Marie ou l’esclavage aux États-Unis/16

Charles Gosselin (p. 181-216).


LE DRAME.

« O mon Dieu ! quel bonheur ! s’écria Marie en voyant le rivage. Son énergie morale eût été incapable d’un plus long effort. Je la saisis dans mes bras et la déposai dans une pirogue indienne ; je me plaçai près d’elle comme j’étais en passant la rivière des Sables. « Mon ami, me dit alors Marie avec tendresse, pardonne-moi,… je t’ai affligé… j’ai cru, pendant toute cette journée, qu’un destin funeste s’opposait à notre arrivée dans ces lieux… j’avais tort ; car tu es mon bon ange, et tu me guidais… Oh ! je sentais mon corps défaillir et mon âme se briser… mais je ne souffre plus et je n’ai que des pensées de bonheur… »

Ces paroles versaient la joie dans mon cœur, et j’aspirais au rivage comme au terme de toutes nos douleurs.

« Vois, me disait Marie, en me montrant notre futur empire, vois comme nous serons dans cette contrée lointaine… Oui, les eaux de la Saginaw sont encore plus pures, plus paisibles, que celles de la rivière des Sables ; l’air est ici plus doux ; cette terre est plus embaumée ; et voilà que l’astre des nuits, notre bon génie du désert, se lève et brille de tout son éclat… »

Et disant ainsi, Marie portait ses regards vers le ciel. « Dieu ! » s’écria-t-elle tout-à-coup d’une voix effrayée, et ses yeux, redescendus à terre, se cachèrent entre ses deux mains.

En ce moment, le disque rouge et enflammé de la lune sortait des ombres de la forêt et semblait en montant, s’appuyer sur la cime des arbres… On le voyait s’élever et grandir… il s’avançait sur nous semblable à un spectre de sang…

Cette image terrible avait frappé l’esprit de Marie, et le cri d’effroi qu’elle s’efforça vainement de contenir fut encore la voix d’un sinistre pressentiment.

En arrivant au but tant désiré, Marie avait senti renaître en elle une énergie surnaturelle qui ne fut point de longue durée. Je ne sais si sa force s’affaiblit en même temps que sa foi dans l’avenir ; mais je la vis presque aussitôt tomber dans un grand abattement.

Je me trouvai alors livré à des embarras que l’imagination ne saurait concevoir.

Nelson n’était point à Saginaw. Le bateau qui le portait, lui et les Cherokis, n’avait pas encore paru, et des Indiens Ottawas, naturels du pays, m’assurèrent qu’aucun étranger n’avait, depuis un temps très-long, abordé dans cette contrée.

Ce contre-temps fut pour Marie et pour moi une source de chagrins et d’inquiétude ; il rendit aussi plus difficile notre situation. Nelson devait nous préparer un asile qui nous manqua. Je me mis à l’œuvre aussitôt. Mais je ne sais quel eût été notre sort si, en attendant que notre cabane fût élevée, nous n’eussions pas trouvé l’abri d’un toit hospitalier.

Saginaw, où vous voyez en ce moment deux habitations édifiées avec quelque soin, n’en possédait alors qu’une seule de grossière construction, et que nous trouvâmes occupée par un Américain canadien d’origine. Cet homme parut joyeux de nous voir, et, me reconnaissant à cet air de famille qu’ont tous les Français : « Vous venez, me dit-il, de la vieille France ? » Il était né parmi les Indiens, dont il avait pris presque toutes les mœurs. La chasse et la pêche suffisaient à ses besoins, et il trouvait un charme extrême dans une vie toute de liberté sauvage.

Comme nous arrivions il était sur le point de partir ; il se rendait aux environs du fort Gratiot pour la chasse du ramier ; il nous offrit sa cabane et nous engagea d’y rester jusqu’à ce que j’en eusse construit une autre. Je lui proposai de l’acheter, laissant à sa bonne foi le soin d’en fixer le prix ; mais il n’écouta point ma demande, et me dit pour toute réponse qu’il aimait ce lieu, qu’il y était né, et qu’il y passerait le reste de ses jours.

Ainsi se retrouve jusqu’au fond du désert le caractère des nations.

L’Américain de race anglaise ne subit d’autre penchant que celui de l’intérêt ; rien ne l’enchaîne au lieu qu’il habite, ni liens de famille, ni tendres affections… Toujours prêt à quitter sa demeure pour une autre, il la vend à qui lui donne un dollar de profit.

Non loin de là vous voyez l’homme de sang, français s’attacher à sa terre natale, chérir le pays où ses pères ont vécu, aimer pour eux-mêmes les objets qui l’environnent, et préférer ces choses de valeur tout idéale aux froides jouissances de la richesse.

J’acceptai son offre, et ne pus le déterminer à recevoir le prix du service qu’il me rendait.

Nous avions un asile… mais tout était encore obstacle et misère autour de nous.

Marie fut, dès le premier jour, saisie d’une fièvre particulière à ce pays, et qui manque rarement d’atteindre les étrangers nouvellement arrivés ; il fallait que je me partageasse entre les soins nécessaires à mon amie et les travaux qu’exigeait la construction de notre demeure. La cabane du Canadien, toute précieuse qu’elle était dans notre détresse, ne nous offrait d’ailleurs qu’un imparfait asile ; elle se composait de pièces de bois, mal jointes entre elles, à travers lesquelles l’humidité des nuits pénétrait comme la chaleur des jours. Une foule d’insectes s’y introduisaient : les uns, imperceptibles, nous révélaient leur présence par la douleur de leurs piqûres ; les autres, voltigeant par essaims, montraient à nos yeux leur corps grêle, armé d’un long aiguillon, et fatiguaient nos oreilles d’un perpétuel bourdonnement ; tous nous livraient sans relâche une guerre impitoyable et troublaient cruellement le repos de Marie.

La nourriture grossière à laquelle nous étions réduits n’avait rien qui pût altérer une santé robuste ; mais la faiblesse de Marie, sa maladie, ses habitudes, rendaient nécessaires des aliments délicats dont nous étions tout-à-fait dépourvus.

Tout nous manquait dans ce désert : le médecin le plus proche était à Détroit, et je voyais Marie languissante, sans pouvoir offrir le moindre soulagement à ses maux.

Nous ne pouvions cependant songer à quitter ce lieu ; il eût fallu regagner Détroit pour trouver quelque secours ; nous n’avions aucun moyen d’y retourner par eau, et c’eût été folie que de tenter une seconde fois le long voyage aux fatigues duquel Marie avait si difficilement résisté.

Je comptais les jours par mes tourments ; car, au désert, toutes les divisions établies dans le temps disparaissaient ; plus de mois, plus de semaines, plus d’heures. Au bout d’un temps très-court, l’ordre des jours se perd entièrement ; et alors il s’en fait un autre qui est celui des bons et des mauvais, des ciels purs et des orages… et puis quand un affreux malheur a empoisonné la vie, ce n’est plus qu’un long temps de misère et d’ennui, une suite de gémissements, échos de la première douleur, qui se répètent à l’infini, et ne meurent que sous la pierre du sépulcre.

Quel que fût mon chagrin, mon cœur se refusait à concevoir de grave, inquiétudes. Nelson arriverait bientôt ; bientôt aussi Marie aurait un asile mieux défendu contre les injures du dehors. Tout son mal provenait sans doute d’une suite de jours écoulés sans repos ni sommeil, et céderait à quelques nuits de paix profonde… et alors combien nous serions heureux ?

Cependant c’était déjà un grand malheur que ce trouble des premiers jours qui nous enlevait le charme inestimable des premières impressions.

Etrange aveuglement ! ma plus grande peine n’était pas de prévoir des infortunes, mais d’avoir perdu des joies !

Je contemplai en face les obstacles que j’avais à vaincre, et m’armai, pour les combattre, de cette énergie morale que donne seule la foi dans le succès.

Je travaillais à notre cabane pendant tout le temps que je ne passais pas auprès de Marie.

J’étais secondé dans ma tâche par Ovasco, dont le dévouement ne saurait se décrire. Ce fidèle serviteur semblait se multiplier lui-même pour faire face à toutes les difficultés.

Au milieu de ces rudes travaux et des sueurs qu’ils me coûtaient, je trouvais un charme secret à penser que tout, dans notre bonheur, serait mon ouvrage.

Cependant, quels que fussent mes efforts, l’œuvre que j’avais entreprise demandait plus de temps que je ne pensais. L’état de Marie devenait plus alarmant ; son pouls annonçait une agitation croissante. Elle ne faisait pas entendre une seule plainte ; mais, sous le voile du sourire errant sur ses lèvres, il était facile d’apercevoir un sentiment de tristesse profonde.

Elle me dit un jour avec tendresse : « Ludovic, tu prends bien de la peine pour préparer notre demeure ? »

Une autre fois : « Tu me quittes, me dit-elle, pour travailler à la chaumière… Ah ! je t’en conjure, reste près de moi… qui sait l’avenir ? »

Je repoussai loin de moi l’affreuse pensée dont ces paroles contenaient le germe. Cependant le changement de saison vint aggraver mes inquiétudes et mes tourments… Dix jours environ s’étaient écoulés depuis notre arrivée à Saginaw, et les chaleurs du mois de juin commençaient à se faire sentir. Pénétrée par les rayons d’un soleil brûlant, assaillie par des nuées de moucherons dont une température embrasée semblait accroître le nombre et la malignité, notre petite cabane devint le théâtre d’une misère dont je ne pourrais vous tracer le tableau… Je faisais de vains efforts pour éloigner de Marie les innombrables ennemis qui bruissaient autour d’elle ; ils étaient plus prompts à renaître que moi à les anéantir ; et je voyais le beau front de mon amie tout saignant de la morsure de ces vils insectes… je passais ainsi les jours et les nuits veillant auprès de ma bien-aimée, et m’efforçant de soulager par mes soins ses ennuis et sa douleur.

