Vous comptez bien qu’il y aura beaucoup de métaphysique et peu de naturel…. » Dans son Temple du Goût; si médiocre et si plate satire, Voltaire réédita ce mot de « comédie métaphysique ». « Cet homme, disait-il, passe sa vie à peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée.  » On a cru voir une allusion directe à Marivaux dans un passage du Gil Blas, où il est question de tel prosateur « qui aspire à la réputation d’une plume délicate », et qui cherche « des expressions trop recherchées », des « mots qui ne sont point marqués au coin du public », des « phrases entortillées ». Dans le même endroit, Le Sage poursuit de ses railleries « cinq ou six novateurs hardis » qui ont entrepris de a changer la langue du hlanc au noir ». Il n’est pas jusqu’à ce pauvre Palissot qui n’ait hlâmé, en ses alexandrins imités de Voltaire,

Une métaphysique où le jargon domine,
Souvent imperceptible à force d’être fine.

Évidemment, Marivaux éprouva l’envie de protester contre ces arrêts, trop souvent ratifiés par l’opinion moutonnière du public. Il le fit, selon sa coutume, sans nommer personne. On lit, dans la septième feuille du Spectateur français, cette explication, où l’on sent un peu d’acrimonie :

Ne vous a-t-on pas dit que cet écrivain, qui courait après l’esprit, n’était point naturel ? Eh bien ! n’avez-vous pas senti qu’on avait raison ? le moyen de n’en point convenir ! En le lisant, vous avez trouvé un génie doué d’une pénétration profonde, d’une vue fine et déliée, d’un sentiment nourri partout d’un goût de réflexion philosophique. Avec ce génie-là, avec un naturel si riche et si supérieur, on est par-dessus le marché nécessairement singulier, et d’un singulier très rare ; cela est donc clair, il n’est point naturel, il court après l’esprit….

Quand je songe à cette critique, surtout à celle de courir après l’esprit, je la trouve la chose du monde la plus comique, tant j’ai de plaisir à me représenter la commodité dont elle est à tous ceux qu’elle dispense d’avoir de l’esprit et qui n’en auraient point quand ils courraient après….

La sixième feuille du Cabinet du philosophe est un véritable discours sur le style, où l’auteur fait, avec une pénétration ingénue, la théorie de ses propres qualités ou, si l’on veut, de ses défauts. Il commence par déclarer qu’il ne conçoit pas la prétendue distinction, ordinairement établie par les pédants, entre la forme et le fonds, entre la pensée et l’expression qui la recouvre. Quiconque ne pense pas comme les autres, est bien obligé de n’écrire point comme les autres. Par là, il s’expose à paraître singulier. On est obligé d’inventer un style à son propre usage, dès que les locutions de la langue commune ne suffisent pas à rendre certaines nuances, que l’on voudrait noter. Les observations de Marivaux sur ce sujet ne manquent pas de justesse.

S’il tenait en France, dit-il, une génération d’hommes qui eût encore plus de finesse d’esprit qu’on n’en a jamais eu en France et ailleurs, il faudrait de nouveaux mots, de nouveaux signes pour exprimer les nouvelles idées dont cette génération serait capable. Les mots que nous avons ne suffiraient pas, quand même les idées qu’ils exprimeraient auraient quelque ressemblance avec les nouvelles idées qu’on aurait acquises ; il s’agirait quelquefois d’un degré de plus de fureur, de passion, d’amour, ou de méchanceté, qu’on apercevrait dans l’homme ; et ce degré de plus, aperçu tout nouvellement, demanderait un signe, un mot propre, pour fixer l’idée qu’on aurait acquise.

Et, venant au fait qui le préoccupe, il ajoute :

Vous accusez un auteur d’avoir un style précieux. Qu’est-ce que cela signifie ? Que voulez-vous dire avec votre style ? Je vois d’ici un jeune homme d’esprit, qui compose, et qui, de peur de mériter le même reproche, ne va faire que des phrases. Il craindra de penser finement ; car, s’il pensait ainsi, il serait obligé d’employer des mots qu’il soupçonne devoir vous paraître précieux…. Son style peut-être bien n’est accusé d’être mauvais, précieux, guindé, recherché, que parce que les pensées qu’il exprime sont extrêmement fines, et ont dû se former d’une liaison d’idées singulières, lesquelles idées ont dû à leur tour être exprimées par le rapprochement de mots et de signes qu’on a rarement vus aller ensemble.

Par moments, en lisant ces feuilles volantes, on croirait parcourir quelques feuillets détachés des Lettres persanes. L’auteur circule, comme Rica et Usbek, parmi les figurants et les pitres de la comédie parisienne. Il nous conte, avec moins de malice et plus d’accent que Montesquieu, les aventures de son âme à travers le monde. Il va de côté et d’autre « pour exercer son esprit pensif ». Il flâne, il bavarde, sachant qu’il n’y a point de sot de qui le sage ne puisse apprendre quelque chose. Instinctivement, il observe et il moralise. Au théâtre, il oublie volontiers les acteurs pour regarder (comme fera plus tard Thomas Graindorge) les jeunes gens et les femmes, objets ordinaires de son étude, et dont les rapports réciproques forment toute l’intrigue de ses pièces. Il se posait des questions à lui-même. Celle-ci par exemple, qui peut tenter la perspicacité de nos modernes psychologues :

« De quel expédient de vanité peut se servir une femme laide, pour entrer, de la meilleure foi du monde, en concurrence avec une femme aimable et belle ? Si elle a la bouche mal faite, ou, si vous voulez, le nez trop long ou trop court, ce nez, quand elle le regarde, se raccourcit-il ou s’allonge-t-il ? » Et il formulait ainsi sa solution : « Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez reste fait comme il est ; mais elle n’a garde de fixer son attention sur ce nez, avec qui, pour lors, sa vanité ne trouverait pas son compte. Ses yeux glissent seulement dessus, et c’est tout son visage à la fois, ce sont tous ses traits qu’elle regarde, et non pas ce nez infortuné qu’elle esquive, en l’enveloppant dans une vue générale. De cette façon même il aura bien du malheur si, tout laid qu’il est, il ne devient piquant, à la faveur des services que lui rendent les autres traits qu’on lui associe…. Plusieurs difformités de visage, jointes ensemble, regardées en bloc, maniées et travaillées par une femme qui leur cherche un joli point de vue, en dépit qu’ils en aient, prennent une bonne contenance. »

