Marie ou l’esclavage aux États-Unis/Épilogue

Charles Gosselin (p. 217-224).


Ainsi parla Ludovic ; plus d’une fois, pendant ce récit, le voyageur avait senti couler ses larmes. — Oh ! combien votre malheur me touche ! dit-il au solitaire ; quoi ! depuis tant d’années, vous vivez seul dans ce désert ! — Je n’y suis pas resté toujours, répliqua Ludovic ; j’ai tenté de l’abandonner, mais vainement !… il m’a fallu bientôt y revenir.

D’abord l’abondance de mes larmes et la violence de ma douleur me firent penser que ma vie serait promptement consumée, mais cette dernière espérance m’échappa, et je n’avais plus de force pour répandre des pleurs qu’il m’en restait encore pour exister ; je traînai alors dans ces lieux une vie misérable : j’étais accablé de la durée du temps dont rien pour moi ne hâtait le cours ; j’errais à l’aventure dans les forêts environnantes ; je cherchais de nouveaux lacs, des prairies vierges, des fleuves inconnus ; je chassais des animaux sauvages qui me servaient de pâture ; quelquefois, au milieu de mes excursions aventureuses, je m’arrêtais subitement ; appuyé au tronc d’un arbre, je méditais durant de longues heures ; tous les tristes souvenirs arrivaient dans la solitude. Cette rêverie de l’infortune finissait par troubler ma raison, et je tombais dans un profond accablement. Quand mon intelligence assoupie se réveillait, il me semblait, en me rappelant mes malheurs, que ma vie tout entière était un songe terrible ;… mais bientôt je me retrouvais en présence de l’affreuse réalité. Cent fois, chaque jour, je quittais ma chaumière, cent fois j’y revenais avec mes chagrins, mes ennuis et le poids accablant de mon isolement.

Alors l’idée du monde se représenta à mon esprit. Depuis qu’un coup fatal avait brisé ma vie, j’avais beaucoup réfléchi aux erreurs de ma jeunesse, je sentais combien il y avait eu de chimères dans mes premiers desseins. J’avais autrefois jugé le monde à travers des prestiges qui s’étaient évanouis… les rêves de mon jeune âge étaient toujours présents à mon esprit, mais ma raison les combattait ; je comprenais que, pour être propre à la société, il ne fallait pas envisager les choses du point de vue immense et sans limite où je m’étais placé d’abord ; qu’il valait mieux ne voir qu’un coin étroit du monde que de jeter sur l’ensemble des regards vagues et confus ; qu’enfin l’intelligence et la puissance humaine ont des bornes qu’elles ne peuvent tenter de franchir, sous peine de devenir stériles.

Délivré des illusions qui m’avaient égaré dans ma route, ne pouvais-je pas retourner parmi les hommes ?… Je ne m’abusais plus sur la somme de bonheur que le monde peut offrir… d’ailleurs, je repoussais loin de moi la pensée des félicités que j’avais autrefois rêvées ; mais je sentais en moi-même tous les mouvements d’une âme droite et pure. « Pourquoi, me disais-je, ne trouverais-je pas, dans mes rapports avec mes semblables, un peu de ce bonheur simple et tranquille que donne une conscience honnête ? Ne dois-je pas rencontrer des sympathies consolantes partout où il se trouve des hommes vertueux ? »

Dans cet état de mon âme je serais sans doute revenu en Europe si, à l’époque même où je fus atteint en Amérique d’une infortune affreuse, un autre malheur non moins cruel, arrivé dans ma famille, n’eût combattu dans mon esprit l’idée du retour en France, par la crainte de nouvelles angoisses ; j’appris que mon père n’était plus.

Alors je me rappelai Nelson : non loin de ma demeure, ce digne ministre de l’église presbytérienne travaillait avec ardeur à l’instruction religieuse des Indiens… Je pensai que je pourrais associer mes efforts aux siens, et, de concert avec lui, parvenir à la civilisation des Ottawas et des Cherokis.