Pendant ce temps, Ovasco travaillait sans relâche à la cabane, qui était près de s’achever. Pour comble de malheur, il fut lui-même attaqué de la fièvre du pays, et alors je me trouvai seul, sans appui, entouré de maux qu’il me fallait contempler sans cesse, et que je ne pouvais adoucir.

L’idée d’une affreuse catastrophe avait été long-temps sans pouvoir pénétrer dans mon âme. Chose étrange ! lorsqu’on possède un bien plus cher que la vie, et qu’on en jouit tranquillement, on est prompt à concevoir des craintes chimériques, et, si un grand péril de le perdre se présente, on fait autant d’efforts pour ne pas voir le danger réel, qu’on en faisait auparavant pour apercevoir des dangers imaginaires. Tel est l’ordre et la justice du ciel. L’heureux est troublé dans sa joie par la terreur de l’infortune, et le pauvre, consolé dans sa misère par des illusions de félicité !

Cependant les paroles de Marie, dont le souvenir revenait à ma mémoire, l’aspect des souffrances qu’elle endurait sous mes yeux, et peut-être aussi l’opiniâtreté du sort à contrarier tous mes desseins, jetèrent le trouble dans mon âme… Une lueur fatale m’apparut… et tout mon corps se couvrit d’une sueur glacée… Je fis un effort pour rappeler à moi ma raison, que je sentais s’égarer, et je dis à Marie :

« Ma bien-aimée, dans quelques jours notre nouvelle demeure sera prête a te recevoir… alors la présence de Nelson manquera seule à notre bonheur… S’il s’était avancé sans guide dans ces contrées désertes, nous devrions concevoir de grandes inquiétudes : mais que pouvons-nous craindre, le sachant entouré d’Indiens qui l’aiment, le révèrent, et pour lesquels le plus beau pays est aussi le plus sauvage ? Espérons qu’il sera bientôt rendu à nos vœux… Mais, mon amie, je demande encore au ciel une chose qui m’est plus chère que tous les biens de ce monde : c’est la fin de tes souffrances… Nous ne savons point le remède qui peut te guérir ; le secours d’un médecin nous est nécessaire ; je vais aller le chercher à Détroit ; j’y arriverai dans deux jours, et, deux jours après, je serai de retour ici, ramenant avec moi l’homme dont la science te sauvera. Pendant mon absence, notre fidèle Ovasco demeurera près de toi ; quoique souffrant lui-même, il retrouvera des forces pour donner des soins à sa bonne maîtresse. »

Ovasco, qui était là, ne put entendre ces paroles sans attendrissement ; Marie m’écoutait avec tous les signes d’une émotion profonde… elle resta silencieuse, parut réfléchir beaucoup ; enfin d’une voix altérée :

« Mon ami, me dit-elle, ne me quitte pas… je t’en conjure… quatre jours d’absence… c’est bien long !… non… Ludovic… non… il faut rester… »

Et son regard, fixé sur moi, prit une expression indicible de tendresse et de mélancolie.

Je tentai de lui faire comprendre combien il serait insensé de céder à un mouvement de faiblesse qui ruinerait notre avenir, tandis qu’un sacrifice de quelques jours assurerait notre bonheur.

Mais je trouvai en elle une résistance d’instinct contre laquelle ma raison était sans puissance.

« Mon bien-aimé, me disait-elle, je t’en supplie, ne m’abandonne pas ; tu sais combien est fragile la liane séparée du rameau qui la protège… Ludovic, loin de toi, je serai plus faible encore… ta présence seule me soutient… si tu t’éloignes, je me briserai… »

L’accent dont elle prononça ces paroles était déchirant.

Troublé par ce langage d’autant plus désolant qu’il avait toute l’amertume du désespoir, sans la violence qui l’exagère, je tombai à genoux au chevet du lit de Marie… incapable d’articuler un seul mot, je saisis la main de mon amie, et l’arrosai d’un torrent de larmes ; jamais la douleur n’avait ainsi abondé dans mon âme.

Quand cet orage fut passé, je relevai mon front abattu… mais je ne retrouvai la raison qui m’avait fui que pour comprendre toute l’horreur de la situation et l’excès de ma misère.

Les illusions de l’infortune, qui abusent de l’espérance, m’avaient toujours voilé la véritable position de Marie. Elle-même s’était plu constamment à me tromper sur son état. Quand je lui parlais de notre bonheur à venir, elle versait des pleurs que je croyais sortis d’une source de joie. Si je l’entretenais de ses souffrances, elle était prompte à changer le sujet de notre conversation ; oublieuse de ses maux, elle usait toutes ses forces à distraire ma peine, et, tandis qu’elle se consumait dans de cruelles douleurs, c’était elle encore qui me donnait des consolations.

Quelle fut ma stupeur, lorsque, arrêtant mes regards sur cette main chérie que je pressais dans un transport de désespoir et d’amour, je la vis desséchée par une affreuse maigreur.

La lumière qui m’apparut fut celle de l’éclair qui brille du même feu que la foudre qui tue. Le corps de mon amie était tout entier dévoré par le mal… sa figure seule n’avait point subi les mêmes ravages, et conservait, malgré son altération, tous les signes d’une force à peine ébranlée ; soit que l’énergie de son âme se peignit toute dans son regard, soit que l’irritation de la fièvre fit refluer vers le visage le peu de sang et de vigueur qui restaient dans ce faible corps.

Ainsi s’offrait sans voile à mes regards la triste réalité. Tel était donc l’effet de ces longs jours passés sous un soleil brûlant ; de ces nuits plus longues encore, écoulées parmi les douleurs, sans sommeil, sans repos, sans abri, et dans les angoisses toujours croissantes d’une veille qui ne finissait point ! !

Cependant, témoin de cette scène, Ovasco me dit : « Mon bon maître, vous ne pouvez quitter ce lieu ; laissez-moi partir pour Détroit ; j’en reviendrai bientôt avec l’homme dont le secours nous est nécessaire. »

Comme il me voyait hésitant à accepter cette offre de son dévouement, que son état de maladie rendait imprudente : « Oh ! ajouta-t-il, je me sens mieux ; l’idée de sauver ma chère maîtresse me rend toutes mes forces. — Fidèle serviteur, lui répondis-je, c’est aussi ma vie que tu sauveras. »

J’ignore si un effort extraordinaire de l’âme ne peut pas assoupir les plus cruelles douleurs et ranimer subitement une vigueur éteinte ; mais je vis Ovasco, après avoir reçu mes embrassements, passer le fleuve dans une barque, et tout aussitôt traverser, avec la vitesse de l’élan, la prairie qui couvre la rive opposée.

Ici Ludovic s’interrompit ; sa physionomie mélancolique se couvrit d’un nuage de tristesse encore plus sombre ; et, après un instant de silence, il reprit en ces termes :

« Hélas ! jusqu’à ce jour je vous ai dit des malheurs ; maintenant j’ai à vous raconter des infortunes qui ne se décrivent point.

Le jour qui suivit le départ d’Ovasco, j’éprouvai toutes les émotions que donne une fausse joie : je vis arriver à Saginaw une troupe considérable d’Indiens, dont le costume et l’aspect extérieur étaient en tous points semblables à ceux des Cherokis. Je ne doutai pas que ce ne fussent les compagnons de Nelson, et, persuadé que celui-ci était parmi eux, je m’empressai d’aller à sa rencontre. Cependant je ne reconnaissais aucun des visages que je voyais de près, et bientôt j’eus la certitude que ces Indiens, quoique appartenant à la tribu des Cherokis, n’étaient point ceux que nous attendions.

Tandis que je les observais, je fus témoin d’une scène qui devint pour moi l’occasion d’une révélation terrible…

L’arrivée des Cherokis avait mis en émoi toute la tribu des Ottawas qui occupe Saginaw et les environs… Ceux-ci comprenaient combien leur serait funeste la présence de ces nouveaux venus sur un territoire qui déjà fournissait à peine des moyens d’existence à ses anciens habitants… Le plus grand nombre dissimula son ressentiment… Mais quelques-uns n’eurent point la prudence de le cacher…

— « Tu prends nos terres, dit un Indien Ottawa à un chef des Cherokis…

— « Les forêts du Michigan, répond celui-ci, ne sont elles pas assez grandes pour nous contenir tous ?

— » Non, répliqua le premier ; nous sommes déjà serrés dans cette rentrée, et tu n’y dresseras pas ta hutte ! »

Et, en disant ces mots, il fit un geste menaçant… « Misérable ! s’écria son adversaire, tu ne connais donc pas Mohawtan ?… » Et, au même instant, saisissant son tomahawk, il étendit à ses pieds l’Indien Ottawa…

Cet acte de violence excita une grande rumeur parmi les Ottawas… Je ne le vis point sans un sentiment d’horreur… Cependant les dernières paroles du Cherokis réveillèrent des souvenirs dans mon esprit, et je me rappelai que Georges, en me racontant les persécutions qu’avait souffertes Nelson dans la Géorgie, m’avait parlé d’un chef indien du nom de Mohawtan, renommé pour sa valeur, et qui, le premier, avait donné le signal de la résistance à l’oppression. Je lui adressai une question à ce sujet ; j’ajoutai que j’étais un ami de Nelson, le ministre presbytérien, le défenseur des Indiens… Au nom de Nelson, la physionomie de l’Indien prit une expression mêlée de bienveillance et d’admiration… « Vous êtes l’ami de Nelson, s’écria-t-il avec émotion !…

— « Oui, repris-je, et bientôt vous le verrez lui-même en ces lieux : je ne sais quel obstacle le retient loin de nous, il devait me précéder ici… Sa fille Marie, que j’aime, est là… dans cette cabane… Elle est faible, languissante, et je meurs d’inquiétude. Je suis seul ici, sans amis, abandonné à mes tourments, au milieu de deux tribus indiennes, que je vois prêtes à engager une lutte fatale. De grâce, ayez pitié de mon triste sort. Nelson, le père de Marie, fut votre protecteur… Son fils Georges n’était pas moins dévoué à votre cause.