Quant aux jeunes gens, il les regardait « se remuer, étonnés de la noblesse de leur figure ». Il les jugeait « vains, mais très sérieusement vains, et comme chargés de l’obligation de l’être ». Il tâchait de les « interpréter ». Et sans doute, en regardant ces messieurs, il retrouvait les gentils Dorantes, les Cléons musqués, et les Rosimonds très ridicules dont il a rempli ses comédies et ses romans. « Bonjour, chevalier, disait un survenant à celui qui était assis. As-tu vu la marquise ? Ah ! petit fripon, vous ne venez plus chez la duchesse. C’est mal, mais du dernier mal. Voilà nos gens courus, fêtés ; vous allez cent fois à leur porte, toujours en l’air ! Sais-tu quelle pièce on donne ? Qu’en dit-on ? Pour moi, je soupai hier en excellente compagnie ; la comtesse en était ; ah ! nous avions du vin exquis et l’on en but…. Le vieux comte se saoula rapidement. Tu juges que sa femme n’en fut pas fâchée ; elle est bonne personne…. Où soupes-tu ce soir ? Ah ! tu fais le mystérieux ! Eh ! fi donc, à ton âge !… Ah ! pas mal, pas mal. »

Lorsqu’il rencontre, dans ses promenades aux Tuileries, sur le Cours ou ailleurs, des originaux ou des grotesques, il s’occupe volontiers à les dessiner. Il crayonne au passage telle scène qui ressemble à l’ébauche d’un dialogue comique. Il note (car ce moraliste délicat est quelquefois brutal), il note la « faction singulière » des jeunes marquis, restant plantés devant la porte de la Comédie, après la représentation, afin d’entrevoir, aux lanternes, les jambes des dames qui montent en carrosse.

Dans une antichambre, il remarque un solliciteur qui court après un homme en place. Celui-ci, très important, tout bouffi de sa dignité, marche à grands pas vers sa voiture. L’autre s’essouffle à le suivre, articulant fort mal, bredouillant sa requête, a tâchant de vaincre, à force de poitrine, la difficulté de s’exprimer en marchant trop vite ». Le pauvre homme fait peine à voir. « Quand on demande des grâces aux puissants de ce monde, et qu’on a le cœur haut placé, on a toujours l’haleine courte. » Le grand seigneur répond à peine, sans regarder. « La moitié de sa réponse se perd dans le mouvement qu’il fait pour monter en carrosse. » Un « laquais de six pieds » ferme la portière qui retombe avec un bruit sourd. Fouette, cocher ! La voiture roule et s’éloigne, laissant le solliciteur tout penaud de l’arrogance du maître et de l’insolence des valets.

Changement de décor. Une rue. Un groupe animé passe, s’arrête de temps en temps pour écouter un homme qui gesticule et pérore. Marivaux s’approche, écoute l’orateur.

« Il parlait de la dernière paix avec l’Allemagne et l’Angleterre, il jetait les ministres dans des intrigues politiques, il s’étonnait de leur habileté ; et je remarquai qu’insensiblement la dignité du sujet étourdissait cet homme, qu’elle réfléchissait sur son âme et la remuait d’un sentiment d’élévation personnelle. De la façon dont cela se passait dans son esprit, je voyais que c’était lui qui se réconciliait avec les puissances, ou plutôt il était tour à tour l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande et la France. Il avait fait la guerre, il faisait la paix. L’admiration judicieuse qu’il avait pour les ministres lui en glissait une de la même valeur pour lui-même. Bientôt les ministres et lui ne faisaient plus qu’un, sans qu’il s’en doutât. Je sentais que dans son intérieur il parcourait superbement un vaste champ de vues politiques ; il exagérait sa matière avec volupté ; c’était l’homme chargé des affaires de tous ces royaumes ; car il était Allemand, Hollandais, Anglais, Français, il était tout pour avoir le mérite de tout faire. Quelquefois la difficulté des négociations nécessaires l’étonnait extrêmement ; mais je le voyais venir ; il n’y perdait rien à s’étonner, il en avait plus d’honneur à percer dans les voies qu’on avait tenues pour faire réussir ces négociations…. »

Ce portrait de diplomate en plein air n’est pas mal réussi. On voit combien on dissertait, dans ce temps-là, sur cet équilibre que l’on appelait alors la « balance de l’Europe » et que nous désignons par le nom, plus barbare, de « concert européen ».

Plus loin, notre « contemplateur des choses humaines » s’arrête dans le salon d’une femme du monde, et écoute une conversation. On daube naturellement sur le prochain, mais par de savants détours et avec des précautions infinies, selon les rites habituels du marivaudage.

On parle d’une voisine.

« C’est une fort aimable femme », dit quelqu’un.

À cela, pas un mot de réponse de la dame du logis. En revanche, questions subites sur la pluie et le beau temps. Marivaux, qui sait entendre ce qu’on ne dit pas, observe que « ce silence ébauche un éloge ».

« On m’assurait l’autre jour, reprend une des personnes présentes, que son mari était jaloux, et il est vrai qu’on peut l’être à moins.

— Lui jaloux ? réplique la maîtresse de la maison, c’est un conte que cela ! Madame *** est d’une conduite si sage que cette faiblesse-là ne serait pas pardonnable à son mari ; et d’ailleurs, c’est une femme qui a beaucoup d’agréments, il est vrai ; mais n’avez-vous pas remarqué qu’elle est d’une physionomie extrêmement triste ?…

— Il me semble que non, hasarde un des interlocuteurs.

— Peut-être que je me trompe ; mais, comme elle n’a guère de teint, qu’elle a je ne sais quoi d’un peu rude dans les yeux….

— Elle, guère de teint et du rude dans les yeux ! s’écrie quelqu’un. Je lui ai toujours trouvé les yeux vifs, et la dernière fois que nous la vîmes, elle était plus vermeille qu’une rose….

— Bon ! le ciel la préserve d’être toujours vermeille à ce prix-là, la pauvre femme ! Elle avait une migraine affreuse ; voilà, monsieur, d’où lui venait ce beau teint. Non, non, assurément, le teint n’est pas ce qu’elle a de plus beau, et pour l’ordinaire elle est pâle ; aussi est-elle d’une santé assez infirme. Je ne connais point de femme plus sujette qu’elle aux fluxions ; cela lui a même gâté les dents qu’elle avait assez belles. Écoutez, elle n’est plus dans cette grande jeunesse ; au moins, elle se soutient pourtant assez bien. »

Marivaux, passé maître en l’art de déchiffrer les énigmes mondaines, traduisait mot à mot ce discours, au fur et à mesure qu’il l’entendait. À la place de tristesse, il mettait modestie. Il remplaçait rudesse par vivacité des yeux. Il retrouva ainsi tous les traits de la personne en question, comme un philologue retrouve une belle phrase sous les barbouillages d’un palimpseste. Il ne fut pas surpris, lorsqu’il alla voir la dame dont la caricature avait été si lestement brochée, de considérer un « air sage », une « blancheur mêlée d’un incarnat doux et reposé », des « regards vifs », et « je ne sais quoi de mignard, de tendre et de languissant ». Il triompha. Tel, un astronome qui aperçoit, au bout de sa lunette, un astre, préalablement découvert par la puissance du calcul.

