Marivaux (Deschamps)/Partie 1/Chap I

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 13-35).

CHAPITRE I

LES DÉBUTS DE MARIVAUX DANS LE MONDE
ET AU THÉÂTRE

Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux est un Parisien. Il naquit sur la paroisse Saint-Gervais, le 4 février 1688. Il appartenait à une famille de robe, originaire de Normandie, honorablement connue, dit-on, au Parlement de Rouen, et tombée dans les emplois de finance. Son enfance se passa à Riom, où son père avait été nommé directeur de la Monnaie, et ensuite à Limoges. On ne sait pas si ses études furent poussées très loin. En tout cas, il fut toujours, comme Voltaire, assez faible en grec. Il étudia pour être avocat, comme beaucoup d’autres hommes célèbres. Mais sans doute il ne plaida pas. La vocation littéraire le dégoûta de la chicane et le tourna, de bonne heure, vers d’autres occupations. Il composa, en 1706, n’étant âgé que de dix-huit ans, une comédie, intitulée le Père prudent et équitable, ou Crispin l’heureux fourbe. C’était un exercice d’écolier, versifié, par gageure, en une semaine et où paraissaient, avec d’heureuses imitations, quelques espérances de talent. Les beaux esprits de la sénéchaussée de Limoges y prirent, dit-on, quelque plaisir.

Une aventure sentimentale qu’il eut vers le même temps inclina son esprit et son cœur au genre littéraire qui devait illustrer son nom sur le théâtre et dans le roman. Il a conté cette fantaisie avec tant de franchise, qu’on ne saurait, sans barbarie, substituer un froid résumé à son récit.

« Je m’attachai, dit-il, à une jeune demoiselle à qui je dois le genre de vie que j’embrassai. Je n’étais pas mal fait alors, j’avais l’humeur douce et les manières tendres. La sagesse que je remarquais dans cette fille m’avait rendu sensible à sa beauté. Je lui trouvais d’ailleurs tant d’indifférence pour ses charmes, que j’aurais juré qu’elle les ignorait. Que j’étais simple dans ce temps-là ! Quel plaisir, disais-je à moi-même, si je puis me faire aimer d’une fille qui ne souhaite pas d’avoir des amants, puisqu’elle est belle sans y prendre garde, et que par conséquent elle n’est pas coquette !…

« Un jour qu’à la campagne je venais de la quitter, un gant que j’avais oublié fit que je retournai sur mes pas pour l’aller chercher. J’aperçus la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je remarquai, à mon grand étonnement, qu’elle s’y représentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre entretien, j’avais vu son visage, et il se trouvait que ses airs de physionomie que j’avais crus si naïfs n’étaient, à les bien nommer, que des tours de gibecière. Je jugeai de loin que sa vanité en adoptait quelques-uns, qu’elle en réformait d’autres. C’étaient de petites façons qu’on aurait pu noter, et qu’une femme aurait pu apprendre comme un air de musique. Je tremblais du péril que j’aurais couru, si j’avais eu le malheur d’éprouver encore de bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son habileté les portait. Mais je l’avais crue naturelle, et ne l’avais aimée que sur ce pied-là. De sorte que mon amour cessa tout d’un coup, comme si mon cœur ne s’était attendri que sous condition. Elle m’aperçut à son tour dans son miroir, et rougit. Pour moi j’entrai en riant, et ramassant mon gant :

« Ah ! mademoiselle, je vous demande pardon, lui dis-je, d’avoir mis jusqu’ici sur le compte de la nature des appâts dont tout l’honneur n’est dû qu’à votre industrie ? — Qu’est-te que c’est ? que signifie ce discours ? me répondit-elle. — Vous parlerai-je plus franchement ? lui dis-je ; je viens de voir les machines de l’Opéra ; il me divertira toujours, mais il me touchera moins. »

« Je sortis là-dessus ; et c’est de cette aventure que naquit en moi cette misanthropie qui ne m’a point quitté, et qui m’a fait passer ma vie à examiner les hommes et à m’amuser de mes réflexions. »

Cette réponse cruelle est peut-être la seule faute de goût et de savoir-vivre que Marivaux ait jamais commise. On peut l’excuser en faveur du sincère chagrin qui s’y montre.

Toute sa vie, Marivaux aima la simplicité, qui ne semble pourtant pas sa qualité principale. Il l’a aimée comme un bien qu’il aurait perdu. Ne nous y trompons pas. Sous ce ton léger d’un homme qui n’aime pas les éclats de voix ni les grands gestes, il y a une intransigeance de sentiments qui fait, comme nous le verrons tout à l’heure, le fond même et la beaulé durable de la Joie imprévue comme des Fausses Confidences, du Petit-Maître corrigé comme du Préjugé vaincu.