— « Georges ! répéta l’Indien en me regardant fixement… Georges ! le plus courageux des hommes… et le plus infortuné ! ! »

Ne comprenant point ces paroles mystérieuses, je pressai Mohawtan de m’en expliquer le sens. Après une pause de quelques instants, celui-ci me dit :

— « Depuis long-temps une insurrection de la population noire se préparait dans les États du Sud… Lorsque les nègres de la Virginie et des deux Carolines apprirent que les américains de New-York avaient brûlé les églises des gens de couleur, cette nouvelle fut pour la révolte une occasion d’éclater… Un vaste complot se forma, dont le point central fut fixé à Raleigh, dans la Caroline du Nord.[1]

« Un mois seulement s’était écoulé depuis la persécution cruelle exercée par les Américains contre les Cherokis, et qui avait porté un grand nombre de ceux-ci à s’exiler de la Géorgie. Ceux de notre tribu qui n’avaient point émigré n’hésitèrent pas à seconder le mouvement des nègres… J’étais de ce nombre, et l’un des chefs de la tribu. Les Indiens se rendirent aux environs de Raleigh, afin de concerter leurs efforts avec les chefs de l’insurrection. Un conseil fut tenu, et l’extermination de nos ennemis communs fut résolue.

« On convint qu’à un signal donné durant la nuit, les nègres des campagnes sortiraient de leurs cases et porteraient dans les habitations de leurs maîtres la terreur et la mort, tandis que les Indiens, rassemblés tous sur un seul point, se précipiteraient sur Raleigh et se rendraient ainsi maîtres de la ville et de la milice urbaine.

« Le jour fixé approchait, mais les chefs ne s’entendaient pas ; chacun aspirait aux honneurs du commandement et trouvait indigne de lui le rôle obscur de l’obéissance. Hélas ! le respect que montraient nos pères pour la parole des vieillards et pour la voix des sages est bien loin de nous. Sur ces entrefaites, Georges se présente : il arrivait de New York, où il avait pris la défense des gens de couleur. Son nom nous rappelait les bienfaits de son père… Nous le reçûmes comme un ami : la noblesse de son maintien, l’élévation de ses sentiments, la supériorité de son esprit, nous frappèrent tous. Il écouta la communication de nos projets et consentit à se mettre à notre tête. — « Ma place naturelle, nous dit-il, serait parmi les hommes de couleur noire ;… mais je suis trop fier de commander des guerriers tels que vous, pour décliner un pareil honneur : d’ailleurs, nous combattons tous pour la même cause, celle de la liberté contre la tyrannie… Aussi bien, ajouta-t-il, quoique la vengeance exercée par mes frères, toute cruelle qu’elle paraît, soit légitime, j’aime mieux, pour me venger d’un ennemi, l’épée que le poignard.

« À l’heure marquée, au milieu de la nuit, les flammes d’un incendie allumé sur le point le plus élevé du pays donnèrent le signal convenu… Mais, chose inouïe ! les nègres, au profit desquels l’insurrection devait éclater, et qu’on avait vus la veille pleins d’une ardeur généreuse, demeurèrent inactifs. Soit stupidité, soit crainte, tous ces misérables, qui gémissent sous le poids de l’oppression la plus dure, ne firent pas un effort pour devenir libres : ils n’exécutèrent rien de ce qu’ils avaient promis, et pas un blanc ne fut massacré dans l’intérieur des terres.

« Cependant les Indiens furent fidèles à leurs engagements. À l’heure marquée, Georges donna à notre troupe l’ordre de marcher sur Raleigh… Mais sans doute nous avions été trahis ; car à peine sortions-nous de la forêt qui borde la route, que nous rencontrâmes un corps de miliciens vingt fois plus nombreux que le nôtre… Malgré l’infériorité de nos forces, nous engageâmes la lutte. Ah ! comment vous peindre la valeur de Georges ?

« Hélas ! tant d’héroïsme méritait-il une fin si funeste ? »

Ici Mohawtan s’arrêta : son émotion était extrême, et je vis que l’œil d’un Indien peut pleurer ; je compris le sens de cette larme et du silence qui la précédait. L’Indien me raconta les exploits de Georges, son intrépidité, son audace, ses efforts désespérés. « Le fils de Nelson, ajouta Mohawtan, voyant qu’il allait succomber sous le nombre : Ami, me dit-il d’une voix énergique, sauve ta vie ; tiens, prends cet écrit, c’est pour mon père… Si jamais tu le revois, tu lui remettras l’adieu de Georges. — Après avoir prononcé ces paroles, il s’anima d’une nouvelle ardeur ; il avait reconnu dans la mêlée un ennemi mortel. Je l’entends s’écrier avec force : Fernando, lâche assassin de ma mère, meurs ! je suis vengé ! !… Hélas ! un coup fatal le frappa bientôt lui-même… »

Ici encore l’Indien s’interrompit ; pour moi, je l’écoutais dans cet état d’accablement où nous jette une nouvelle infortune, quand déjà la mesure de nos malheurs est comblée. Mohawtan continua ainsi : « J’essayai de venger la mort d’un ami si cher ; mais j’étais seul contre une armée : il fallut fuir… À peine échappé au péril, je jetai un coup d’œil en arrière de moi ; je regardai le lieu où j’avais vu Georges la dernière fois… mais je ne distinguai plus rien. En ce moment, la lune montrait à l’horizon son disque d’un rouge de sang… je compris alors que c’était une nuit fatale…

« Le lendemain, je sus la honteuse inaction des nègres… Le gouverneur de la Caroline du Nord fit une proclamation pour annoncer le triomphe de la milice américaine sur les Indiens… il vantait en même temps la sagesse des nègres, et prescrivait des mesures sévères contre nous… Alors ce qui restait de notre tribu prit le parti de s’expatrier… Instruit de nos projets, le gouvernement des États-Unis s’empressa de les seconder ; car tout ce que ce pays voulait, c’étaient nos terres. Il chargea même un agent de nous aider dans notre retraite. Suivant la même route que les premiers émigrants de notre tribu, nous nous sommes rendus d’abord à Pittsburg, puis à Buffaloe ; là, on nous a dit le séjour qu’avaient fait dans cette ville nos compatriotes, leur rencontre avec Nelson, l’embarquement de celui-ci avec eux pour le Michigan.

« À Détroit, nous avons appris leur départ pour Saginaw, en remontant le cours du fleuve. Désirant arriver au même but, nous voulions, pour y parvenir, suivre la même voie ; mais on nous a dit que la navigation dans ces parages peu connus serait lente et difficile. Nous avons gagné Saginaw par terre.

« Ami, dit encore Mohawtan en me prenant la main, ne crains rien de ma tribu… la fille de Nelson est ici… quels secours lui sont nécessaires ? Parle, commande… chacun de nous t’obéira… »

Ce récit m’avait jeté dans un trouble que je ne pourrais exprimer. Georges, le frère de Marie, Georges, mon ami le plus cher, n’était plus !

« Tiens, me dit Mohawtan, voici ce que Georges m’a confié à sa dernière heure. » L’Indien me remit un papier qui portait l’adresse de Nelson.

J’étais navré de douleur ; cependant, acceptant l’offre généreuse du chef indien, je le priai de m’aider à finir notre cabane. En un instant, tous les bras des Cherokis furent mis à ma disposition ; j’indiquai ce qu’il y avait à faire, et revins près de Marie, rapportant dans notre pauvre demeure un chagrin de plus.

Je m’appliquai de tous mes efforts à cacher le trouble de mon âme… Je dis à Marie le zèle obligeant des Indiens qui travaillaient pour nous… et je ne la quittai pas un seul instant. Trois jours se passèrent durant lesquels il me sembla qu’elle reprenait un peu de force… C’était le lendemain qu’Ovasco devait être de retour… nous allions donc recevoir le secours tant désiré… et Mohawtan était venu joyeux m’annoncer qu’un jour de plus suffirait pour achever les travaux de notre habitation.

Ainsi, au milieu de ma désolation, je m’acheminais encore vers l’espérance !

Cependant, vers le soir de ce bon jour, le ciel s’était chargé d’épaisses vapeurs ; quoique aucun vent ne soufflât, la cime des pins rendait des frémissements inaccoutumés ; une atmosphère lourde pesait sur la forêt ; on entendait dans les hautes régions de l’air des murmures étranges, tandis qu’un silence morne s’élevait de la terre : tout annonçait un orage.

J’étais assis auprès du chevet de Marie, m’efforçant d’adoucir ses souffrances par les témoignages de mon amour… je lui parlais de notre bonheur à venir… Elle demeura longtemps silencieuse… mais tout-à-coup, me faisant signe de l’écouter, d’une voix calme et résignée elle dit : « Mon ami, cesse de t’abuser… le mal dont je souffre est mortel… rappelle-toi le jour de notre arrivée en ce lieu ; à l’instant où l’astre des nuits tout en feu m’apparut comme un sanglant fantôme, je fus saisie d’une douleur qui ne m’a plus quittée… C’est ce mal qui me consume… aucune puissance ne saurait le combattre… tel est l’ordre de la destinée à laquelle c’est folie de ne pas croire. Etrange égarement de ma raison ! moi, pauvre fille de couleur, méprisée de tous, avilie, dégradée, j’ai aspiré au plus grand bonheur qui jamais a été donné à une mortelle ! comme si l’indignité de ma naissance ne devait pas me suivre jusqu’au tombeau… Hélas, l’expiation est bien rigoureuse !