Ayant l’habitude de réduire ses observations en aphorismes, il écrivit ceci sur son carnet :

De tous les mensonges, le plus difficile à bien faire, c’est celui par qui nous voulons feindre d’ignorer une vertu glorieuse à nos rivaux. Notre amour-propre, avec toute sa souplesse, est alors si défaillant sur ce point, qu’il ne peut dans ses fourberies se défendre de la passion qui l’agite ; cette passion le suit, il ne peut se l’assujettir ni la soustraire ; elle est empreinte dans tout ce qu’il nous fait dire, on la voit ; cela trahit sa malice et l’en punit.

Marivaux est ici dans son domaine de prédilection. Il y insiste avec une sorte de volupté intellectuelle. Le Spectateur français et le Cabinet du philosophe sont des bréviaires de marivaudage. On pourrait en extraire une série de maximes sur l’amour et sur tout ce qui s’ensuit : jalousie, dépit, coquetteries, caprices, froideurs, brouilles, raccommodements. Cela ferait une quintessence assez piquante. J’en citerai quelques-unes et je résumerai les autres, afin d’être utile aux personnes dont les passions sont sincères et raisonneuses.

D’abord, l’auteur des Fausses Confidences et du Petit-Maître corrigé avait une conception de l’amour tout à fait optimiste et sereine. Pour lui, l’amour n’était pas seulement « le petit dieu malin » chansonné par les drilles du Caveau, ni ce

Fléau du monde, exécrable folie,


que Musset a maudit furieusement, parce que le poète des Nuits confondait l’amour avec des récréations dont l’abus le rendait triste. Marivaux pense et dit de l’Amour ce qu’en pensait, ce qu’en disait l’auteur de la première partie de ce Roman de la Rose,

Où l’art d’Amour est tout enclose.

Par sa fine sentimentalité, par sa casuistique amoureuse, par son goût pour l’allégorie, Marivaux aurait fraternisé, au xiiie siècle, avec le suave Guillaume de Lorris.

Marivaux recourt parfois aux procédés dont les journalistes sont coutumiers, et dont il use avec une ingénuité où se marque un gazetier assez novice. Veut-il nous exposer en détail sa théorie de l’amour, il suppose un Espagnol qui lui raconte un rêve.

Donc, cet Espagnol dormait profondément, lorsqu’il crut voir un verger dont les fleurs étaient fanées et dont les arbres semblaient mourir de consomption. Dans ce pays, qui demeurait inculte bien qu’il parût naturellement fertile, on voyait un palais dont l’architecture était majestueuse et triste. Une femme en sortit, belle, souriante, mais voilée de mélancolie.

« Jeune homme, dit-elle à l’Espagnol, vous ne comprenez rien à ce que vous voyez ? »

Le jeune Espagnol fit un signe d’assentiment.

« Eh bien ! reprit-elle, nous voici dans les terres de l’Amour ; ce palais antique est sa demeure, et moi, je suis l’Estime, compagne inséparable de ce dieu.

— De grâce, expliquez-moi, demanda l’Espagnol, ce que signifient ces arbres, ces fleurs fanées dont l’odeur me réjouit encore ? Cette terre me paraît excellente, pourquoi ne la cultive-t-on point ? L’Amour manque-t-il de sujets ?

— Tout ce que vous voyez, dit-elle, n’est fait que pour votre instruction ; c’est une image des effets que produisit autrefois l’Amour chez les hommes. Cette terre figure leur âme ; ces fleurs et ces arbres sont les vertus que l’Amour y faisait naître ; l’état mourant dans lequel vous paraissent toutes ces choses, vous marque qu’elles sont anciennes. Cette terre ne produit aujourd’hui ni fleurs fraîches, ni arbres nouveaux ; c’est que l’Amour ne règne plus parmi les hommes ; et qu’il n échauffe plus leur âme du goût des vertus qu’il y faisait germer autrefois. »

Cette allégorie, un peu froide, mais très significative, pourrait servir de sujet à une tapisserie dans le goût ancien. Marivaux ne s’en tient pas à cette esquisse, maintenant déteinte comme un trumeau du siècle passé. Il insiste, il tient absolument à nous conter des apologues.

Il y avait une fois un jeune héros qui a dut à son attachement pour une aimable et vertueuse personne l’estime et l’admiration que son siècle eut pour lui ». Suit l’énumération de toutes les qualités dont ce héros fut orné par cette bienfaisante passion. Son orgueil, un peu excessif, devint une fière et séduisante dignité. Son courage, un peu aveugle, « sujet à se souiller du sang d’un ennemi vaincu », devint clément, doux aux faibles, compatissant pour le malheur. Quels ne sont pas les miracles accomplis par l’amour ? On dirait que Marivaux a lu, dans les contes de Boccace, l’aventure de Chimon, ce balourd de Chypre, qui devint un gentilhomme accompli, dès le jour où il vit la belle Éphigène dormir à l’ombre des bois. On cite des a ivrognes devenus sobres », des « débauchés devenus sages », des « avares faits généreux », des « menteurs corrigés de leur vice par la honte de devenir méprisables », des « brutaux ramenés à un caractère plus doux et plus sociable ». Ce sont d’« habiles gens dans les arts, à qui l’Amour inspira de l’émulation, et qui crurent leurs maîtresses dignes de la gloire d’avoir des amants illustrés par de grands talents » ; ce sont enfin « des coquettes dont l’Amour a réformé les manières, qu’il a guéries de cette insatiable avidité de plaire, et qui ont senti qu’une pudeur scrupuleuse était le plus aimable trait d’une femme, qu’il est honteux de débaucher les cœurs et glorieux de les attendrir ».

Otez de ce morceau les expressions démodées dont il est envieilli. Oubliez ce ton, qui rappelle un peu trop les sermons du Philosophe sans le savoir ou du Père de Famille, et vous y verrez l’expression ingénieuse d’une vérité qui ne pouvait rester indifférente au cœur attendri de Marivaux. « Nous n’avons de vertus sûres et durables que par le cœur », disait la marquise de Lambert. L’auteur des Fausses Confidences est de cet avis.

Toutes les littératures ont répété, dans toutes les langues, sur tous les rythmes, en poésie et en prose, cette profession de foi. C’est le thème préféré du lyrisme romantique ; et c’était le fonds même du drame cornélien :

Paraissez, Nararrois, Maures et Castillans,
Et tout ce que l’Espagne a nourri de vaillans !