De cette première déception Marivaux a gardé une souffrance subtile, quelque chose comme cette fêlure discrète et inguérissable qui fut infligée par un coup d’éventail au fameux Vase brisé de Sully Prudhomme.

L’honnête Marivaux pensait que l’amour est un jeu très noble, où il ne faut pas tricher. Or n’oublions pas qu’au moment où il entra dans la société polie, l’amour à la mode n’était qu’une comédie de mensonges à peu près cyniques. Le code de la galanterie admettait, recommandait même les plus effrontés artifices. On peut voir jusqu’où allait cette tartuferie, en lisant les Mémoires du comte de Gramont. On y trouve notamment ce rondeau significatif :

Mettez-vous bien dans la mémoire,
Et retenez ces documents,
Vous qui vous piquez de la gloire
De réussir en faits galants
Ou qui voulez le faire croire.

En équipage, en airs bruyants,
En lieux communs, en faux serments,
En habits, bijoux, dents d’ivoire,
Mettez-vous bien….

C’est peut-être à cause de cette déception sentimentale, que Marivaux resta longtemps éloigné du mariage. Il fut, si l’on peut associer ensemble deux mots qui paraissent se contredire, un misanthrope sociable. C’était un Alceste réconcilié avec Philinte et prenant en douceur les défauts de Célimène. Il apportait aux conversations du monde un mélange d’aisance et de réserve, qui était visible surtout dans ses relations avec les femmes. Marivaux observa toujours envers celles-ci une politesse où il entrait un peu de défiance, de circonspection et peut-être de regret. Personne ne fut, plus que lui, l’humble serviteur des femmes. Mais il demeura longtemps célibataire ; non pas à cause des avantages qui sont parfois attachés à cet état. Et d’ailleurs, en ce temps, le célibat prolongé n’était pas une profession, une sorte de fonction sociale, commode aux gens avisés qui veulent s’assurer, jusqu’aux approches de la caducité, l’attention des jeunes filles et les prévenances des jeunes femmes. Bien que la perruque fût propice à cacher l’injure des ans, on estimait qu’un homme, passé la trentaine, commence à perdre un peu de sa fraîcheur, et qu’en tout cas il risque d’apporter en ménage trop de souvenirs, des impressions rebelles à l’oubli, une âme sensiblement déveloutée. Songez que l’Arnolphe de l’École des femmes, ce barbon classique, n’a guère que quarante ans. Aujourd’hui, il en avouerait trente-huit, trente-sept peut-être, prendrait un air déluré, cirerait en accroche-cœur une moustache conquérante et préalablement un peu noircie. On l’inviterait à dîner dans les familles. C’est lui qui se moquerait du bel Horace. Il ne craindrait pas la concurrence des jouvenceaux. Ce quadragénaire n’aurait qu’à choisir entre les nombreuses Agnès disposées à préférer ses millions et son amour quasiment paternel à l’amour pur et simple d’un jeune homme.

Ce n’est pas pour arriver à cette position privilégiée que Marivaux refusa, pendant assez longtemps, de s’engager dans les liens du mariage. Il se méfiait des femmes, parce qu’il avait souffert, tout jeune — subtilement — à cause d’une femme.

Lorsqu’il revint à Paris, apparemment pour y chercher des sujets d’étude élégante que les Limousins ne lui donnaient pas, il trouva, aux « mercredis » de la marquise de Lambert, belle-fille du spirituel Bachaumont, des personnes dont la politesse et l’ingénieux artifice lui plurent infiniment.

Le chansonnier Collé, qui était alors précieux, pour faire comme les autres, chantait chez la marquise. « Avec son grand nez, sa petite perruque, sa mine étonnée, son air grave et son imperturbable et sérieuse gaieté, se divertissant de tout et ne riant de rien », il rimait des gentillesses. Ceci, par exemple :

Qu’il est heureux de se défendre
Quand le cœur ne s’est pas rendu !
Mais qu’il est heureux de se rendre
Quand le bonheur est suspendu !
Souvient, par un malentendu,
L’amant adroit se fait entendre.

Cette façon de mettre l’amour en énigme était déjà la caricature du marivaudage, avant que le marivaudage fût créé et mis au monde.

On raconte que Fontenelle, déjà sourd, et voulant goûter toute la saveur de ce sixain, pria l’auteur de le répéter.

