Marie ou l’esclavage aux États-Unis/15

Charles Gosselin (p. 166-181).


LA FORET VIERGE ET LE DESERT.

Chose étrange ! le départ de Nelson m’avait affligé vivement. Ses paroles sages, son adieu touchant, reposaient dans mon cœur. Cependant, l’avouerai-je, après son départ, demeuré seul avec Marie, je me trouvai plus heureux. J’atteste le ciel que mon âme était pure de toute coupable espérance. Mais, à partir de ce moment, Marie n’avait plus d’autre protecteur que moi, je serais auprès d’elle le seul être qu’elle aimât ; mon cœur se réjouissait aussi de n’être plus distrait par aucune amitié. Tel est l’amour, le plus généreux et le plus égoïste de tous les sentiments.

L’état de Marie n’avait rien d’alarmant ; aidé d’Ovasco, je l’entourai de mille soins qui n’étaient point nécessaires. C’était seulement du calme et du repos qu’il lui fallait. Une navigation de deux jours sur le lac Erié, dont les eaux se soulèvent comme les vagues de la mer, le bruit continu de la vapeur, qui tantôt gronde sourdement, tantôt s’échappe en cris perçans ; ce mouvement et ce tumulte perpétuel de la vie de vaisseau avaient accablé Marie et porté à ses nerfs un ébranlement général. Quelques nuits de sommeil paisible lui rendirent toutes les forces perdues. Alors nous songeâmes à partir ; mais il se présenta un obstacle que nous étions bien loin de prévoir.

Nous avions pensé qu’en prenant à Détroit une petite barque, il nous serait facile de gagner par eau Saginaw. Lors de notre arrivée, nous avions vu dans le port une foule de schooners, de sloops et de canots, qui, nous disait-on, étaient toujours prêts à remonter le fleuve pour aller à la baie Verte, à Saginaw, au saut Sainte-Marie. Mais lorsque notre départ étant résolu, je songeai à faire un choix parmi les embarcations, mon étonnement fut extrême de n’en pas voir une seule dans le port. Leur absence tenait à un événement qui me fut raconté de la manière suivante :

« Tous les ans, à la même époque, les Indiens arrivent des contrées les plus lointaines, sur la frontière du Canada, pour y recevoir des armes, des munitions, des vêtements que leur donnent les Anglais. Cette distribution gratuite, imaginée par une politique perfide, * se fait à une petite distance de Détroit ; ** les tribus sauvages qui vivent aux environs du lac Supérieur, de la baie Verte et de Saginaw, étaient accourues cette année, selon leur coutume ; elles venaient de repartir, et un grand nombre, qui avaient descendu le fleuve dans leurs canots d’écorce, avaient pris, pour en remonter le rapide courant, toutes les barques à voile qu’ils avaient pu trouver. »

[Note de l’auteur. * et ** Réf. ]

Cette circonstance nous jeta dans un grand embarras. Attendre le retour des bateliers, qui ne pouvaient être revenus qu’après plusieurs jours d’absence, dépassait notre courage ; dans notre impatience d’arriver au but tant désiré, tout retard nous était odieux. Nous étions plongés dans la perplexité la plus cruelle, lorsqu’on nous apprit qu’il existait un moyen d’aller par terre à Saginaw. « En prenant cette voie, nous dit-on, vous aurez une distance deux fois moins longue à parcourir. La route est, à la vérité, peu fréquentée… Quelques obstacles pourront s’offrir, mais faciles à surmonter. » Je crus ces paroles ; j’ignorais alors qu’il n’est pas d’entreprises si téméraires dont s’effraie un Américain ; je ne savais pas que son esprit hardi ne s’arrête que devant l’impossibilité absolue.

On nous dit que par terre nous pourrions, en trois journées, arriver sans fatigue à Saginaw, où les marchands de fourrures, qui commercent avec les Indiens, allaient quelquefois en un seul jour. Nous gagnerions d’abord Pontiac ; le second jour nous verrions la rivière des Sables, * et le troisième nous serions à Saginaw.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Le quinzième jour du mois de mai, par un de ces temps embaumés comme en donne la saison des fleurs, Marie et moi, accompagnés d’Ovasco, nous suivions la route de Détroit à Pontiac dans une petite voiture qui portait beaucoup d’amour et beaucoup d’espérance. Oh ! qu’il est doux, dans l’âge des désirs impétueux, de s’élancer ainsi comme à l’aventure vers un monde inconnu, quand on presse la main de celle qu’on aime, et qu’on respire appuyé sur son cœur ! !