Ce n’est point là une jactance espagnole. C’est l’élan spontané d’un sentiment dont tout homme bien né peut être capable, même s’il n’est pas Castillan. Quelle est la tâche qui ne paraîtra pas légère et douce, si elle plaît à la charmante et très chère amie, à l’unique Aimée ? Sourie qui voudra de ce sortilège où se laisse prendre délicieusement notre cœur. Il faut plaindre les pauvres gens qui croient pouvoir briser par de niaises facéties le grand ressort sans lequel l’élan de l’humanité s’arrêterait court.

Marivaux serait volontiers de l’avis de Platon, lequel souhaitait d’avoir une armée toute composée de gens amoureux, parce que, selon ce philosophe, les amoureux deviennent invincibles lorsqu’ils songent à leurs maîtresses. Au reste, il parle de ce sujet avec un émoi sincère et visible, mais sans exaltation. Son cœur n’est pas la dupe de son esprit ; mais son esprit est toujours prompt à parer le langage de son cœur. Il prête son style à tous les personnages qu’il fait parler. On trouve, dans le Spectateur français et dans le Cabinet du philosophe, une copieuse variété de lettres, particulièrement des lettres de femmes. L’auteur prétend qu’il les a reçues de ses lectrices. C’est une innocente malice, imitée d’Addison. On trouverait sans peine, dans les deux recueils de Marivaux, les éléments d’un Secrétaire galant, mais de qualité fine. Ces épîtres sont presque toutes des confessions. Voici, par exemple, une jeune fille, qui raconte comment elle laissa voir, malgré elle, une inclination naissante, qu’elle cherchait, non sans effort, à dissimuler.

« J’évitai, dit-elle, de me trouver seule avec lui, et je ne sais pourquoi je l’évitai ; car j’aurais été bien aise que l’occasion de me parler se fût trouvée malgré moi. Je crus m’apercevoir qu’il m’observait tendrement, pendant que nous étions en compagnie, et il vit bien que je m’empêchais de l’observer à mon tour. »

Ailleurs, c’est une demoiselle qui se juge trop bien élevée, qui se plaint de l’éducation un peu surannée que lui inflige une mère trop fidèle aux vieilles traditions. Sur ce point, Marivaux partage encore l’opinion de son amie Mme de Lambert, laquelle disait : « Les enfants aiment à être traités en personnes raisonnables. Il faut entretenir en eux cette espèce de fierté, et s’en servir comme d’un moyen pour les conduire où l’on veut. » Écoutons les doléances de sa jeune correspondante. Peut-être ont-elles découragé des parents tristes qui n’estimaient, chez leurs enfants, que les mines confites, les yeux baissés, les gestes révérencieux, et qui ne voulaient pas savoir comment on se dédommage, par derrière, de cette comédie du respect :

« Ma mère est extrêmement dévote, et veut que je le sois autant qu’elle, qui a cinquante ans passés ; n’a-t-elle pas tort ?… »

Cette jeune révoltée esquisse là-dessus un léger crayon de l’emploi du temps qui lui est imposé par la bigoterie maternelle : au lever, une heure d’oraison ; vêpres et compiles tous les dimanches et fêtes ; à six heures et demie, retraite dans le silence du cabinet, afin d’y faire une lecture pieuse. Aussitôt après, méditation sur cette lecture. Avant le coucher, lecture et oraison. Et la correspondante continue :

Pour moi, dans toutes ces oraisons-là, je paie de mine. Quand le hasard nous dérange, et que je suis ma maîtresse, je fais ma prière soir et matin d’aussi bon courage qu’on le puisse. Un Pater récité a ma liberté me profite plus que ne feraient dix années d’exercice avec ma mère. Vous parlerai-je toute fait franchement ? Nos heures d’exercice n’arrivent point, je n’entends sonner vêpres ou compiles, je ne vois point de livres pieux, que je ne sois saisie d’un ennui qui me fait peur. Avant-hier, j’étais seule dans la chambre de ma mère ; il entra un ecclésiastique, comme je ne songeais à rien. Je me trouvai presque mal en le voyant, seulement à cause de son habit, qui me rappelait mes fonctions dévotes.

Cette jeune fille est décidément une enfant terrible. Voici ce qu’elle avoue sur le chapitre de la coquetterie :

Si vous voyiez comme ma mère m’habille, au voile près vous me prendriez pour une religieuse. Encore, au voile près, je me trompe ; à l’égard de mon corset, il me va jusqu’au menton : il me sert de guimpe. Vous jugez bien qu’une âme de seize ans n’est pas à son aise sous ce petit attirail. Entre nous, je crains furieusement d’être coquette un jour. J’ai des émotions au moindre ruban que j’aperçois. Le cœur me bat dès qu’un joli garçon me regarde. Tout cela m’est si nouveau, je m’imagine tant de plaisir à être parée, à être aimée, à plaire que, si je n’avais le cœur bon, je haïrais ma mère de me causer comme cela des agitations pour des choses qui ne sont au fond que des bagatelles, et dont je ne me soucierais pas si je les avais. Persuadez-la, s’il vous plaît, de changer de manière à mon égard. Tenez, ce matin j’étais à ma fenêtre. Un jeune homme a paru prendre plaisir à me regarder. Cela n’a duré qu’une minute, et j’ai eu plus de coquetterie dans cette seule minute, qu’une fille dans le monde n’en aurait en six mois. Tâchez donc de faire voir les conséquences de cela à ma mère. Six heures et demie sonnent ; elle m’appelle déjà dans son cabinet. Je vais lire, ou plutôt je vais prononcer des mots ; je vais entrer dans ce triste cabinet que je ferai quelque jour abattre s’il plaît à Dieu ; car sa vue seule me donne une sécheresse (pour parler comme ma mère) qui m’empêcherait toute ma vie de prier Dieu, si je restais dans la maison. Ah ! que je m’ennuie !

Cette épître n’est pas mal tournée, et le bâillement final est d’une jolie invention. On sent, dans tout ce morceau, une main très experte à toucher les menus secrets des femmes. L’auteur a dû, au cours de sa carrière d’observateur, solliciter de tels aveux. On peut relever pourtant, çà et là, dans cette prose agile, coquette et qui veut être à peu près virginale, des traits trop appuyés, qui dénotent le sexe du rédacteur. Le plus habile écrivain, s’il veut pasticher le style des femmes, n’y réussit qu’à moitié. Il exagère les gentillesses et les mièvreries, et tombe, par là, dans l’invraisemblable ou dans le faux. Il veut se faire femme pour la circonstance, et c’est une difficile entreprise. Si « féministe » que fût Marivaux, il ne pouvait éviter certaines difficultés de cette tâche.