« Mon ami, ajouta-t-elle, j’ai souffert cruellement durant les jours qui viennent de se passer. Tu me vois faible et languissante !… c’est que je n’ai point de repos… Ah ! quel supplice de ne pouvoir dormir ! quelquefois il me semble qu’enfin le sommeil va s’emparer de moi ! alors je m’abandonne à lui, j’invoque sa puissance, je bénis sa main qui s’étend sur moi… déjà la moitié de mon être lui appartient et revient à la vie par un néant passager… l’autre est près de m’échapper aussi ; mais, à l’instant où je vais trouver le calme en perdant la pensée, je ne sais quel aiguillon cruel enfoncé dans mon corps me réveille subitement par la douleur, et, quand j’atteins le but, me replonge au fond de l’abîme…

— « Mon Dieu ! m’écriai-je en écoutant ce triste récit, je voyais tes douleurs ; mais, ô ma bien-aimée, que j’étais loin de les croire aussi cruelles ! Pourquoi donc m’as-tu si long-temps caché la vérité ?

— « Hélas ! mon ami, me répondit Marie, fallait-il te jeter dans le désespoir en te demandant un secours que tu ne pouvais me donner ?… Oui, je sens la vie se retirer de moi… mais je te le jure, Ludovic, tous ces mots ne sont rien, comparés aux tortures que mon âme éprouve… Mon supplice, c’est d’avoir eu l’idée du bonheur qui m’échappe et que j’ai vu si près de moi… c’est d’abandonner à jamais une espérance si folle, mais si chère ! et puis le chagrin qui, dans mon cœur, surpasse tous les autres, c’est de voir à quel degré de misère ma funeste fortune te réduit !…

« Ludovic, pardonne-moi si je te parle ainsi : c’est que bientôt… »

Elle s’interrompit : je vis son regard se troubler, ses yeux, errants comme au hasard à l’entour d’elle, s’arrêtèrent tout à-coup, puis une extrême agitation ayant succédé à cet instant de repos, sa pensée se réveilla pour s’égarer dans le délire…

Tandis que cette scène déchirante jetait dans mon âme la stupeur et le désespoir, j’entendais au dehors les premiers bruits de l’orage qui se déclarait dans les airs ; des grondements lointains, d’abord faibles et croissant par degrés, annonçaient l’approche de la tempête ; déjà les vents sifflaient avec violence, et les chênes de la forêt commençaient à murmurer sur leurs troncs immobiles.

Cependant Marie, ayant repris ses sens, se leva sur son séant : « Ecoute, Ludovic, me dit-elle d’une voix plus ferme et plus assurée… je viens d’avoir un songe… et c’est Dieu, sans doute, qui me l’envoie… avant le retour d’Ovasco, je ne serai plus.

« Le Ciel me donne aussi pour un instant quelque force… Laisse-moi, je t’en conjure, te parler des êtres que j’aime et qui sont loin de moi… Mon père ! Georges ! Hélas ! je suis bien malheureuse ! Je ne recevrai point la bénédiction de mon père le jour de son arrivée parmi nous devait être celui de notre union… Et, quand il viendra, sa pauvre fille !… Ah ! qu’il sache du moins qu’elle est demeurée pure et digne de lui jusqu’à son dernier soupir ! !

« Je voudrais aussi t’entretenir de Georges. D’où vient, Ludovic, que, depuis deux jours, tu ne me parles plus de lui !… Nous ne savons pas quel est son sort… Hélas ! je ne le crois point heureux ! ! Son cœur est si bon, son âme si grande ! Il est resté parmi les méchants qui nous haïssent ! Mon ami, sois indulgent pour ma faiblesse ; mais quand je songe à lui, j’ai des visions de sang… Ce bon frère ! il m’aimait d’une amitié si tendre ! ! C’est le seul être qui m’ait aimée comme toi, Ludovic ;… il savait bien la bonté de ton cœur, mais, mon ami, laisse moi une illusion qui m’est chère ; je crois que l’affection que tu lui inspirais eût été moins vive, s’il n’avait pas su ton amour pour moi… Hélas ! sera-t-il plus heureux que sa pauvre sœur ?… Peut être tu le reverras… Moi, je vais mourir loin de lui… Quand il te parlera de sa chère Marie, dis-lui que nous avons pleuré ensemble en nous souvenant de lui… »

Et la charmante fille arrosait de larmes son lit de douleurs… Je pleurais aussi.

Elle ajouta : « Tu lui donneras ma Bible ; nous avons lu souvent ensemble le livre de Tobie, où il se trouve des consolations et des espérances pour les infortunés… Ses feuillets contiennent quelques fleurs que j’ai cueillies dans la prairie du désert, le jour où je fis un si charmant rêve de bonheur. L’odeur voluptueuse dont elles étaient empreintes s’est purifiée dans les parfums d’un livre religieux… En lui remettant ce témoignage de mon souvenir, rappelle-lui que la religion est le seul bien qu’on n’enlève point aux malheureux…

« Et toi, mon bien-aimé, me dit-elle en s’efforçant de se tourner vers moi et me faisant signe d’approcher ma main de la sienne, que te laisserai-je en mémoire de moi ? Hélas ! rien que des douleurs Pourquoi t’imposerai-je des souvenirs funestes ?… Notre attachement ne te rappelle que des malheurs, hélas ! sans compensation ! Pour moi, tu as sacrifié le monde, ses avantages, ses plaisirs. Si du moins j’avais eu quelques années, quelques jours seulement pour entourer ta vie de tendres soins, de dévouement, et mériter ta pitié à force d’amour ! ! O mon ami !… Mais non… Je ne t’ai donné que des chagrins amers, depuis le jour où, en te découvrant ma naissance, j’ai fait retomber sur toi le reflet de ma honte, jusqu’à ce moment suprême où je t’attriste par le spectacle de mes dernières douleurs…

« Faut-il donc que mon infortune te suive après que je ne serai plus !… Ah ! prends garde à l’influence de ma destinée : ma mémoire te serait fatale encore pour être heureux, il te faut d’abord m’oublier… »

Elle fit une pause de quelques instants… puis, fixant sur moi un regard touchant : « Mon ami, reprit-elle, tu vas me trouver bien faible devant ma dernière heure mais, je t’en supplie, dis-moi encore une fois que tu m’aimais tendrement et que tu me pardonnes. Je te demande comme une grâce ces assurances d’amour qu’autrefois je n’eusse point provoquées… C’est que, vois-tu, je vais mourir, et dans quelques instants ma vie ne pèsera plus sur la tienne… Mourir en entendant ta voix me dire ton amour ! oh ! cette pensée me donne des forces pour franchir le passage terrible de la vie au tombeau. Tu me vois faible, consumée, languissante ;… mais sais-tu, Ludovic, que mon cœur n’a rien perdu de sa puissance d’aimer !…

« Tiens, me dit-elle, encore un peu d’indulgence pour ta pauvre amie… Je t’en conjure, approche-toi près de moi… Mon Dieu, je te désole, dit-elle en voyant couler mes larmes ; mais aie pitié d’une infortunée qui n’a que peu de temps à t’affliger… Laisse ma tête s’appuyer sur toi, pour que j’entende encore le battement de ton cœur… Nous étions ainsi dans la prairie vierge ; n’est-ce pas qu’alors toi aussi tu étais heureux ?… Oh ! c’est maintenant qu’il faut me dire que tu me pardonnes. Grâce, mon ami, grâce pour la pauvre fille qui t’aimait… Il faut que je te dise une chose que je t’avais toujours cachée, c’est que je t’aimai le premier jour où je te vis. Mon cœur a soutenu bien des combats… Je fuyais ton regard, ta présence qui me charmaient, et, quand je reçus la révélation de ton amour, je me sentis enivrée de tant de bonheur, que ma raison faillit de s’égarer… Cependant je pressentais nos malheurs, et je pleurai sur ma joie… Mon ami, je te dis ces choses pour que tu me pardonnes en voyant que mon cœur était bon… »

Navré de douleur, je pressai sur mon sein le visage de mon amie : « Te pardonner, m’écriai-je, ange d’innocence et de bonté !… » Et les sanglots étouffaient ma voix.

À l’instant où le mot pardon sortit de ma bouche, la figure de Marie prit l’expression de la reconnaissance ; alors elle se laissa retomber sur sa couche comme si tous ses vœux eussent été accomplis. Je vis sa raison et ses forces décliner avec une effrayante rapidité… Il était minuit… la fièvre redoublait… Marie tomba dans un affreux délire.

En ce moment toutes les fureurs de la tempête étaient déchaînées au dehors… la foudre grondait dans le ciel ; un vent impétueux ébranlait la forêt ; les eaux de l’orage tombaient avec une violence contre laquelle notre faible réduit était impuissant à nous protéger.

O mon Dieu ! vous savez quelles furent mes angoisses durant cette nuit fatale, quand, dénué de tout secours, abandonné à ma misère et à mon désespoir, je me trouvai seul en face d’un être adoré, témoin de maux que je ne pouvais soulager, d’un délire qui troublait ma propre raison… seul dans une forêt sauvage, au milieu d’une nuit ténébreuse, pleine de terreurs du ciel et de la terre ; placé entre l’être innocent dont je voyais l’agonie, et le Dieu vengeur dont j’entendais la colère ; l’orage sur la tête et dans le cœur !… brisé jusqu’au fond de l’âme par les accents douloureux de Marie ; anéanti par les grondements d’un tonnerre qui ne se reposait point ; ne sachant si toutes les puissances du ciel et de l’enfer étaient liguées contre un seul homme, je me jetai à genoux, les mains jointes, prosterné en face de mon amie ; et tour à tour portant mes yeux sur son visage pâle et livide, puis les élevant vers le ciel, je priai Dieu avec ferveur… Les éclairs qui sortaient d’une nuit sombre illuminaient cette scène solennelle… J’étais dans une extase de terreur muette, de désespoir instinctif et d’espérance religieuse, lorsque les yeux de Marie venant à se porter sur moi :

« Mon ami, me dit-elle dans un moment lucide, dernier rayon d’une intelligence prête à s’éteindre, tu pries pour moi !… oh ! merci !… vois quel est le courroux du Ciel !… mon Dieu ! je suis donc bien coupable ! ! ! »

À cet éclair passager de raison succéda une crise plus violente encore que la première ; une extrême agitation s’empara de ses sens ; elle prononçait des paroles incohérentes, des phrases entrecoupées de soupirs… ces mots : Race maudite, infamie du sang, destin inexorable, sortaient de sa bouche ; enfin elle répéta mon nom deux fois, et quoiqu’en délire, elle pleura. Elle ne dit plus rien.