« Eh ! ma grosse bête, dit la marquise, ne vois-tu pas que ce couplet n’est que du galimatias ? »

À quoi Fontenelle répondit :

« Ma foi, cela ressemble si fort à tout ce que j’entends ici, qu’il n’est pas étonnant que je m’y sois trompé. »

Le salon de Mme de Lambert passait pour un bureau d’esprit. Ceux qui n’y étaient pas admis ou qui avaient le malheur d’y faire triste figure en disaient du mal. La marquise qui avait vécu jusqu’à soixante ans sans causer d’inquiétudes à ses amis, se mit en tête, sur le tard, de régenter et de nourrir la littérature. Un de ses vieux amis, M. de la Rivière, gendre de Bussy-Rabutin, entreprit vainement, par ses conseils, de lui épargner cette peine. Elle s’obstina dans son dessein, avec la passion que montrent quelquefois les dames âgées lorsqu’elles veulent, « dans le déclin de leur beauté, faire briller l’aurore de leur esprit ». Le peintre Largillière nous a laissé son portrait. Elle avait des yeux placides et bons, une bouche souriante, une beauté un peu massive, quelque chose de reposé et de doux, sous ses cheveux gris et sa toque à gland d’or. Elle donnait à dîner, deux fois par semaine, à ces messieurs de l’Académie, qui payaient leur écot par des dissertations. On y cultivait un genre de préciosité que les vieux conservateurs, les « Gaulois » de ce temps, les voltairiens avant Voltaire, ennemis des ruelles et des caillettes, appelaient, par mépris, le lambertinage. C’était un mélange de langage subtil, de néologisme et de sentiments métaphysiques, avec de belles parties de libéralisme et de nouveauté et, comme il arrive ordinairement dans la société des femmes, une façon très noble de réagir contre le cynisme et la grossièreté.

Les jeunes provinciaux qui débarquent à Paris font ordinairement leur rhétorique quelque part, dans les cafés ou dans les salons. Il y eut toujours, par la suite, une dose de lambertinage dans le marivaudage de notre auteur. Il ne faut pas trop s’en plaindre. Sous la prétendue préciosité de cette marquise, il y avait de la droiture, de la franchise, de la sincérité, « un grand amour de la vérité », « quelque chose de liant, d’obligeant et d’aimable », c’est-à-dire toutes ces vertus que l’on retrouve sous les grâces mondaines des héroïnes de Marivaux. On cite de Mme de Lambert une phrase, qui est d’un marivaudage fort touchant : « Les âmes tendres et délicates, disait-elle, sentent les besoins du cœur plus qu’on ne sent les autres nécessités de la vie… Les caractères sensibles cherchent à s’unir par les sentiments : le cœur étant fait pour aimer, il est sans vie dès que vous lui refusez le plaisir d’aimer et d’être aimé…. Rien n’est si doux qu’une sensible amitié. »

Marivaux fréquentait aussi chez la marquise de Tencin, ancienne religieuse, ancienne maîtresse du cardinal Dubois, laquelle tenait un cercle fort renommé dans son appartement de la rue Saint-Honoré, près du cul-de-sac de l’Oratoire. Cette société fut particulièrement florissante après la mort de Mme de Lambert, survenue en 1733. On voyait dans la « ménagerie » de Mme de Tencin, des « bêtes » fort curieuses : le marquis d’Argenson, le président de Montesquieu, le financier philosophe Helvétius, l’incrédule et superstitieux Bolingbroke, le jovial Piron. Cette dame eut des aventures fâcheuses. Un de ses anciens amants, M. de la Fresnaye, à qui elle avait voulu, dit-on, escroquer de l’argent, se tua chez elle, de quatre coups de pistolet, le soir du 6 avril 1726. Elle fut emprisonnée au Châtelet, puis à la Bastille, jugée et acquittée. Cette dame, après avoir fait de son propre frère un cardinal et un conseiller d’État, entreprit, sur le déclin de sa vie, de défendre les bonnes mœurs. Elle obligea notamment le fermier général Le Riche de la Poupelinière à épouser Thérèse des Hayes, fille de l’actrice Mimi Dancourt. Elle fut la marraine de Mme de Pompadour. Elle eut, quant à elle, en 1717, un fils, qu’elle abandonna sous le portail de l’église Saint-Jean-le-Rond, et qui, recueilli par un ménage de vitriers, devint le célèbre d’Alembert.