Ayant rejoint le père de Marie, j’entrepris l’exécution de mon projet, je tentai d’enseigner aux indiens les principes qui sont la base de toutes les sociétés civilisées ; je leur exposai les avantages de la vie agricole et le bien-être que donnent les arts industriels ; mais tous me répondaient qu’il est plus noble de vivre de la chasse que du travail ; et en admirant les merveilles de l’art, nul d’entre eux ne voulait être ouvrier. Tandis que mes théories étaient méprisées, je voyais Nelson obtenir, dans les mœurs des Indiens, quelques réformes salutaires à l’aide de dogmes religieux, auxquels les Indiens se soumettaient sans raisonnement. Je reconnus alors que, si la religion est la meilleure philosophie des peuples éclairés, elle est la seule que comprenne une population ignorante ; et il me parut que Nelson entendait mieux que moi les faiblesses de l’intelligence humaine. J’aurais essayé de l’imiter si, en abordant le sujet de la religion, je ne me fusse trouvé en opposition de principes avec lui : j’étais catholique et lui presbytérien. Partant d’une doctrine différente, nos efforts se fussent contrariés, et, au lieu de resserrer l’union des Indiens, nous eussions semé parmi eux des germes de trouble et de division. Mon peu de succès dans cette première tentative ne me découragea pas : j’y avais puisé une nouvelle expérience qui venait fortifier toutes mes réflexions du désert.

Forcé de quitter Nelson et les Indiens, je pensai au vieillard qui m’avait visité dans ma solitude et dont la voix religieuse m’avait arrêté sur le bord de l’abîme… Je me rendis aussitôt vers lui… Je le trouvai entouré de la vénération de ceux parmi lesquels il avait passé ses jours. Cet exemple de la justice des hommes ranima mon courage.

Je formai dans le monde quelques relations ; je m’associai à plusieurs entreprises philantropiques, et résolus de me créer une existence politique. J’entrai complétement dans la vie réelle… mais je m’aperçus bientôt que je n’y trouverais point le bien-être que j’y cherchais.

Lorsque je voyais les œuvres de l’homme toujours incomplètes, les principes de justice et de vérité froissés sans cesse par des passions et des intérêts, les tentatives les plus généreuses entravées par mille obstacles, et les institutions les plus belles souillées d’imperfections, ma raison m’enseignait que tel devait être le spectacle offert par une société composée d’hommes. Cependant cette vue choquait mes regards et blessait tous mes instincts.

Témoin du bonheur calme et paisible dont jouissait le vieillard qui m’avait épargné un crime, je résolus d’étudier sa vie. La sérénité de son âme, la tranquillité de son esprit me paraissaient des biens inestimables. Ne pouvais-je pas, en l’imitant, devenir aussi heureux que lui ? Cependant, en voyant de près cet homme devant la vertu duquel je m’étais incliné comme devant l’image de Dieu même, je crus apercevoir de la petitesse dans sa grandeur. Ce prêtre sublime dans sa charité, et qui passait la moitié de ses jours en bienfaisance, consacrait l’autre à des pratiques de dévotion qui me semblaient étroites, minutieuses, puériles. Sans doute j’avais tort. Je reconnaissais intérieurement mon erreur : quand l’œuvre est si grande, le moyen peut-il être infime ? Cependant mes impressions étaient plus fortes que mes raisonnements.

Après avoir vu la vertu rapetissée par les infirmités de l’intelligence, je la trouvais ailleurs corrompue par des usages et des besoins sociaux.

Je vis un homme de mauvaises mœurs honoré du suffrage de ses concitoyens, parce qu’il possédait des talents politiques ; un autre devint un personnage important dans l’État parce qu’il avait des vertus privées. Une jeune fille faisait la joie de parents dignes et vénérables ; elle fut mariée par eux à un riche vieillard !…

Je reconnaissais bien qu’ainsi le veulent les misères de l’humanité. Tantôt le bien semble dépendre d’une vaine forme ; une autre fois le vice se trouve mêlé à la vertu même ; mais le mal ne me semblait pas moins triste, parce que j’en voyais la cause.

Je rencontrais partout les mêmes imperfections. Les sociétés de bienfaisance dont j’étais membre suivaient les inspirations de la charité la plus pure ; mais pour une plaie que nous pouvions guérir, mille demeuraient sans remède… Est-ce donc là tout le pouvoir de l’homme ? J’approuvais ceux qu’un aussi misérable résultat ne décourageait pas ; mais je me sentais incapable de les imiter. Vainement je prenais toutes les habitudes de la vie pratique et m’efforçais de me créer dans la société quelques intérêts : je n’y trouvais qu’ennui et dégoût.