Je vis bien que les temps étaient accomplis pour la fille de Nelson ; la nature elle-même, dont les grandes crises révèlent quelquefois les mystères de l’avenir, semblait m’avertir que le sacrifice allait se consommer ; l’orage avait annoncé toutes les phases de l’agonie… En cet instant la forêt fut pleine d’effroyables retentissements ; les éclats du tonnerre ne laissaient point de relâche aux échos dont les voix innombrables, éveillées au sein des profondes solitudes, multipliaient à l’infini les terreurs de la céleste vengeance ; les grands pins, les vieux chênes, craquaient, tombaient avec fracas, brisés, brûlés par la foudre, déracinés par les vents ; mille clartés éblouissantes, sorties d’un ciel ténébreux, répandaient sur toute la terre les lueurs épouvantables d’un embrasement universel ; tandis qu’à travers cette atmosphère de feu, les torrents tombés des nuages roulaient tumultueusement du haut des collines dans les vallées, mêlant ainsi les destructions du déluge aux horreurs de l’incendie.

À tous ces bruits de la foudre, des échos, des torrents, le silence succéda, silence plus affreux mille fois que toutes les voix de l’orage et de la douleur ; car il y a encore de l’espérance au fond de la douleur qui gémit… et de même qu’au dehors, tout était silence autour de moi…

Ici Ludovic manqua de voix. Depuis long-temps il se faisait violence pour retenir ses larmes qui, en ce moment, coulèrent avec abondance. Avec lui pleura le voyageur, que ce récit avait touché.

Ludovic reprit ainsi : Je n’essaierai point de vous dépeindre l’horreur de ma situation ; il existe des douleurs qui remplissent le cœur de l’homme, et pour lesquelles le langage n’a point de mots.

Aussi long-temps que dure une crise terrible, il semble que l’énergie morale de celui qui combat se soutienne par la violence même de l’agression. Au milieu de tous les tumultes d’un ciel menaçant, de tous les déchirements d’une nature troublée, au sein même de la confusion des éléments, l’homme, tout misérable qu’il est, ne disparaît point ; il demeure debout, grand par sa pensée, et fort par sa volonté. Une voix intérieure, qui est celle de la vertu, lui apprend que sa destinée est de lutter contre les orages ; mais quand la foudre, après avoir frappé son coup, se tait… lorsque de deux êtres qui s’étaient réfugiés au désert pour s’aimer, l’un manque à l’autre ; lorsque de ces deux âmes qui ne faisaient qu’une âme, l’une est remontée au ciel ! oh ! alors l’infortuné qui reste seul sur cette terre, mutilé dans son cœur, dépouillé de cette partie de lui-même qui faisait sa force et sa joie durant les jours heureux et malheureux, celui-là tombe dans une misère si voisine du néant qu’elle mérite la pitié. Dans le premier moment, j’éprouvai une sorte de contentement de l’extrémité même de mon malheur. Cet entier abandon où j’étais plongé, tout en ajoutant à l’horreur de ma situation, m’épargnait une des charges les plus pesantes de la douleur : les consolations du monde. Dans les grandes infortunes, il faut pleurer seul ; alors on souffre trop pour l’âme d’autrui. Des paroles d’intérêt, et quelques larmes, c’est tout ce que peut donner la plus tendre amitié : remède qui convient à des chagrins vulgaires ; mais comment exiger d’un ami les brisements du cœur ?

Cependant, à l’instant où je me félicitais d’être isolé pour souffrir sans trouble, j’ai connu toute la faiblesse de l’homme.

Telle est l’infirmité de notre nature, que le malheureux, réfugié dans les secrètes joies de son infortune, ne peut pas même supporter long-temps l’excès de la douleur la plus chère.

Après avoir joui de mes larmes solitaires, je tombai dans un si grand anéantissement, que je me pris à regretter mon éloignement du monde.

Mais ce monde, que j’ai fui, ne peut m’entendre. Je gémis : aucune voix ne me répond. Je chancelle : aucune main amie ne s’avance pour soutenir ma faiblesse… alors, il faut se repaître d’amertume et de désespoir… alors, en présence de cet être chéri, tout à l’heure palpitant d’amour, et maintenant inanimé, la mort avec ses terribles mystères se révèle à moi dans toute son horreur. À force de contempler des traits adorés, où je cherche en vain la vie, mes yeux se troublent, ma raison s’égare ; tous les souvenirs de cette affreuse nuit se représentent à mon imagination ; mille fantômes m’apparaissent… je crois entendre la voix de Marie qui se plaint… je lui réponds : « Ma bien aimée, c’est moi ! c’est ton ami,… » Mais ses traits sont immobiles… je cherche la vie sur ses lèvres pâles, naguère si suaves… j’y trouve un froid de mort…

Alors il me semble que des accents funèbres, des bruits d’orage et d’incendie, des sifflements de serpents, retentissent autour de moi. Je sens au fond de mon cœur un fer ardent qui le brûle et se retourne mille fois dans la plaie… accablé sous l’épouvante et la douleur, je sens mes genoux fléchir, et je tombe…

Je ne sais combien de temps je demeurai immobile, privé de mes sens.

Le jour qui suivit cette nuit funeste, je fus arraché à ma léthargie par une main secourable… c’était celle de Nelson. En entrant dans la chaumière, il crut voir deux cadavres : hélas ! pourquoi ne fut-ce qu’une illusion de son regard ! Plût au Ciel qu’il n’eût point ranimé chez moi un reste de vie prête à s’éteindre dans la douleur ! !

Nelson entra suivi du Canadien dont nous occupions la demeure, et qui, le jour de notre arrivée, était parti pour le fort Gratiot. Le vaisseau qui portait Nelson et les Cherokis, n’ayant pu franchir le rapide qui se trouve en face du fort, avait fait halte, et, comme la violence du courant était accidentellement accrue par la fonte des neiges, on avait résolu d’attendre pendant quelques jours un moment plus favorable. Le lieu où débarquèrent les Indiens était précisément celui où se rendait le Canadien de Saginaw. Celui-ci, ayant rencontré Nelson, l’informa de mon arrivée à Saginaw avec Marie. Instruit de l’embarras où nous étions, Nelson supplia le Canadien de le ramener près de nous ; et, soit que la présence des Indiens réunis aux environs du fort Gratiot eût fait manquer la chasse du ramier, soit que les prières de Nelson eussent touché l’âme du chasseur, celui-ci consentit au retour ; et, après cinq jours et cinq nuits de marche non interrompue à travers la forêt et les prairies, ils arrivèrent pour être les témoins de la dernière et déplorable scène d’une affreuse catastrophe.

D’abord je rendis grâce à Dieu qui envoyait un appui à ma défaillance… mais bientôt je compris que, pour consoler le malheur, ce n’est pas assez d’avoir le même sujet de peine, mais qu’il faut encore sentir de même la douleur.

Nelson fut frappé d’un coup terrible en voyant l’énormité de notre infortune ; mais son stoïcisme l’emporta sur sa misère. Je ne croyais pas que la raison fût jamais si puissante sur le cœur, et qu’il pût se trouver tant de froideur dans un chagrin réel… quelques larmes coulèrent de ses yeux… bientôt il me fallut pleurer seul…

Je n’ai point d’expression pour vous dire les scènes de deuil et de désolation dont ce désert fut le théâtre, lorsque le moment fut venu de rendre à la terre la dépouille mortelle de mon amie.

Vous voyez cette cabane peu éloignée de celle où je vous ai reçu… l’autre jour vous alliez en franchir le seuil, lorsque j’ai retenu vos pas… vous en admiriez la construction élégante et les proportions gracieuses, et vous me disiez que là on pourrait vivre heureux avec un objet aimé ; oh ! je croyais aussi à ce bonheur ! c’était la demeure préparée avec tant de soin ; l’asile de Marie ; le toit qui couvrirait de son ombre nos joies pures et mystérieuses… mais le Ciel n’ayant point voulu que mes desseins s’accomplissent, et que cette habitation contînt notre félicité, j’en ai fait un tombeau…

Quand nous transportâmes dans ce lieu des restes chéris, il fallut passer par de nouvelles angoisses et par de nouveaux brisements… j’ai bu tout entier le cilice d’amertume… j’ai vu la terre s’emparer peu à peu de sa proie, et, lorsque tout a été enlevé à mes regards, il m’a semblé que mon âme tombait dans une solitude encore plus profonde. O misère ! une vie de passions et d’orages qui aboutit à un sépulcre ! Est-ce donc là toute la destinée de l’homme ?… Je me précipitai la face contre terre, comme si mon cœur devait souffrir moins en se rapprochant de la tombe ! ! et je songeai que cette tombe renfermait une créature céleste qui, la veille, respirait pour moi seul, et aujourd’hui n’était plus rien sur la terre… Alors, prosterné sur le néant, j’adorai Dieu !