Je citerai, pour prouver l’incapacité où sont les hommes de parler ou d’écrire au lieu et place des femmes, une lettre que le Spectateur attribue à une dame qui veut combattre la passion d’un soupirant dont elle redoute les feux :

Vous m’aimez, monsieur, et quand vous ne me l’auriez pas dit tant de fois, je n’en serais pas moins persuadée. Oui, vous m’aimez ; je le savais même avant que vous me l’eussiez avoué. Je vous examinais quelquefois sans le vouloir, et je vous trouvais comme il me semblait qu’on devait être quand on aimait. Hélas ! je ne savais pas encore que je souhaitais alors de vous trouver comme vous étiez. Juste ciel ! moi, qui n’avais jamais eu d’amour, comment pénétraîs-je celui que vous me cachiez ? Comment étais-je sûre que je ne me trompais pas, etc.

On ne voit guère, semble-t-il, une femme écrivant une pareille lettre, à moins qu’elle ne soit arrivée à cet âge critique où l’on retourne malgré soi aux minauderies enfantines.

En revanche, on ne lira pas sans plaisir ni sans profit, les maximes éparses un peu partout dans les deux gazettes de Marivaux, et aussi dans un autre recueil de réflexions décousues, qu’il a intitulé, en 1728, l’Indigent philosophe. On aimerait à classer toutes ces menues pièces, comme des monnaies anciennes dans un médaillier.

C’est une qualité, dans un amant bien traité, que d’être un caractère exactement constant ; mais ce n’est pas une grâce, c’est même le contraire ; on dirait d’un mari qui fait bon ménage. Tout ce qui sent la règle, tout ce qui n’est que conduite

mesurée, enfin tout ce qui n’est qu’estimable, est trop froid aux yeux de l’amour. Il veut plus de grâces que de vertus. Aussi les amants constants ne sont-ils pas les plus aimés. La constance leur donne quelque chose de grave et d’arrangé, qui glace l’amour…. En amour, querelle vaut mieux qu’éloge.

C’est bien peu de chose que la vertu, quand on ne voit point de risque à la perdre, et qu’on ne craint que la honte de n’en avoir plus.

L’amour-propre, quand il a son compte, est si tendre, si reconnaissant, si modeste ! il rend tout ce qu’on lui donne.

Il arrive qu’aujourd’hui ce n’est pas assez d’être née belle ou jolie, cela ne vous sert de rien et vous n’avez que des yeux insipides, si vous ne les animez d’un certain air de corruption ; mais cet air que vous êtes obligée d’y mettre, il vous est difficile de l’attraper, si vous n’avez vous-même les sentiments un peu libertins. Vous ne devez rien outrer pourtant ; car vous vous déshonoreriez, si vous ne vous arrêtiez pas au point requis. À la vérité, on l’a poussé si loin qu’il faudrait être bien maladroite ou bien effrontée pour le dépasser.

Une des folies des femmes, c’est de penser, à un certain âge, que des airs étourdis les rajeunissent.

Une vie passée dans le repos a cela d’heureux qu’elle est douce pendant qu’on en jouit, et qu’on ne s’y trouve point attaché quand on la quitte. Les adieux d’un paysan sont bientôt faits lorsqu’il meurt ; son âme n’a pas contracté de grandes liaisons, n’a pas souffert de ces secousses violentes qui laissent tant d’ardeur pour la vie. La mort ne la rappelle pas de bien loin quand il faut qu’elle parte ; elle ne tient presque à rien.

Marivaux, que la sagacité de son esprit aurait pu réduire à la sécheresse, avait, au contraire, un cœur excellent, tiède, prompt à l’attendrissement et aux larmes. Il estimait que, dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez. Ce peintre d’une société où la bonhomie était précisément ce qui manquait le plus, fut un bon homme. Ce qui ne l’empêcha pas d’être un homme d’esprit. Il pensait, comme son amie la marquise de Lambert, « qu’il faut bien plus d’esprit pour plaire avec de la bonté qu’avec de la malice ». Ses traits, comme on peut s’en assurer par l’image gravée en tête de ce livre, donnent l’idée d’une douceur mêlée de clairvoyance et d’inquiétude pensive. La bouche, à la fois pincée et souriante, est celle d’un causeur bienveillant et averti. Les yeux sont grands, affectueux, un peu voilés de mélancolie. L’ensemble, depuis les cadenettes poudrées jusqu’au jabot de mousseline et aux manchettes de dentelle, atteste un goût très vif de propreté physique et morale, l’habitude de la tenue, des instincts de noblesse et de distinction.

Ses biographes s’accordent à rapporter plusieurs anecdotes qui montrent à quel point il était obligeant et pitoyable.

Il partait un jour pour la campagne avec une de ses amies, Mme Lallemant de Bez, mère de la comtesse de Choiseul, qui lui avait offert une place dans sa voiture. Pendant que cette dame, qui n’était pas encore montée, était occupée à donner quelques ordres, un jeune homme de dix-huit à vingt ans, « gras, potelé, du teint le plus frais et le plus vermeil », vint à la portière du carrosse demander l’aumône. Marivaux, frappé du contraste entre la démarche humiliante et l’air de santé du mendiant, lui dit :

« N’as-tu pas honte, misérable, jeune comme tu es, et te portant le mieux du monde, de demander un pain que tu pourrais gagner par un honnête travail ?

— Ah ! monsieur, répondit ce jeune homme, je suis si paresseux ! »

Marivaux le regarda en souriant, tira un écu de sa poche et le lui donna.

« Vous êtes bien magnifique dans vos aumônes », dit à notre auteur la dame au carrosse, qui survint en cet instant, et qui connaissait l’état des finances de Marivaux.

« Je n’ai pu, répondit-il, me refuser à récompenser un trait de sincérité, échappé à ce garçon. »

Il n’estimait en tout que la sincérité, et sa verve satirique n’a jamais poursuivi que le mensonge. « Les ridicules bien francs, disait-il, je ne leur dis mot, je les laisse là, ce serait battre à terre ; mais ces fourberies d’une âme vaine, ces singeries adroites et déliées, ces impostures si bien concertées qu’on ne sait presque par où les prendre pour les couvrir de l’opprobre qu’elles méritent, et qui mettent presque tout le monde de leur parti, oh ! que je les hais, que je les déteste ! »

Voici quelques actions où l’on sent moins l’homme de lettres en quête de documents humains. M. Larroumet les a rappelées avec raison. De toutes les preuves de désintéressement dont la vie de Marivaux est remplie, la plus forte est celle qu’il donna dans ses relations avec Voltaire.