Alors je jetai sur moi-même mi regard ferme et tranquille ; je n’accusai point la société d’injustice, ni ne déclamai contre la misère de l’homme ; mais, en interrogeant le passé, les souvenirs de ma jeunesse, mes longues infortunes et mes impressions présentes, je reconnus une vérité, triste et dernier fruit des expériences de ma vie : c’est que, tout en voyant mes erreurs, j’en subissais encore le joug ; que, dès l’âge le plus tendre, j’avais entretenu des illusions qui n’avaient pas cessé de m’être chères, depuis que je les avais abandonnées. Les premiers égarements de mon esprit m’avaient entraîné dans un monde fantastique où j’avais long-temps rêvé mille chimères ; et depuis que le voile qui couvrait mes yeux était tombé, je pouvais bien juger sainement le monde réel, mais non m’y plaire.

Je savais qu’il fallait s’attendre à trouver parmi les hommes beaucoup de mal, et ne pouvais supporter un monde où tout n’était pas bien. J’apercevais clairement l’impossibilité d’atteindre le but premier de mes ardents désirs, et j’avais renoncé à le poursuivre ; mais le but raisonnable auquel il est sage de viser n’avait aucun attrait pour moi ; en discernant le bonheur qu’on peut se procurer ici-bas, je me sentais incapable d’en jouir… Pour avoir trop long-temps vécu en dehors de la société, j’y étais devenu impropre… et mon imagination avait si long-temps nourri des rêves de perfection idéale, qu’elle ne pouvait plus rentrer dans les voies ordinaires de l’humanité… Je subissais le joug de l’habitude, chose si méprisable et si puissante.

Ce dégoût que m’inspira le monde n’excitait en moi aucune haine, et je reconnaissais que d’autres pouvaient aimer cette société imparfaite dans laquelle je ne pouvais pas vivre.

Je comprenais le bonheur de la bienfaisance se résignant à voir des maux qu’elle ne peut guérir ; le bonheur de la vertu souvent étroite dans ses vues, et impuissante dans ses actes, mais toujours heureuse de son intention pure ; celui d’une intelligence supérieure gouvernant les hommes, et s’abaissant, quand il le faut, au niveau des esprits vulgaires et des petitesses de la vie. Mais, en admettant l’existence de ce bonheur, je n’en voulais pas, parce que j’avais conçu l’idée d’un bonheur plus grand, plus pur, plus complet : celui-ci me manquait, parce que je n’avais pu l’atteindre ; je repoussais l’autre qui me paraissait méprisable.

Vainement je m’étais répété cent fois qu’ayant renoncé aux chimères, il fallait les oublier, et ne plus voir que les réalités au sein desquelles je voulais vivre… Il m’était impossible d’éloigner de ma vue les images brillantes dont j’avais reconnu le mensonge.

Un temps très-court suffit pour me démontrer que le mal que je portais en moi-même était sans remède ; je ne m’obstinai point à le combattre : j’en reconnus la grandeur et je me soumis. Sans passions, sans désespoir, je revins dans ce désert, seul lieu qui convînt à l’état de mon âme ; je ne pouvais plus demeurer parmi les hommes ; et cette solitude offrait du moins à mon cœur l’intérêt du souvenir le plus désolant, mais aussi le plus cher de ma vie.

Maintenant, je présente l’étrange spectacle d’un homme qui a fui le monde sans le haïr, et qui, retiré au désert, ne cesse de penser à ses semblables qu’il aime, et loin desquels il est forcé de vivre. Il est bien triste de sentir à chaque instant le besoin de la société, et d’avoir acquis l’expérience qu’on ne peut plus demeurer dans son sein. La source première de toutes mes erreurs a été de croire l’homme plus grand qu’il n’est.

Si l’homme pouvait embrasser la généralité des choses, ramener à un seul principe tous les faits de l’humanité, et établir sur la terre, par un acte de sa puissance, l’empire de la justice et de la raison, il serait Dieu ; il ne serait plus l’homme.

L’homme n’est pas satisfait de la part d’intelligence qui lui a été dévolue ; il voudrait que ses facultés morales fussent au moins plus hautes de quelques degrés… Mais à quel point s’arrêterait-il ? Si sa plainte était écoutée, à mesure qu’il s’élèverait, il voudrait monter davantage, jusqu’à ce qu’il arrivât à la perfection morale qui est Dieu ; mais alors il ne serait plus l’homme.