Tel fut le commencement d’un culte que j’ai, depuis ce temps, renouvelé chaque jour dans la cabane consacrée à ma douleur. « O ma bien-aimée, m’écriai-je, en terminant la prière du tombeau, tu ne me devanceras que de peu de jours dans le funèbre asile ! je le sens au vide de mon cœur, je n’ai plus les conditions de la vie ; je vous rejoindrai bientôt, âmes chéries, dont la mienne ne peut vivre détachée ; Marie, l’ange de mes jours, sans lequel il ne me reste plus qu’à errer ici-bas de misère en misère ; et toi, Georges, mon ami le plus cher, Georges, le plus noble des hommes, le plus tendre des frères, qui, fidèle, jusqu’à ta dernière heure, aux devoirs d’une amitié touchante, as précédé ta sœur dans le séjour des ombres, où maintenant vous êtes réunis…. ah ! ne pleurez point mon absence… bientôt je serai près de vous ; la mort cruelle a pu séparer nos corps, mais nos âmes s’uniront d’un lien qui ne se brisera jamais. »

Ainsi je disais : et je vis une nouvelle impression de douleur se peindre sur la figure de Nelson… « Quel est donc ce langage ? s’écria-t-il… Georges !… mon fils bien-aimé grands dieux ! le sacrifice serait-il complet ?… »

Ma douleur m’avait égaré : je révélai tout à Nelson ; et ne regrettai point l’indiscrétion de mon désespoir ; car le moment était opportun pour dire au père de Georges toute l’énormité de son malheur. La prière et la douleur avaient élevé son âme vers le ciel ; et l’homme religieux est toujours fort. La pensée qui monte de la terre et arrive jusqu’à Dieu est comme une colonne puissante à laquelle le plus faible se retient…

Pendant un instant, le front du presbytérien sembla plier sous le coup, et, pour la première fois, je crus que ses forces morales seraient au-dessous de son infortune… Mais il releva sa tête, et laissa voir deux larmes étonnées d’avoir coulé de ses yeux ; alors je lui remis la lettre de Georges. Nelson en fit la lecture, et, depuis ce jour, je l’ai relue tant de fois, que je me rappelle exactement ses termes :

« Mon père, écrivait Georges, si cette lettre vous est remise, elle vous annoncera que je n’existe plus. Ne vous affligez point… J’aurai souffert une mort digne de vous et de moi-même. Je ne serai point assez lâche pour attenter à ma vie… Mais il me sera doux de mourir en combattant nos oppresseurs… Je sais, mon père, quel jugement les hommes porteront sur moi, si toutefois mon nom me survit dans leur pensée… Je serai appelé par eux factieux et rebelle… Ils m’ont persécuté durant ma vie, et flétriront ma mémoire… mais leur sentence n’atteint point mon âme… J’ignore si mon sang contient des souillures… mais je suis assuré de la pureté de mon cœur… Je paraîtrai confiant devant Dieu… J’ai pris une résolution fatale qui me réjouit : je vaincrai mes ennemis, ou ne survivrai point à notre défaite. Hélas ! j’espère peu de succès ; la population noire est vouée à l’éternel mépris des blancs ; la haine entre nos ennemis et nous est irréconciliable : une voix intérieure me dit que ces inimitiés ne finiront que par l’extermination de l’une des deux races ; je ne sais quel pressentiment plus triste encore m’avertit que la lutte nous sera fatale… L’issue funeste que je prévois ne me trouble point. J’ignore les desseins de Dieu ; mais je sais les devoirs dont la source est en moi-même ; ma conscience m’apprend qu’il est toujours beau de donner sa vie pour le service d’une sainte cause… Vous le dirai-je, cependant, ô mon père, j’ai une douleur dans l’âme ; ma tristesse ne me vient point de moi ; elle ne procède pas non plus de la crainte de vous affliger… car je sais votre vertu ; et vous ne pourrez regretter long-temps les suites d’un dévoûment qui me rend plus digne de votre estime. Mais ma sœur ! ma chère Marie ! qu’il est désolant de ne la plus revoir et comme elle sera malheureuse en apprenant que son Georges n’est plus !… Ah ! tâchez qu’elle conserve long-temps des doutes sur mon sort ! Le Ciel m’est témoin que, dans l’extrémité où je suis, c’est elle seule dont le souvenir trouble ma raison… Je ne puis croire qu’elle habite une terre où je ne serai plus… Ah ! qu’il me soit permis d’adresser quelques paroles au généreux Français dont elle était aimée… Ludovic, ô mon ami, écoutez la voix sacrée de l’homme à sa dernière heure : Marie est de toutes les créatures la plus sensible, la plus pure, la plus digne d’amour… Elle vous aime tendrement, Ludovic… Ah ! de grâce, ne brisez pas son cœur ! Elle est bien faible ! ! elle croit aisément au malheur, et ne résiste qu’à l’espérance ; le souvenir du destin de sa mère ne quitte point sa pensée. Hélas ! je n’en doute pas, un chagrin profond abrégerait sa vie. »

Cette lettre ajouta un nouvel aiguillon à ma douleur, et rendit encore plus abondante la source de mes larmes. Nelson contempla quelque temps la terre avec un regard immobile ; puis, levant les yeux au ciel : « O mon Dieu ! dit-il d’une voix grave et pénétrée, Seigneur, qui, pour m’éprouver, m’envoyez les plus cruels malheurs qui puissent déchirer le cœur d’un père, je me soumets à vos décrets tout puissans ; je suis bien infortuné, mais je ne murmurerai point contre votre providence, car vous êtes juste encore, alors que vous êtes sévère. J’accepte vos rigueurs comme des expiations, et, pour désarmer votre colère, je m’efforcerai d’avoir de bonnes œuvres à vous offrir. »

En ce moment, quelque bruit se fit entendre hors de la cabane ; je sortis : c’étaient des Indiens Cherokis ayant Mohawtan à leur tête. « Nous venons, me dit celui ci, pour voir si l’orage d’hier n’a fait aucun dégât dans la cabane, et nous vous aiderons ensuite à y transporter la fille de Nelson.

— « La fille de Nelson ! m’écriai-je avec désespoir ! ! elle y repose. » Il vit couler mes larmes. Bientôt Nelson parut. Mohawtan le reconnut sans peine ; les deux amis s’embrassèrent. L’Indien, en pressant sa poitrine sur le cœur de Nelson, y sentit la douleur paternelle ; il jeta un coup-d’œil dans l’intérieur de la cabane, et vit la tâche funèbre que nous venions de remplir.

Cependant une lutte terrible était prête à s’engager entre les Cherokis et les Ottawas. Le meurtre commis par Mohawtan criait vengeance, et c’était pour les Ottawas un bon prétexte de repousser de leur territoire une tribu dont la présence leur était importune. Mohawtan dit : « Voulez-vous prendre parti pour nous ? » — Je ne répondis pas, car j’étais indifférent à toutes choses. Mais Nelson, toujours plein de l’intérêt religieux qui l’avait amené dans ces lieux : « Non, dit-il, je n’épouserai point une injuste querelle. Mohawtan, je suis votre ami ; mais pourquoi serais-je l’ennemi des Ottawas ? Est-ce parce qu’ils défendent leur patrie, ou parce qu’ils ont horreur du sang répandu ?… Ma mission sur la terre est plus noble et plus pure… Si le ciel exauce ma prière et seconde mes efforts, ces menaces de guerre et d’extermination ne s’accompliront pas…

« Un grand devoir m’est imposé, ajouta-t-il en se tournant vers moi ; je dois faire violence à ma douleur… Mon ami, l’occasion de faire le bien est rare ; une bonne action est la plus sûre consolation du malheur… Ma tâche sera facile à remplir, si je puis faire descendre dans l’âme de ces sauvages quelques paroles d’une religion de paix. »

Nelson suivit Mohawtan et les Indiens. Tous se dirigèrent vers un lieu éloigné d’environ trois milles, dans lequel les Cherokis étaient assemblés pour délibérer.

Je ne voulus point suivre Nelson… Je vis bien qu’il y avait dans son âme un instinct secret qui le portait à combattre les coups de la fortune, plutôt qu’à guérir les peines du cœur.

Ainsi, malgré l’arrivée du père de Marie, je fus bientôt seul.

En ce moment, je l’avoue, quand je réfléchis sur les malheurs accumulés sur ma tête et à l’entour de moi, je me pris à douter de tout, excepté de la misère de l’homme… j’accusai la vertu, la religion, Dieu lui-même. Je voyais la plus charmante des créatures, la fille la plus vertueuse et la plus innocente, victime d’un odieux préjugé, livrée par le sort de la naissance aux plus cruelles persécutions ; poursuivie de ville en ville ; couverte en tous lieux de honte et de mépris, frappée sans pitié, elle, si bonne et si pure, par une société dénuée d’âme et de grandeur ; et contrainte enfin, pour échapper à ses barbares ennemis, de chercher un refuge dans un affreux désert, où elle meurt ! !… Et Georges ! ! mon frère ! ! ! le seul ami que j’aie possédé ! Georges, le plus généreux des hommes ! méritait-il le sort fatal qui m’avait privé de lui ? Fallait-il qu’il se soumît lâchement à la dégradation qu’on voulait lui imposer ? qu’il courbât son front sous une honteuse tyrannie ? Fallait-il, pour être heureux, qu’il commençât par être vil ?… Ah ! son âme était trop élevée pour descendre aux bassesses de la soumission ! il a repoussé l’humiliation et le mépris, qui pèsent plus sur une grande âme que les chaînes de la servitude ! il s’est révolté contre l’oppression !… Sa cause était celle de la liberté humaine ; c’était la cause de Dieu même, et cependant Dieu n’a point aidé son bras ! Son dévouement est demeuré stérile !

Georges, l’homme magnanime, n’est plus… et ses ignobles tyrans trafiquent tranquillement sur sa tombe.

Etrange destinée du frère et de la sœur ! Celle-ci, faible femme, s’est dérobée aux coups de la tempête ; elle s’est brisée en pliant ; tandis que le premier, pareil au cèdre qui montre sa tête à l’orage, est tombé sous la foudre…

Qu’est-ce donc que cette providence céleste qui veille sur l’univers, et ne préside qu’à des iniquités ?

Le sort même de ces Indiens exilés de leur vieille patrie, et que je voyais réduits à se déchirer entre eux pour se disputer quelques lambeaux du sol américain, fournissait à mon désespoir un nouveau sujet d’imprécation.