L’auteur de la Pucelle n’était pas tendre, nous l’avons vu, pour l’auteur de la Surprise de l’Amour. Attaqué par cette mauvaise langue qui passait, avec une extraordinaire facilité, de l’épigramme la plus fine à la grossièreté la plus ordurière, Marivaux, dont la sensibilité était extrême, souffrait de ces cruelles malices. Il ne s’en vengeait que par des propos sans fiel et non sans justesse, dont quelques-uns ont mérité de parvenir jusqu’à nous. « M. de Voltaire, disait-il, est la perfection des idées communes » ; ou bien : « M. de Voltaire est le premier homme du monde pour écrire ce que les autres ont pensé ». Ou bien encore ; « Ce coquin-là a un vice de plus que les autres ; il a quelquefois des vertus ». Mais il n’aimait pas les basses querelles, et les écrits de ce galant homme ne contiennent pas une injure à l’égard de ceux qui l’ont traité méchamment ou vilainement dans leurs libelles.

En 1735, les Lettres philosophiques de Voltaire furent condamnées par un arrêt du Parlement. Un libraire, voulant achalander sa boutique, crut faire une bonne opération commerciale en demandant à Marivaux, en échange d’une somme de cinq cents livres, une réfutation de ces Lettres philosophiques. Voltaire s’était réfugié au château de Cirey, en Lorraine, chez la marquise du Châtelet, et flaira le danger. Par une de ces volte-face dont il était coutumier lorsque son intérêt personnel était en jeu, il écrivit, en février 1736, à un certain M. Berger, marchand, intrigant, homme d’affaires et collectionneur, une lettre, qui n’était pas destinée, évidemment, à rester dans les poches du destinataire, et où Marivaux est traité de la plus obligeante façon. Écoutez ceci. On dirait un chat qui, pour se faire pardonner quelque impertinence, ronronne en faisant le gros dos et la patte de velours :

À l’égard de M. de Marivaux, je serais très fâché de compter parmi mes ennemis un homme de son caractère et dont j’estime</noincludeonly>

l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance, dans lequel j’ai trouvé avec plaisir mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois un style moins recherché et des sujets plus nobles, mais je suis bien loin de l’avoir voulu désigner en parlant des comédies métaphysiques. Je n’entends par ce terme que ces comédies où l’on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des personnages allégoriques, propres tout au plus pour le poème épique, mais très déplacés sur la scène, où tout doit être peint d’après nature. Ce n’est pas, ce me semble, le défaut de M. de Marivaux. Je lui reprocherais au contraire de trop z détailler les passions, et de manquer quelquefois le chemin du cœur en prenant des routes un peu détournées. J’aime d’autant plus son esprit, que je le prierais de ne le point prodiguer. Il ne faut pas qu’un personnage de comédie songe à être spirituel, il faut qu’il soit plaisant malgré lui, et sans croire l’être ; c’est la différence qui doit être entre la comédie et le simple dialogue. Voilà mon avis, mon cher monsieur, je le soumets au vôtre.

Cette lettre, très jolie, très sensée, et qui serait parfaite si elle ne contenait un gros mensonge, fut suivie par une quantité d’autres épîtres, où Voltaire, de plus en plus inquiet, céda peu à peu à l’irritation de ses nerfs. Son caractère naturellement insolent reprit le dessus. Il finit par traiter Marivaux de misérable » et de « zoïle impertinent ».

Peine inutile. Fureur superflue. Marivaux se déroba aux offres engageantes de son libraire. Il était trop galant homme pour exposer aux représailles du garde des sceaux un ennemi contre lequel toutes les puissances de la terre semblaient alors se liguer.

On ne sera pas étonné, lorsqu’on aura recueilli tous ces faits, qu’un tel écrivain, bien qu’il se soit surtout occupé d’intrigues amoureuses, ait professé, pour son propre compte, les principes de la plus scrupuleuse morale. Il méprisait les gens de finance, et il écrivit contre eux, en 1728, une sorte de satire dialoguée, qui s’intitule le Triomphe de Plutus. Ses gazettes sont remplies de tirades qui peuvent paraître aujourd’hui vieillies et fanées, mais où se marque une sincère noblesse de sentiments. Ceci, par exemple :

Qu’il est triste de voir souffrir quelqu’un, quand on n’est point en état de le secourir, et qu’on a reçu de la nature une âme sensible qui pénètre toute l’affliction des malheureux, qui l’approfondit involontairement, pour qui c’est comme une nécessite de la comprendre et de ne rien perdre de la douleur qui en peut rejaillir sur elle-même !…

La pitié, chez lui, était avivée, endolorie par la finesse d’âme. Ses réflexions morales tournent parfois au sermon. Mais ses exhortations sont toutes laïques, pour ainsi dire. C’est au nom d’une vertu mondaine qu’il s’encourage à bien faire, et qu’il y encourage les autres.

Il rencontra un soir, au détour d’une rue, une jeune fille, qui avait l’air honnête mais pauvre, et qui pleurait à chaudes larmes. Il eut la tentation de fuir, afin d’échapper à « l’intérêt douloureux » qu’elle commençait à lui inspirer. Il demeura.

« Qu’avez-vous, mon enfant ? demanda-t-il avec bonté. Pourquoi pleurez-vous ?

— Hélas ! monsieur, répondit-elle. Je suis dans un état affreux. »

L’auteur du Don Quichotte moderne essaya encore de « se débarrasser de la pitié qu’elle lui faisait éprouver ». Mais il jugea que « ce ménagement pour lui-même l’aurait mis plus mal à son aise que la plus triste sensibilité ». Il insista :

« Mademoiselle, vous me paraissez dans une grande peine. Que vous est-il arrivé ?

— Puisque vous avez la bonté, dit-elle, de prendre part à mon affliction, je vais vous en instruire…. »

Et ce fut un long récit. Le père de cette jeune personne avait été un homme considérable en province. Il était mort prématurément, laissant des affaires assez embarrassées, une veuve malade et trois filles. Un procès malheureux avait achevé la ruine de cette famille. Les juges, mal disposés pour des plaideurs sans argent et sans « épices », avaient été sourds à toutes les prières. Que faire, en une telle extrémité ?