Ma seconde erreur fut de croire indigne de l’homme le rôle secondaire que sa nature bornée lui assigne… Les plus nobles passions, les sentiments les plus généreux peuvent se mouvoir dans le cercle étroit où sa puissance est renfermée : le résultat est petit, Mais l’effort est grand. Sans arriver jamais à la perfection, l’homme y vise toujours : c’est là sa grandeur. Tel est le but de l’homme sur la terre. Je vois ce but plus clairement que qui que ce soit ; cependant moins que personne je puis l’atteindre. — Malheur à celui qui, s’étant fait une orgueilleuse idée de la puissance de l’homme, s’est accoutumé à poursuivre des buts immenses, des projets sans limites, des résultats complets ; tous ses efforts viendront se briser devant les facultés bornées de l’homme, comme devant une invincible fatalité. »

Ici Ludovic s’arrêta. « Ainsi, lui dit le voyageur, depuis votre retour au désert, vous y passez vos jours dans un perpétuel isolement ?

— Oui, répondit Ludovic… Dans les premiers temps, le voisinage de Nelson et des Indiens qu’il instruisait fut pour moi l’occasion de quelques relations que j’acceptais sans les rechercher ; mais bientôt ce dernier lien fut brisé.

La paix qui régnait entre les Ottawas et les Cherokis fut troublée. L’hiver qui suivit mon retour à Saginaw fut très-rigoureux. Les lacs se couvrirent de glaces épaisses qui firent mourir les habitants des eaux. Privés de ce moyen d’existence, les Indiens n’eurent pour vivre d’autre ressource que le gibier des forêts, qui fut bientôt lui-même presque entièrement détruit.

Alors les Ottawas se rappelèrent que leur tribu était jadis seule maîtresse de ces lieux, et ils virent avec raison, dans l’arrivée des Cherokis parmi eux, la cause principale de leur détresse… Leur misère exalta sans doute leur ressentiment… Nelson fit de vains efforts pour conjurer l’orage qu’il voyait près d’éclater… Un jour, les Ottawas, réunis de toutes les parties du Michigan sur un seul point, peu distant de l’établissement des Cherokis, donnèrent le signal d’extermination, et après une lutte terrible, Nelson vit massacrer jusqu’au dernier des malheureux compagnons de son exil.

Rien ne saurait peindre la perfidie et la cruauté, durant la guerre, de ces hommes si humains et si droits pendant la paix…

Cet événement affreux porta le trouble dans l’âme de Nelson ; car son vœu le plus cher était de mourir au milieu des Indiens, après leur avoir enseigné les vérités de l’Evangile… Mais lorsque les infortunés pour lesquels il avait tout abandonné lui manquèrent, son stoïcisme fut ébranlé, et un jour il partit du désert, afin de retourner dans la Nouvelle-Angleterre, son pays natal, où il a repris, dit-on, les premières habitudes de sa vie. En quittant ces lieux, il fit de vains efforts pour m’entraîner avec lui. Je ne quitterai jamais Saginaw. Depuis ce jour, ma vie se passe uniforme et monotone… J’y ai marqué ma tombe auprès de celle de Marie.

— Oh ! combien je vous plains ! dit le voyageur ; que vous devez être malheureux !

— Oui, répondit Ludovic, mon infortune est cruelle, mais je la supporte avec courage… Mon plus grand chagrin est de penser que nul ne peut comprendre mon malheur, et qu’ainsi je n’excite la pitié de personne… Du reste, cette vie amère n’est point sans douceur : tous les jours je visite le monument, objet de mon culte. Chaque fois que je prie, incliné dans une religieuse extase, je crois entendre, au-dessus de ma tête, un concert joyeux de voix célestes, auxquelles répondent des accents tristes et mystérieux qui semblent sortir de la tombe : il y a beaucoup d’harmonie dans ces mélancolies de la terre et dans ces joies du ciel. Je ne doute pas, en les écoutant, que Marie ne soit déjà parmi les anges, et que son ombre chérie ne m’envoie ces douces illusions pour me convier au délicieux festin de l’immortalité.

Ces dernières paroles du solitaire jetèrent le voyageur dans une profonde rêverie…

Le lendemain, celui-ci prit congé de son hôte. On assure que, peu de temps après, il partit de New-York pour le Havre. En apercevant les côtes de France, qu’il devait ne plus revoir, il pleura de joie. Rendu à sa chère patrie, il ne la quitta jamais.