On rencontrait, chez cette aventurière, d’ailleurs fort dévouée à ses amis, des gens qui vraisemblablement aiguisaient à l’avance la plupart de leurs bons mots, et travaillaient leurs anecdotes, leurs contes, leurs maximes. On y trouvait sans doute quelques-uns de ces discoureurs qui conférencient sans pitié devant les femmes, et à qui l’on est toujours tenté d’offrir un verre d’eau sucrée. Helvélius, jeune encore, « y recueillait pour semer un jour ».

Marivaux fréquentait ce cercle avec une assiduité où « l’impatience de faire preuve de finesse et de sagacité perçait visiblement ».

Le Limousin Marmontel, qui, à peine échappé du séminaire, rechercha l’entretien des gens du monde, raconte en ses Mémoires qu’on arrivait là préparé à jouer son rôle, et que l’envie d’entrer en scène n’y laissait pas toujours à la conversation la liberté de suivre son cours facile et naturel. C’était à qui saisirait le plus vite et comme à la volée le moment de placer son épigramme, son récit, son fait divers, sa sentence ou son trait léger et piquant, et, pour amener l’à-propos, on le tirait quelquefois d’un peu loin.

Marivaux, qui ne manquait pas d’affinités avec les précieux et les précieuses, fut plus indulgent pour ce salon. Il fut ravi d’y trouver « un ton de conversation excellent, exquis, quoique simple ». Il y savoura tout de suite « une science qui lui était totalement inconnue ». Longtemps après, écrivant la Vie de Marianne ou les aventures de la comtesse de…, il ne pouvait s’empêcher de peindre, sous un nom supposé, dans la quatrième partie de ce roman, le salon de la marquise de Tencin.

Il apportait, dans les conversations du monde, un continuel esprit de finesse, qui fatiguait parfois ses auditeurs autant que lui-même. Son amour-propre délicat était toujours sur le qui-vive, mais il marquait la plus libérale attention à ménager la vanité des autres. Il savait écouter, et n’ignorait pas qu’un air distrait offense toujours celui qui parle. Ennemi de l’affectation, il ne disait que ce qu’il pensait et sentait. Il croyait être simple en restant fidèle à soi-même. Il parlait comme les personnages de ses comédies, et il jugeait, comme le marquis de Vauvenargues, que l’esprit de singularité plaît quand il est naturel. Il devint auteur en essayant de mettre sur la scène la conversation naturellement raffinée des gens d’esprit.

C’est seulement en 1720 qu’il donna au Théâtre-Italien sa première comédie, intitulée l’Amour et la Vérité faite en collaboration avec un certain chevalier de Saint-Jory. Jusqu’alors, il s’était contenté de causer, de regarder et de jouir, en bonne compagnie, de la douceur de vivre. S’il écrivait, c’était uniquement pour son plaisir ou pour celui de ses amis. En ce temps, il était ce que l’on appelle, en style de gens de lettres, un « amateur ». Retenons ce titre : l’Amour et la Vérité. Ce sont les deux ennemis que Marivaux entreprit, toute sa vie, de réconcilier.

Il rima pour le Mercure galant, en septembre 1717, un Portrait de Climène, ode anacréontique. Il publia, dans le même recueil, en 1719, des « pensées » Sur la clarté du discours et sur la pensée sublime. Il disserta « sur la populace, les bourgeois et les marchands, les hommes et les femmes de qualité », et montra, dans ces premières esquisses, la finesse ingénue qui devait, plus tard, être la marque de ses écrits.