« Hélas ! monsieur, poursuivit en sanglotant cette jeune infortunée, un riche bourgeois m’offre tous les secours possibles. Mais quels secours, monsieur ! Ils sauveraient la vie de ma mère ; ils déshonoreraient éternellement la mienne ; voilà mon état, en est-il de plus terrible ? J’aime ma mère, j’en suis aimée, elle meurt, cela me fait trembler pour nous deux. Dans mon affliction, je lui ai dit les offres de l’homme dont je vous parle. À mon récit, j’ai cru qu’elle allait expirer entre mes bras ; elle m’a baignée de ses larmes, elle a jeté sur moi des yeux tout égarés, et s’est retournée de l’autre côté, sans me dire une seule parole…. »

Marivaux tira quelques écus de sa poche et les remit à la jeune fille, en y joignant quelques conseils. Il songea que beaucoup de pauvres filles n’ont d’autre tort que de n’avoir pas rencontré sur leur route un honnête homme. Rentrant chez lui, par les rues noires et désertes, il s’indigna contre les « riches bourgeois », et leur adressa, en pensée, un discours irrité. Quand on est journaliste, on ne laisse rien perdre. Notre auteur inséra cette harangue dans la quatrième feuille du Spectateur français :

Homme riche, vous qui voulez triompher de la vertu par la misère, de grâce, prêtez-moi votre attention. Ce n’est point une exhortation pieuse, ce ne sont point des sentiments dévots que vous allez entendre : non, je vais seulement tâcher de vous tenir les discours d’un galant homme, sujet à ses sens aussi bien que vous ; faible, et, si vous voulez, vicieux ; mais chez qui les vices et les faiblesses ne sont point féroces, et ne subsistent qu’avec l’aveu d’une humanité généreuse. Oui, vicieux encore une fois, mais en honnête homme, dont le cœur est heureusement forcé, quand il faut, de ménager les intérêts d’autrui dans les siens, et ne peut vouloir d’un plaisir qui ferait la douleur d’un autre….

Que la jeunesse et les grâces de la fille dont nous avons parlé vous aient donné de l’amour, ce n’est pas là ce qui m’étonne, et ma charge n’est pas de vous inquiéter là-dessus ; mais que ce visage frappé de désespoir, dont la souffrance a désolé les traits, que ces grâces flétries par les larmes n’aient pas déconcerté votre amour, ou n’en aient point fait une protection pour cette infortunée ; que cet amour, loin de la plaindre de tant de maux, n’en ait reçu qu’une confiance plus brutale ; que la misère la plus féconde en impressions touchantes ne l’ait déterminé qu’à l’outrage, et non pas aux bienfaits ; que vous dirai-je enfin ? qu’à la vue d’un pareil objet, cet amour ne se soit pas fondu en pitié généreuse ; qu’en écoutant cette fille, la charité ne vous ait pas attendri sur le péril où l’exposait son malheur ; que le découragement, la lassitude qui pouvaient la prendre n’aient pas attiré tous vos égards ; que vous ayez pesé son infortune, que vous en ayez compris l’excès, sans en sentir vos désirs confondus, sans être épouvanté vous-même de vous surprendre dans le dessein horrible d’en profiter, voilà ce qui me passe ; c’est une iniquité dont je ne sais comment on peut soutenir le poids, c’est une intrépidité de vice que mon imagination ne peut atteindre.

Tyran que vous êtes ! Qu’avez-vous dit à cette fille, dont

vous avez vu la jeunesse en proie à la fureur des derniers besoins ? Malheur à toi que la faim dévore ! Veux-tu du pain ? deviens infâme, et je t’en accorde.

Voilà un morceau qui n’est pas mal venu. Les belles filles du temps de la Régence n’étaient pas accoutumées à des rencontres si providentielles dans des lieux fréquentés et passants. On y sent le cœur d’un galant homme et la main d’un homme de théâtre. On y trouve, de plus, comme le résumé de la morale élégante qui a régi toutes les pensées et toutes les actions de Marivaux. Ce n’est pas assurément une morale de stoïcien. Le goût, la bonté, l’honneur, la sensibilité y ont plus de part que les principes abstraits de la philosophie. Ce sont moins des principes raisonnés que des inclinations sentimentales. Mais telle qu’elle est, cette morale est encore trop rare, trop précieuse, trop efficace, pour qu’on ait le courage d’en remarquer les imperfections. Cette vertu d’un galant homme, éloigné du mal par la laideur du vice, préservé de la chute par l’horreur de la souffrance humaine, peut suffire à diriger de nobles consciences. Nous n’avons pas le droit de nous montrer difficiles pour cette honnêteté sans faste, sans doctrine et sans ostentation.

L’orthodoxie morale de Marivaux était-elle appuyée sur des croyances religieuses ? « Il était très éloigné, dit d’Alembert, d’afficher la dévotion. » Cet honnête homme devait, en effet, ne se piquer de rien, et des façons bigotes n’eussent pas été d’accord avec le genre de vie où ses aptitudes, ses goûts, ses occupations, l’avaient conduit. L’ami de la célèbre Silvia, l’auteur du Triomphe de l’Amour n’aurait pu, sans inconvénient, se donner pour un chrétien très rigoureux sur la doctrine. Son directeur de conscience eût jugé qu’il sentait un peu le fagot. Il pensait d’ailleurs que « la dévotion nous éloigne du monde, sans le plus souvent nous rapprocher de Dieu ». Mais sa douceur naturelle, son esprit délicat, son tact répugnaient à l’incrédulité phraseuse, à la pose irréligieuse et anticléricale. Il voyait, dans l’impiété, moins une erreur de la raison qu’une sécheresse du cœur. D’Alembert rapporte qu’il se moquait des mécréants. « Ils ont beau faire, disait-il, ils seront sauvés malgré eux. » Il dit un jour à un esprit fort : « Monsieur, il faut vous y résigner, vous irez tout droit dans le paradis ». L’esprit fort se retira, très offensé.

La quinzième feuille du Spectateur français est destinée à montrer les inconséquences du scepticisme dans la personne d’un jeune fat qui entreprend de discuter avec un vrai philosophe. Ce dialogue est mené avec une partialité trop visible. Le « jeune fat » ne dit que des sottises, comme cet « avocat du diable » dont certains prédicateurs triomphent aisément. Il expose, à bâtons rompus, un « système étourdi », où l’on trouve « un peu de libertinage, beaucoup de vanité et force ignorance ». Si bien que le « vrai philosophe » meurt d’envie de rire, et clôt la discussion par cette petite mercuriale :

« En vérité, mon cher monsieur, vous vous moquiez tout à l’heure de la crédulité des bonnes gens ; mais si vous croyez votre système, vous n’avez rien à leur reprocher, je vous garantis plus crédule qu’eux. Je vois bien que ce n’est pas le défaut d’évidence qui vous empêche d’ajouter foi à de certaines choses ; car je ne pense pas que vous voyiez plus clair dans celles que vous croyez.

— Chacun a sa façon de voir », répond l’autre, un peu interloqué.