Pourquoi cette destruction impie d’une race infortunée ! Les Indiens sont simples et faibles, les Américains habiles et forts. Mais la science ne fait pas l’honnêteté, ni la force le bon droit… D’où vient donc ce triomphe de la ruse sur la franchise, du fort sur le faible ? Si le Dieu créateur de ce monde jette parfois un regard sur son œuvre, n’est-ce pas pour combattre en faveur du juste, et rétablir, par sa puissance, l’équilibre que la violence et la méchanceté rompent sans cesse ? Cependant les bons succombent dans la lutte ! ! Tel est le sort Je ces malheureux Indiens, que la cupidité américaine refoule dans ce désert… dans ce désert, asile de tant d’infortunes imméritées, et qui, par un étrange assemblage, réunit dans son sein l’Européen exilé par ses passions, l’Africain que les préjugés de la société ont banni, l’Indien qui fuit devant une civilisation impitoyable ! !

Et moi-même, qu’ai-je donc fait pour être ainsi frappé par les foudres du Ciel ? J’étais bon ! oh ! j’étais plein d’amour pour mes semblables… et j’ai parcouru deux mondes sans pouvoir y trouver un peu de bonheur ! ! partout j’ai vu des heureux qui me faisaient pitié, tant ils étaient pauvres de cœur ! Et moi je n’ai trouvé qu’une fatale destinée, toujours prompte à me bercer de mille illusions, m’offrant tour à tour mille chimères, se riant de ma détresse, jusqu’au jour, où, par un jeu plus cruel, après avoir guidé mes pas dans cette solitude, elle a disparu, me laissant seul sur un tombeau ! ! !

Le désespoir ayant ainsi pénétré dans mon âme, l’idée du suicide s’offrit à moi… et je l’acceptai comme le seul remède à ma misère… Je fis les préparatifs de ma mort avec une sorte d’exaltation morale, comme autrefois je faisais des rêves de bonheur. Je laissai pour Nelson une lettre dans laquelle je le priai de placer mon corps dans le tombeau de Marie, et, la tête pleine d’une résolution fatale, je sortis de la cabane…

« Mon bon maître ! » s’écria Ovasco en me sautant au cou. C’était le soir du quatrième jour écoulé depuis son départ. Le fidèle serviteur arrivait en toute hâte. Un vieillard, affaissé par l’âge, et qu’à son costume je reconnus pour un prêtre, l’accompagnait.

La présence d’Ovasco et de cet étranger me fut importune ; ils gênaient l’exécution du dessein que je venais de former ; et l’âme ne saurait demeurer en suspens sur un pareil projet. Je dis à Ovasco : « Tout est fini ; » et au prêtre : « Votre présence en ce lieu n’est plus nécessaire ! !… » Tous deux me comprirent ; Ovasco se livra aux marques du plus violent chagrin, le vieillard me regarda d’un air pénétrant ; sans doute il aperçut mon trouble, et devina mon désespoir jusqu’au fond de mon cœur, car il me dit avec bonté, : « Mon ami, je suis bien loin de la ville ; veuillez me donner l’hospitalité pour aujourd’hui. » Il ajouta d’une voix basse, et comme s’il se fût parlé à lui-même : « Je ne quitterai point ce lieu, car il y a ici des passions… » En prononçant ces mots, il tomba à genoux et pria Dieu.

Cependant Ovasco, qui ne savait point que le terme de mes maux était fixé, se mit, pour distraire ma douleur, à me raconter les circonstances de son voyage. Arrivé à Détroit, il s’était présenté chez le seul médecin de cette ville ; mais, lorsque celui-ci sut dans quelle contrée lointaine ses secours étaient demandés, il marchanda ses services, et les mit à un prix si élevé, en exigeant une caution préalable, qu’Ovasco ne put le satisfaire.

Il existait alors à Détroit un prêtre catholique du nom de Richard ; c’était un Français banni en 1793, à l’époque où, pour sauver la civilisation, on proscrivait la religion et la vertu ; arrivé jeune aux États Unis, il avait vieilli sur la terre d’exil ; tout le monde vantait sa sagesse, sa grande science, sa charité. Les sentiments d’estime et de vénération qu’il inspirait étaient universels ; et la population du Michigan, dont les trois quarts sont protestants, l’avait nommé, quelques années auparavant, son représentant au congrès. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Guidé chez lui par la voix publique, Ovasco se présente, invoque son appui comme on demande secours à une puissance supérieure… Le bon vieillard secoue sa tête chargée d’années, et dit : « Les infortunés ! ils sont bien loin ! allons vite à leur secours !… Je sais, ajouta-t-il, un peu de médecine… on me consulte souvent dans ce pays sauvage où les secrets de l’art sont presque inconnus… et puis, quand je ne sais point guérir le corps, je m’attache aux plaies de l’âme. »

À ce récit d’Ovasco je sentis quelque émotion pénétrer dans mon cœur… et je ne pus songer sans remords à l’indifférence que j’avais témoignée au bon vieillard.

« Pardonnez-moi, m’écriai-je en m’avançant vers lui, je suis bien malheureux !… » et je me précipitai dans ses bras ; j’éprouvai un frémissement de respect et d’admiration en touchant ces cheveux blancs que le désert rendait encore plus imposants. « Eh quoi ! m’écriai-je, malgré le poids des années, vous affrontez cette solitude !

— « Mon ami, me dit le prêtre avec un accent plein de simplicité, n’y êtes-vous pas venu vous-même avec joie ? »

Je gardais un silence morne.

— « Une passion généreuse, reprit le vieillard, un amour pur vous ont conduit dans cet asile solitaire… mon ami, c’est aussi l’amour qui me guide près de vous, l’amour, source de toute vertu et de tout bien. Oh ! ajouta-t-il, je comprends votre infortune, puisque vous avez perdu ce que vous aimiez… Ces cheveux blancs vous tromperaient beaucoup, s’ils vous faisaient penser que j’ai plus de vertu que vous… je serais bien faible aussi devant le malheur. Il me semble que mon cœur se briserait, s’il m’était interdit d’aimer Dieu et de faire du bien à mes semblables… Vous le voyez, mon seul avantage sur vous, c’est d’avoir des affections dont l’objet ne périt point… »

Il y avait dans l’accent du vieillard quelque chose de tendre et de pénétrant… Je crois que le langage du protestant et celui du catholique diffèrent, comme la raison diffère du cœur. Alors je lui ouvris mon âme ; il m’écouta avec une attention mêlée de pitié. Mais quand il sut le projet que j’avais formé d’attenter à mes jours, je vis ses yeux se remplir d’une flamme soudaine. « Pourquoi, lui disais-je, prolonger une vie de misère et d’ennui ? À quoi suis-je bon sur la terre ?…

— « Malheureux ! ! s’écria-t-il dans un moment de vertueuse colère, qui donc es-tu pour citer la Providence devant ton tribunal ?… » Et les regards de l’octogénaire lançaient les foudres autour de lui.

Il reprit avec douceur : « Mon ami, vous êtes mon frère. Je vous vois bien malheureux et prêt à commettre un grand crime : je ne vous quitterai point… »

Le saint vieillard fut habile à s’emparer de mon cœur. Je lui racontai l’histoire de mes malheurs. Je lui dis mes rêves d’enfance, mes chimères de jeunesse, mes illusions de tout âge. Le récit de mes infortunes le toucha vivement… il m’écouta en silence et parut se livrer à de profondes méditations ; un jour se passa durant lequel il ne cessa de me témoigner le plus tendre intérêt ; il avait peu à peu calmé les orages de mon cœur ; et quand il me vit capable d’écouter la voix de la raison, il m’adressa ces paroles :

« Vous avez, mon cher fils, commis de grandes fautes ; et votre infortune est l’expiation de vos erreurs. La société vous a frappé sans pitié, parce que vous étiez pour elle le plus dangereux de tous les ennemis.

« Tous vos malheurs vous sont venus de l’orgueil et de l’ambition.

« Vous vous êtes cru appelé à de grandes choses… et, au lieu d’attendre que la Providence vous choisît pour accomplir ses desseins, vous vous êtes imprudemment précipité dans un abîme de désirs immodérés… Je veux bien croire que vous aspiriez à vous élever en servant votre pays… Mais des ambitions comme la vôtre sont trop difficiles à contenter. Ce n’est pas trop, pour en satisfaire une seule, de la misère de tout un peuple. Faut-il donc que l’édifice social croule chaque jour, pour fournir aux mains hardies et puissantes qui relèveront ses ruines des occasions de gloire et d’éclat ?…

« Il est bien rare que les maux réels des sociétés fournissent aux passions ambitieuses de quoi se nourrir… Les grandes gloires se rencontrent encore… ce sont les gloires pures qui manquent.

« L’histoire répète les noms fameux de tous ceux qui, rois ou despotes, guerriers ou législateurs, ont tour à tour, pendant cinquante siècles, remué le monde… mais combien de noms transmet-elle, grands et purs comme le saint, l’immortel nom de Washington ?

« Défiez-vous, mon cher fils, de ces mouvements inquiets… ils ne sont point sans élévation, mais contiennent beaucoup d’orgueil… Les hommes les plus utiles à la société ne sont point ceux qui font de si grandes choses… les événements graves s’accomplissent selon les vues de Dieu, bien plus que par les soins des hommes… et les hommes qui s’y mêlent sont quelquefois moins animés de l’amour de la patrie, qu’ardents à poursuivre un peu de célébrité.

« La voie qu’ils suivent est pleine de périls…

« Le pauvre laboureur, dont toute l’ambition poursuit une récolte, fait peu de bien, mais il ne saurait faire de mal ; son horizon finit au bout du sillon qu’il trace.

« Quand les vastes passions de Mirabeau s’élancent dans l’arène politique, quelle barrière les arrêtera ? quelle gloire assouvira cette puissance affamée de bruit et de renommée ?

« Quant à l’illustration littéraire que vous avez recherchée, combien peu de génies jouissent, dans les lettres, d’une gloire désirable ? Dites-moi lequel vaut mieux de mourir, ignoré du monde, ou d’avoir écrit ces pages impies où Byron se raille de Dieu et de l’humanité ?

« C’est aussi l’orgueil qui nous égare, quand il nous pousse à chercher dans ce monde un bonheur qui n’existe point ; nous prenons en pitié l’homme que nous voyons se contenter d’un sort modeste ; nous pensons que c’est assez pour lui, mais nous avons pour nous-mêmes de plus vastes désirs…

« Cependant, mon fils, il y a bien peu de différence entre le bonheur d’un homme et celui d’un autre homme !