Il composa aussi des parodies. Dans le cercle où il vivait, cercle de blasés et de sceptiques, on faisait profession de haïr le romanesque. Marivaux le haïssait aussi, mais pour des raisons qui n’étaient peut-être pas celles de tous ses contemporains ni de toutes ses contemporaines. L’artifice dans l’amour lui déplaisait. La passion lui paraissait incompatible avec la fausseté volontaire ou instinctive. C’est pour plaider la cause de la sincérité amoureuse qu’il rédigea, en 1712, non sans effort, un Pharsamon ou le Don Quichotte moderne dont les plaisanteries paraissent aujourd’hui aussi fanées que celles du Berger extravagant. On voit dans ce récit, laborieusement burlesque, une critique des romans exaltés qu’aimaient autrefois les seigneurs et les dames de l’hôtel de Rambouillet. C’est l’histoire interminable d’une jeune fille, nommée Clorine, qui est fort malheureuse, et qui, depuis la mort d’un amant, adoré, ne peut souffrir la société de ses semblables. Elle vit dans un château dont la solitude s’accorde avec son chagrin. D’autre part, un jeune gentilhomme, qui s’appelle Pharsamon, occupe ses journées chez un vieil oncle, à lire des romans de chevalerie, qui lui mettent la cervelle à l’envers. Il en devient furieusement romanesque, et ne rêve que rigueurs, martyres, sublimes tourments, froideurs cruelles, héroïques exploits. Pharsamon rencontre Clorine, et il l’aimerait aussitôt s’il ne se piquait de fidélité pour une certaine Cidalise, personne ridicule dont il voudrait faire la dame de ses pensées. Finalement, le héros dégrisé épouse une veuve un peu mûre. Bref, c’est un badinage froid. Il y manque non seulement la puissance épique d’un Cervantès, mais encore l’agilité narrative d’un Lesage. C’est une plaisanterie sans gaieté. Notons seulement, dans cette œuvre si imparfaite, une nouvelle trace de cette méfiance, de cette crainte d’être dupe qui rendit Marivaux si sévère pour les grâces étudiées de la « Jeune fille au miroir ». D’ailleurs, il n’aimait pas ce qui est déraisonnable. « L’esprit sage, disait-il, est en même temps l’esprit sublime, car il n’y a de sublimité que dans les bons esprits. »

Marivaux écrivit encore dans ses années d’apprentissage (1713-1717) d’autres œuvres peu dignes de mention. Que dire du roman qui s’intitule les Aventures de *** ou les effets surprenants de la sympathie ? Que dire de la Voiture embourbée récit traînant que l’auteur n’eut même pas le courage d’achever ? Le moyen de lire sans bâiller l’Iliade travestie en douze livres et en vers, et que le duc de Noailles, à qui elle est dédiée, ne lut probablement jamais ?

Le premier morceau de prose qui ait attiré sur Marivaux l’attention de ses contemporains et de ses contemporaines, est une sorte de chronique allongée qui s’intitule le Triomphe du Bilboquet ou la Défaite de l’Esprit, de l’Amour et de la Raison. C’était une satire assez ingénieuse contre une de ces modes bizarres dont la contagion se répand de temps en temps, parmi les gens du monde, troublant l’intelligence de ceux qui en ont, et achevant d’abêtir ceux qui n’en ont pas. En 1715, le jeu du bilboquet faisait fureur dans la société française. À la ville, à la campagne, on ne jouait qu’au bilboquet. Une actrice, très fantasque et par conséquent adorée du public, Mlle Desmares, jouait au bilboquet tout en donnant la réplique aux héros de tragédie et cela faisait rire le parterre. Bref, c’était un fléau qui menaçait de devenir mortel à la conversation des hommes et des femmes. Marivaux, qui prenait tout au sérieux, écrivit un réquisitoire contre le bilboquet : 1o au nom de l’esprit, que ce fâcheux engin supprimait sans le remplacer ; 2o au nom de l’amour, à qui ce jeu enlevait de précieux instants ; 3o au nom de la raison, qui conseille aux hommes et aux femmes de varier leurs plaisirs. Inutile d’ajouter que ces justes remarques, fort approuvées par les salons, ne changèrent rien à la mode. Le jeu du bilboquet, comme toutes les manies passées, présentes et à venir, ne mourut que de sa belle mort. « Ô gens du monde, a dit Marivaux, que vous êtes de pauvres gens ! »

Pourquoi ce moraliste délié, qui n’était pas fait pour le genre solennel, s’avisa-t-il de rivaliser avec Campistron et de rimer, en cinq actes, une tragédie d’Annibal ? Sans doute pour se conformer à cet usage qui voulait alors qu’un jeune homme bien né fît, au sortir du collège, une tragédie. Cela vous poussait dans le monde. On ne risquait plus de n’être pas pris au sérieux. Cela prévenait en votre faveur les hommes déjà vieux et les femmes encore jeunes, deux sortes de personnes dont on obtient communément l’estime par les mêmes moyens.

Marivaux, ne pouvant échapper, même dans la tragédie, à la pente où l’inclinaient ses goûts, fit un Annibal ingénieusement amoureux. Il ne s’est pas soucié de nous peindre, en son attirail de guerre,

Le chef borgne, monté sur l’éléphant Gétule.

Chez lui, le vieux général carthaginois marivaude. Il est raisonnablement épris de Laodice, fille du roi Prusias, son hôte. Or, cette princesse le trouve trop grisonnant ; elle ne ressent, pour ce guerrier, qu’une respectueuse admiration. Elle aime Flaminius, ambassadeur romain, diplomate jeune et distingué. Voilà le fond de l’intrigue. La scène est à Nicomédie, dans le palais de Prusias.