Et le « vrai philosophe », abusant de sa victoire réplique aussitôt :

« Franchement, je comprends bien qu’avec la vôtre, on marche hardiment dans les ténèbres. »

Ce n’est pas nuire à la mémoire de Marivaux, que d’affirmer, après avoir lu cette réfutation expéditive, qu’il n’avait point l’esprit très philosophique. Cet observateur, très expert aux analyses morales, n’avait aucun goût pour la logique abstraite. S’il répugnait au scepticisme, ce n’était point par raison démonstrative. Il penchait, par bonté, vers un dogmatisme consolant. Le respect des choses saintes lui semblait indispensable au bonheur de l’humanité. Les misérables seraient trop à plaindre, si Dieu n’existait pas. Telle est, à peu près, son opinion sur ce chapitre. Ce n’est pas lui qui a prononcé cette phrase brutale : « Il faut de la religion pour le peuple ». Sa délicatesse native le rendait incapable d’un aphorisme aussi monstrueux. Mais, au témoignage de d’Alembert, il n’aurait pas voulu « enlever à la pauvre espèce humaine cette consolation que la Providence divine lui a ménagée ».

Les personnes qui sont douées de la disposition amoureuse étendent d’ordinaire aux choses sacrées ce qu’elles réservent plus volontiers à des objets profanes. Dans la cinquième feuille du Cabinet du Philosophe, Marivaux a marivaudé avec grâce sur l’Amour de Dieu :

Ceux qui connaissent Dieu, parce qu’ils l’aiment, qui sont pénétrés de ce qu’ils en voient, ne peuvent, dit-on, nous rapporter ce qu’ils en connaissent. Il n’y a point de langue qui exprime ces connaissances-là ; elles sont la récompense de l’amour, et n’éclairent que celui qui aime. Quand même il pourrait les rapporter, le monde n’y comprendrait rien ; elles sont à une hauteur à laquelle l’esprit humain ne saurait atteindre que sur les ailes de l’amour. Cet esprit humain va terre à terre et il faut voler pour aller jusque-là. Ceux qui aiment Dieu communiquent partout ce qu’ils en savent à ceux qui leur ressemblent ; ce sont des oiseaux qui se rencontrent dans les airs.

Saint Paul (cette piquante remarque est de M. Larroumet) avait dit à peu près la même chose dans sa première épître aux Corinthiens : Sed sicut scriptum est : Quod oculus non vidit nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit, quæ præparavit Deus iis qui diligunt illum, — Nobis autem revelavit Deus per spiritum suum : Spiritus enim omnia scrutatur, etiam profunda Dei.

L’apôtre des Gentils ne s’attendait assurément pas à être un jour commenté si joliment par un auteur dramatique.

Marivaux, sans doute, lisait rarement l’Écriture. Mais il aimait à entendre les prédicateurs. Il les voulait zélés, simples, sincères, exempts de prétentions littéraires, animés par une ferveur tout évangélique. Songeait-il, dans ses légères satires, au Père Massillon, qui prêcha, pendant la Régence, des sermons dignes de ce temps, oratorien mielleux, bon apôtre dont les méchantes langues chansonnèrent la liaison avec la marquise de l’Hôpital ? Il se plaignait, en tout cas, que les sermonnaires ne fussent pas tous conformes au modèle intérieur qu’il s’était tracé. « Je me souviens, dit-il, qu’un jour j’étais dans une petite église où prêchait un bon religieux. On ne l’estimait pas beaucoup, car il n’avait que du zèle. Ce digne homme monta en chaire, il prêcha, et je me rappelle à cette heure qu’il prêcha mal, je veux dire qu’il n’était pas habile homme. Cependant je l’écoutai, je ne pus m’en empêcher, il gagna mon attention sans que je m’en aperçusse. Je ne songeai pas seulement s’il y avait de l’esprit au monde ; le mien se familiarisa je ne sais comment avec la simplicité du sien. Moi qui ne suis pas dévot, je m’intéressais à tout ce qu’il disait ; cela me regardait ; il traitait de mes affaires, il parlait comme un homme qui vous rapporte la vérité, comme un homme qui la croit, et qui, sans y employer d’art inutile, n’a d’autre secret pour vous persuader de ce qu’il dit, que d’en être persuadé lui-même…. » Et il conclut :

« La plupart des sermons ne sont que des pièces d’éloquence ».

Duviquet remarque judicieusement que ce travers de l’éloquence sacrée a été attaqué avec plus de vivacité et de force par La Bruyère, représentant un prédicateur qui arrive avec son sermon sous le bras, comme un commerçant avec une pièce de toile, et prêt à débattre contre le curé du lieu le prix de sa marchandise. Le même critique ajoute que, sans ce dangereux parallèle, le tableau peint par Marivaux paraîtrait d’une perfection achevée.

M. Larroumet a cru pouvoir établir que Marivaux était socialiste. Il prononce même, à ce sujet, le mot de sans-culotte. Quelque regret que j’éprouve à contredire le savant écrivain à qui tous les commentateurs de Marivaux sont redevables, je crois que ces mots, appliqués à notre auteur, dépaysent tout à fait l’imagination. À l’appui de sa thèse, M. Larroumet cite une véhémente tirade, extraite de la cinquième feuille de l’Indigent philosophe :

Eh morbleu ! n’êtes-vous pas honteux de mettre sur vous tant de lingots en pure perte, pendant que vous pourriez les distribuer en monnaie à tant de malheureux que voici, et qui meurent de faim ? Ne leur donnez rien, si vous voulez ; gardez tout pour vous ; mais ne leur prouvez pas qu’il ne tient qu’à vous de leur racheter la vie. N’en voient-ils pas la preuve sur votre habit ? Eh ! du moins, cachez-leur votre cœur ; ôtez cet habit qui insulte à leur misère et qui n’a ni faim ni soif…. Je ne saurais vous regarder dans cet état-là que les larmes ne m’en viennent aux yeux. Retirez-vous ; je ne suis point un barbare ; je vois des gens qui souffrent, je vois le bien que vous pourriez leur faire, et votre vue m’afflige.

M. Larroumet lui-même convient que ce morceau est un « développement à la Sénèque ». C’est trop dire peut-être, et pas assez. On serait plus équitable et moins sévère pour Marivaux en attribuant à une sincère charité cette boutade de rhétorique. « Le seul mot de révolution, dit avec raison M. Francisque Sarcey, eût effarouché singulièrement Marivaux. » L’ami de la marquise de Lambert eût été fort étonné si l’on eût aperçu, dans ses œuvres morales ou dramatiques, des utopies de révolution violente. Il n’est pas nécessaire. Dieu merci ! d’être socialiste professionnel pour avoir pitié de la souffrance humaine. L’auteur de l’Indigent philosophe était simplement un moraliste charitable, un honnête homme, nullement idéologue, mais volontiers attendri.