« Quel être si indigent n’a pas trouvé durant sa vie un peu de pain qui le nourrisse, une femme qui l’aime, un Dieu qui écoute sa prière ? C’est pourtant toute la vie de l’homme.

« Le mal ici-bas vient de ce qu’on veut placer beaucoup de bonheur dans un cœur qui n’en tient que peu…

« Et c’est encore une excitation de l’orgueil qui, jetant l’homme dans des chimères, lui fait mépriser les voies que suit le plus grand nombre pour arriver au bonheur…

« Sans doute le monde contient bien des vices, et il est loin encore de la perfection où le portera la loi du Christ !

« Je sais que, pour une âme ardente, impétueuse, tout, dans la société, est embarras et obstacle ; mais ne vous abusez point, mon ami : ces entraves qui vous gênent, ces chaînes qui vous pèsent, sont commodes et légères à la multitude… la plupart des hommes ne sentent point ces nobles élans qui vous animent, ces transports sublimes de l’enthousiasme ; la condition commune est la médiocrité, et la société fait des lois pour se protéger contre des besoins de gloire qui menacent son repos et des éclairs de génie qui fatiguent ses regards…

« D’ailleurs, ces élans, ces transports, cet enthousiasme, sont-ils durables chez ceux mêmes qui les éprouvent ?… Permettez-moi de vous dire, mon cher enfant, que le bonheur immense dont vous espériez jouir dans cette solitude avec le digne objet de votre amour, était encore une chimère de votre imagination, et peut-être la plus cruelle de toutes…

« Dans l’âge des passions brûlantes, la vie de deux êtres qui s’aiment est toute amitié, tendresse, dévouement, échange de sentiments généreux… alors la seule richesse qui se dépense entre eux est celle de l’âme… Deux êtres qui se donnent mutuellement ces trésors du cœur ne manquent d’aucun bien et n’ont besoin de personne ; ils jouissent d’une félicité dont la source est en eux-mêmes, et ne doivent rien ni au monde ni à la fortune.

« Mais le temps de cette fièvre de l’âme, de cette spiritualité de l’existence, est passager. C’est une heure fugitive d’enchantement dans le long jour de la vie… Et quand cette heure est écoulée, les passions de l’homme, pareilles aux eaux de l’Océan après l’orage, reprennent leur niveau… Les grandes pensées qui exaltaient son esprit, les nobles sentiments qui faisaient bondir son cœur, ne se présentent plus à lui que comme des images brillantes ou comme de beaux souvenirs… Il est retourné aux habitudes et aux exigences de la vie positive.

« Hélas ! faut-il le dire ? on voit les êtres les plus aimants perdre en vieillissant une partie de leur bonté. Il semble que l’âme se durcisse comme le corps, et que tout se dessèche avec les années, même la source d’amour qui jaillit d’un bon cœur ! L’union qui s’est formée dans les illusions repose sur une base bien fragile…

« Votre malheur est bien grand, mon cher fils, et vous me voyez tout plein de son immensité. Mais dites, quel eût été votre destin si, atteignant le but de vos efforts, vous eussiez vu le bonheur tant désiré s’évanouir comme une nouvelle chimère !

« Une catastrophe terrible a devancé l’épreuve… et vous maudissez la société américaine, dont les préjugés, en exilant Marie, l’ont conduite, au tombeau… Votre plainte est légitime… Il est vrai que les Américains persécutent sans pitié une race malheureuse. Oui, le préjugé qui voue à l’esclavage ou à l’infamie trois millions d’hommes est indigne d’un peuple libre et éclairé. Mais faut-il prendre occasion de ces désordres pour envoyer au Ciel des imprécations ? Mon ami, l’iniquité des hommes suffirait seule pour me faire croire à la justice de Dieu.

« Les passions qui vous ont irrité contre l’état social ont en même temps fasciné vos yeux, en vous montrant dans la vie sauvage un état perfectionné.

« J’ai vécu long-temps parmi les Indiens ; j’ignore quels étaient leurs pères ; mais, déchus de leur état primitif qui, peut-être, avait quelque grandeur, les Indiens de nos jours ne possèdent ni les avantages de la vie sauvage, ni les bienfaits de la vie civilisée.

« Préservez-vous de cette fausse opinion que la valeur individuelle de chaque homme est mieux appréciée chez les sauvages que dans les pays policés.

« Si les peuples avancés dans la civilisation font une trop grande part d’influence à la richesse, les peuples sauvages accordent trop d’importance à la force physique.

« Sauf quelques exceptions rares dont s’emparent beaucoup d’esprits médiocres, toutes les sociétés d’Europe et d’Amérique sont gouvernées par les supériorités intellectuelles. Dans l’opinion des hommes civilisés, un corps robuste est peu de chose, s’il ne contient un grand cœur ; chez l’Indien, au contraire, la force morale n’est puissante que par son union à celle des muscles, et la plus grande âme dans un faible corps n’est rien.

« La vie sauvage est d’ailleurs une vie d’égoïsme… Dans ces forêts où la nature est si belle, on étouffe ses cris les plus touchants… Vainement l’infirme, le mutilé, celui dont la raison s’est égarée, réclament le secours de leurs semblables. Ceux-ci méprisent la voix d’infortunés qui, n’ayant plus la force du corps, ne méritent pas d’exister.

« Dans les pays civilisés on ne secourt pas toutes les infortunes, mais toutes espèrent d’être secourues… et combien de plaies sont fermées par la charité publique ! Combien de douleurs se taisent devant la religion et la bienfaisance !

« Enfin, mon ami, cette existence toute matérielle de l’Indien, dont le corps seul agit, est-elle selon la destinée de l’homme ? Ne croyez-vous pas que celui dont la pensée domine le corps se rapproche davantage de la divine nature dont il est émané, de l’intelligence suprême dont il est un rayon ?…

« Mon cher fils, tout a été erreur et exagération dans les jugements que vous avez portés.

« Vos premières impressions sur l’Amérique étaient beaucoup trop favorables ; et vous avez fini par la juger avec une injuste sévérité.

« Ce peuple, qui ne séduit point par l’éclat, est cependant un grand peuple ; je ne sais s’il existera jamais une seule nation dans laquelle il se rencontre un plus grand nombre d’existences heureuses. Rien ne vous y plaît, parce que rien n’est saillant aux yeux, ni lumières, ni ombres, ni sommets, ni abîmes… c’est pour cela que le plus grand nombre y est bien.

« Peut-être vous m’accuserez à votre tour de me complaire dans une illusion ; mais j’ai fondé sur ce peuple une espérance qui fait le charme de ma vieillesse… Lorsque je vois la multitude des sectes protestantes aux États-Unis, les divisions qui chaque jour pénètrent dans leur sein ; l’inconséquence, la frivolité des unes, l’absurdité des autres[2] ; lorsque, d’un autre côté, je considère le catholicisme, toujours un et immuable au milieu des sociétés qui changent et des sectes qui se multiplient, attirant à lui par son prosélytisme, tandis que les autres communions les plus favorisées demeurent stationnaires ; se ranimant enfin d’une vigueur nouvelle sur cette terre de liberté, comme un vieillard qui, après un long exil, retrouverait sa patrie… je ne puis m’empêcher de croire que la religion catholique est le culte à venir de ce pays… et cette pensée répand une douce clarté sur mes vieux jours. »

Quand le prêtre eut ainsi parlé, il se leva : « Mon ami, ajouta-t-il, ne restez point dans ce lieu. Prenez garde aux conseils funestes de la solitude et du malheur.

— « Mon père, m’écriai-je, vous m’avez préservé d’un grand crime… mais ne me demandez point un sacrifice supérieur à mon courage. Tant que coulera dans mes veines une goutte de sang, elle alimentera mon chagrin. Et qui donc, si j’abandonnais le désert, veillerait sur cette cabane, monument sacré de ma douleur ? Ne voyez-vous pas l’Américain avide passant la charrue sur des ossements pour féconder sa terre ?… Ah ! je ne laisserai point s’accomplir une pareille profanation ! »

Voyant ma résolution inébranlable, le vieillard me quitta en me disant :

« Souvenez-vous, mon enfant, que vous avez, non loin d’ici, un ami bien tendre ; puissiez-vous un jour venir vers moi… mais, mon cher fils, me dit-il en me montrant sa tête blanchie par les hivers, n’attendez pas trop long-temps… »

En disant ainsi, le vieillard s’éloigna, emportant mes bénédictions et laissant dans mon âme de profondes impressions.

J’étais toujours malheureux, mais je n’étais plus impie, car j’avais vu sur la terre l’image de la divinité dans un vieillard vénérable. J’étais également moins seul depuis que la religion était descendue dans mon âme, et l’aspect de la vertu calme et résignée avait ranimé mon courage.

Le jour suivant fut un jour de grandes réjouissances parmi les deux tribus indiennes qui se trouvaient réunies dans ce lieu. Le bateau qui portait les Cherokis laissés par Nelson au fort Gratiot venait d’arriver à Saginaw, et, grâce aux efforts généreux du père de Marie, les Ottawas avaient déposé les armes. Toute la nation des Cherokis se trouvait réunie ; les Ottawas consentirent à lui donner asile sur leurs terres. Un traité d’alliance fut conclu, et le bon accord parut établi entre les deux tribus. Nelson se fixa au milieu de ces sauvages et redoubla de zèle pour maintenir l’union entre eux et leur enseigner les vérités du christianisme. Il s’efforça de m’attirer près de lui : mais je ne voulus point quitter ma solitude et la tombe de Marie.


  1. Ville de la Caroline du Nord, située entre la Géorgie, la Caroline du Sud et la Virginie.
  2. Voyez, à la fin du volume, la deuxième partie de l’appendice intitulée : Note sur le mouvement religieux aux États-Unis.