L’auteur se faisait quelques illusions sur la fortune de cette pièce. « Je la sentais, dit-il, susceptible d’une chute totale ou d’un grand succès : d’une chute totale, parce que le sujet en était singulier et, par conséquent, courait risque d’être très mal reçu ; d’un grand succès, parce que je voyais que, si le sujet était saisi, il pouvait faire beaucoup de plaisir. »

La vérité est qu’Annibal, représenté sur la scène des Français, le 16 décembre 1720, n’eut pas même les honneurs d’une chute retentissante. Cette tragédie dura l’espace de quatre représentations et disparut de l’affiche. Elle reparut plus tard avec succès. Mais c’était dans le temps où Marivaux était académicien. On se crut alors tenu de l’applaudir.

Une féerie, intitulée Arlequin poli par l’amour fut le premier succès de Marivaux dans le genre qui devait illustrer son nom. Il commença dès lors à parler d’amour exclusivement, et ce fut, pendant quarante années, jusqu’à sa mort, son principal entretien.

La comédie d’Arlequin poli par l’amour fut représentée pour la première fois par les comédiens italiens, le 18 octobre 1720, et obtint douze représentations, ce qui était jadis un chiffre fort honorable.

Le chef de la troupe des Italiens était alors le célèbre acteur Riccoboni, plus connu sous le nom de Lelio, homme d’esprit et de science, écrivain à ses heures, et qui a laissé d’intéressantes dissertations sur l’art dramatique. Riccoboni avait entrepris de tirer le Théâtre-Italien de l’état de corruption où il était tombé, et qui avait décidé la police royale, en 1697, à interdire ses représentations. Il avait fait jouer à Venise le Menteur de Corneille, la Princesse d’Élide de Molière, le Chevalier à la mode de Dancourt, l’Homme à bonnes fortunes de Baron. — Il entendait que la comédie italienne ne fût plus un théâtre de farce. Il voulait substituer des pièces achevées et écrites aux gaudrioles insipides, aux pantalonnades, souvent grossières, sur lesquelles s’exerçait, avant lui, l’improvisation volontiers triviale de ces Arlequins et Pierrots d’Italie, qui étaient mimes et bouffons autant que comédiens.

Tandis que Lesage devenait, pour ainsi dire, le fournisseur attitré du théâtre de la Foire, Marivaux fut, avec Autreau, Fuzelier, Delisle, un de ceux qui travaillèrent le plus pour Riccoboni. Il ne lui donna pas moins de dix-neuf ouvrages. Il avait d’ailleurs trouvé sur la scène de la rue Mauconseil, restaurée en 1716 par le Régent, une comédienne faite à souhait pour représenter ses amoureuses et pour donner la réplique à Lelio.

Giovanna-Rosa Benozzi, surnommée Silvia, était une femme brune, aux yeux bleus, au teint clair. Son visage n’avait point cette régularité harmonieuse d’où résulte la beauté ; mais nul ne résistait à son charme. Au témoignage de ceux qui l’ont connue, sa taille élégante, son air noble, l’aisance de ses manières, son affabilité riante, l’agrément de son esprit lui attiraient, bien qu’elle ne fût qu*une comédienne, ce genre d’hommages que l’on réserve ordinairement aux femmes du monde. Sa loge était fort recherchée. On y venait pour causer. Son jeu était plus spontané que savant. Nul professeur de Conservatoire ne lui avait enseigné la mécanique des gestes traditionnels ni la routine des inflexions recommandées par le gouvernement. Elle jouait au naturel, avec un air de finesse naïve. Beaucoup de personnes la préféraient à la brune Quinault, à la blonde Balicourt, à la belle Clairon, à la jeune Gaussin, toutes de la Comédie-Française. Au rebours de la plupart de ses camarades, elle comprenait ce qu’elle débitait. Sa connaissance du cœur humain l’aidait à discerner et à rendre les nuances de ses rôles. Elle jouait de préférence les Isabelles, sorte de personnage qui était fait de coquetterie, d’intrigue, de fantaisie, d’aventure et parfois de remue-ménage endiablé. Isabelle était souvent travestie. Elle apparaissait sous le pourpoint noir de Scaramouche, affublée de la soubreveste d’un garde-française, harnachée de la bandoulière d’un dragon, empanachée comme un mousquetaire ou gentiment pincée dans le dolman hongrois d’un housard. C’est pour Silvia-Isabelle que Marivaux composa, dans la Fausse Suivante, le rôle de la jeune veuve déguisée en chevalier.

Il y eut rarement plus d’affection entre un auteur et une comédienne. La façon dont ils se parlèrent pour la première fois mérite d’être rapportée.

C’était au printemps de 1722. Silvia venait de jouer la Surprise de l’Amour et la pièce avait réussi. Cependant, elle se plaignait de « ne point saisir toute la finesse de son rôle ». Elle désirait connaître l’auteur, afin d’être initiée à toutes les nuances de sentiment et de pensée qu’elle voulait atteindre. Un soir, on frappe à la porte de sa loge. C’est un admirateur qui désire lui présenter ses compliments. La conversation s’engage précisément sur la Surprise de l’Amour.

« C’est une comédie charmante, dit Silvia, mais j’en veux à l’auteur : c’est un méchant de ne pas se faire connaître, nous la jouerions cent fois mieux s’il avait seulement daigné nous la lire. »

L’autre alors, prenant une des scènes les plus jolies de cette pièce, se mit à la lire avec de légères inflexions, qui exprimaient à merveille les moindres sentiments des personnages.

« Ah ! monsieur, s’écrie la comédienne. Vous êtes le diable ou vous êtes l’auteur. »

Ce n’était point le diable, c’était l’auteur, Marivaux en personne, qui, selon l’usage des gens du monde, n’avait point voulu faire imprimer son nom sur l’affiche, et qui se trouvait ainsi découvert.

Dès lors, une amitié durable s’établit entre Marivaux et l’agréable Silvia. On ne sait s’ils allèrent plus loin que l’amitié. On ignore si cette sympathie mutuelle devint une liaison dangereuse. Silvia (quoi qu’en ai dit Sainte-Beuve qui se porte garant de sa vertu), Silvia n’était point farouche, et son mari, un comédien nommé Balletti, le « Jaloux » de la troupe, lui faisait souvent des reproches qui semblaient justifiés. Elle n’était sans doute pas plus cruelle que la brune Sidonie, chère à M. de la Bédoyère, ou que la pétillante Coraline, délices du prince de Monaco. Cette conquête parut peut-être trop facile à Marivaux, dont le raffinement dédaignait sans doute les menus bénéfices du métier d’auteur.

Marivaux préférait la simplicité des comédiens italiens, bons garçons et bonnes filles, à la solennité quasiment officielle, et au sans-gêne gourmé des comédiens français. Il n’eut pas à se louer de Mlle Quinault, ni de Dufresne, ni même du sieur Minet, copiste et souffleur de la Maison de Molière. Dans cet aréopage, les moucheurs de chandelles eux-mêmes le prenaient de haut avec les gens.

L’auteur de la Surprise de l’Amour ne donna que dix pièces au Théâtre-Français. Le Dénouement imprévu, représenté le 2 décembre 1724, est un petit acte un peu timide, dont le succès dut être médiocre. La première représentation des Serments indiscrets ne put être achevée, le 8 juin 1732, tant le tumulte des siffleurs était effroyable. On siffla depuis le commencement du second acte jusqu’à la troisième scène du cinquième. On fit détaler les acteurs à force de crier. On a su, depuis, que Voltaire était pour quelque chose dans cette cabale. Le Petit-Maître corrigé (6 novembre 1734) fut interrompu non seulement par des sifflets retentissants, mais par des paquets de clefs secouées. Ce soir-là, le parterre, au dire d’un témoin, fit un vacarme tel, « qu’on n’aurait pas entendu Dieu tonner ».

Le Legs fut représenté, sur le même théâtre, en juin 1736, avec plus de succès. La Surprise de l’Amour (1727), le Jeu de l’Amour et du Hasard (1730), l’École des Mères (1732), les Fausses Confidences (1737), l’Épreuve (1740) ne furent accueillis sur la scène des Français, rue des Fossés-Saint-Germain, qu’après avoir paru d’abord chez les Italiens de l’hôtel de Bourgogne.

Les échecs de Marivaux furent nombreux. Le parterre préférait évidemment à ses fines quintessences les vins durs et épais qui grattent le palais et piquent la langue. Et puis, l’auteur de la Méprise n’allait pas, dans les cabarets et dans les casernes, recruter, comme le fit impudemment le sieur Marmontel, une claque de mousquetaires. Il faisait d’ailleurs amende honorable, toutes les fois qu’il le devait, avec sa bonne grâce habituelle. Il était modeste. Quand une pièce de lui n’avait pas réussi, il s’en attribuait bonnement le reproche, au lieu de s’emporter bruyamment contre le public. Il discutait peu avec ses détracteurs. Il n’aimait pas ces sortes de « procès par écrit » qui, selon le mot si juste de Voltaire, « condamnent les deux parties au ridicule ».

« J’ai eu tort, dit-il, en parlant de l’Île de la Raison, comédie en trois actes, représentée par les comédiens français, le 20 septembre 1727, j’ai eu tort de donner cette comédie-ci au théâtre. Elle n’était pas bonne à être représentée, et le public lui a fait justice en la condamnant. Point d’intrigue, peu d’action, peu d’intérêt ; ce sujet, tel que je l’avais conçu, n’était point susceptible de tout cela : il était d’ailleurs trop singulier ; et c’est sa singularité qui m’a trompé : elle amusait mon imagination. J’allais vite en faisant ma pièce, parce que je la faisais aisément. » Cette œuvre était, en effet, bien plus une amusette de salon qu’une pièce de théâtre. Elle plut à la lecture et déplut sur la scène. C’est assez le sort ordinaire des divertissements mondains, moins faits pour la représentation publique, que pour le répertoire des châteaux.

L’Île de la Raison transportait les spectateurs en de trop bizarres contrées. On voyait , dans cet ouvrage, imitation peu adroite de l’immortel Gulliver, on voyait, après un prologue d’une rare froideur, huit Européens (dont un Gascon) qui abordaient dans une île déserte. Ces huit Robinsons deviennent soudain aussi petits que des Lilliputiens. Pourquoi ? C’est que, dans le pays où le sort les a poussés, on rapetisse dès qu’on cesse d’être raisonnable. Voilà pourquoi la comtesse et sa suivante (qui sont, coquettes), le Gascon (qui est hâbleur), le médecin (qui est morticole), le poète (qui est « laxatif »), le courtisan (qui est naturellement perfide), Blaise, le paysan (qui est cupide et ivrogne), cessent, comme par enchantement, d’être visibles à l’œil nu.

Cette « fiction », malgré quelques jolis traits, semés çà et là, ne pouvait que déconcerter le public et l’ennuyer. Il n’en faut retenir qu’une preuve nouvelle de cette ténacité de l’esprit et du cœur, avec laquelle Marivaux faisait profession de s’attacher à la Raison.

Il est toujours malaisé d’ailleurs de dire si l’échec d’une pièce de théâtre doit être attribué à l’inhabileté de l’auteur ou à la malice du public. Marivaux écrivit toujours un peu trop vite. Il poussait la sincérité jusqu’à s’interdire les brouillons et les ratures. Mais la malveillance de ses contemporains lui nuisit tout autant que ses propres défauts. Au siècle passé, comme aujourd’hui, le public des « premières » était une majorité d’oisifs, de critiques, d’envieux, de nouvellistes et de sots. Marivaux, comme tous les hommes de talent, avait beaucoup d’imbéciles à ses trousses, et les imbéciles, lorsqu’ils sont ensemble, réussissent tout au moins à faire du bruit. Marivaux avait, à ses débuts, un grave tort aux yeux de ses confrères. Il était riche, estimé, homme de belles manières et de bonne compagnie. Voilà plus qu’il n’en faut pour provoquer, sans le vouloir, des insurrections de plumes grincheuses et des tempêtes de sifflets.

Ses idylles mondaines, considérées comme des tableaux de genre, furent d’abord sacrifiées à des œuvres plus solennelles, dont personne à présent ne se souvient plus.

Marivaux supportait toutes les disgrâces avec cette philosophie souriante, qui semble avoir passé de son âme à lui dans celle de ses personnages préférés. Il dédaignait les injures, et ne répondait guère aux critiques que par de courts avertissements, insérés dans l’édition complète de ses œuvres. Il n’engageait jamais de polémiques personnelles. « Presque aucune de mes pièces n’a bien pris" d’abord, disait-il, leur succès n’est venu que dans la suite. Je l’aime bien mieux de cette manière-là. » Il comptait naïvement sur la postérité, qui en effet lui a rendu justice. « Quelques vertus, disait-il, quelques qualités que l’on ait, par quelque talent qu’on se distingue, c’est toujours, en fait de célébrité, un grand défaut que de vivre. Je ne sache que les rois qui, de leur temps même, et pendant qu’ils règnent, aient le privilège d’être d’avance un peu anciens. Encore l’hommage que nous leur rendons alors est-il bien inférieur à celui qu’on leur rend cent ans après eux. On ne saurait croire jusqu’où va là-dessus la force, le bénéfice et le prestige des distances. »