Je ne pouvais concevoir le phénomène d’une route si belle, si large, si bien tracée au milieu d’une forêt sauvage. ** Cette forêt n’est cependant pas tout-à-fait solitaire ; on y rencontre çà et là quelques cabanes en bois, *** habitées par les pionniers américains. Peu soucieux de la nature sauvage, ces défricheurs industriels ne viennent point chercher dans le silence de ces lieux une vie tranquille et retirée ; ils arrivent au désert pour en saisir les avant-postes, servent d’aubergistes aux nouveaux arrivants, mettent en culture des terres qu’ils revendent avec profit ; ensuite ils vont au-delà, plus avant encore dans l’Ouest, où ils recommencent le même train d’existence et les mêmes industries. À Pontiac, la route cesse subitement. Alors de toutes parts s’offrit à nos yeux une épaisse forêt au travers de laquelle il était impossible de continuer notre voyage comme nous l’avions commencé. Marie était accoutumée à l’exercice du cheval ; nous pûmes donc, sans imprudence, recourir à ce moyen de transport.

[Note de l’auteur. ** Réf. [Note du copiste : *** Les Notes d’auteur en fin d’ouvrage ne comportent aucune référence au triple astérique ci-dessus. ]

J’appris à Pontiac que désormais nous aurions à suivre, au travers de la forêt, les détours d’un étroit sentier, connu d’un petit nombre d’Américains, et dont les Indiens seuls possédaient bien le secret. Un guide nous devenait nécessaire : je m’adressai, pour l’obtenir, à un marchand américain, qui était, me dit-on, en possession de rendre aux voyageurs les services de cette nature. Cet homme trouva tout aussitôt à sa disposition un Indien de la tribu des Ottawas… il fut convenu que je donnerais deux dollars, l’un pour le guide, l’autre pour celui qui me l’avait procuré. Cet arrangement me paraissait équitable ; mais le marchand, auquel je remis l’argent, garda le tout pour lui, et donna en compensation à l’Indien un lambeau d’étoffe usée, une espèce de haillon dont le sauvage parut fort satisfait. Après cela, contestez donc aux blancs leur supériorité sur les hommes rouges. Jusqu’à Pontiac quelques bruits du monde civilisé viennent encore de loin en loin troubler le silence des solitudes ; mais au-delà commence le pouvoir absolu de la forêt sauvage.

On n’entre point dans ce monde nouveau sans éprouver une secrète terreur. Plus de villages, plus de maisons, plus de cabines, plus de routes, plus de voies frayées. La hache et la cognée n’ont jamais flétri cette végétation qui s’étend sur la terre en souveraine, et dérobe le ciel à tous les regards ; l’industrie humaine n’a point souillé cette nature vierge. Vous heurtez à chaque pas des arbres renversés ; mais ces ruines ne sont pas de l’homme ; elles sont l’œuvre du temps. Dans nos forêts d’Europe les vieux arbres sont encore jeunes ; on ne leur donne point le temps de mourir ; on les tue dans l’âge de la vie. Leurs cadavres utiles à l’homme disparaissent aussitôt, et n’attristent point les regards. Telle n’est pas la forêt primitive de l’Amérique. On y trouve confondues les générations vivantes et celles qui ne sont plus ; au-dessus de nos têtes se balançait la verdure emblème de vie ; à nos pieds gisaient les rameaux brisés, les troncs vermoulus, débris de la mort. Ainsi s’avanceraient les hommes parmi des ossements, sans la pitié des tombeaux, qui rend la vie des enfants moins misérable, en leur cachant le néant des aïeux.

Nous marchions à travers les arbres de la forêt sans distinguer les traces du sentier que nous suivions sur la foi d’un sauvage. Onitou (c’était le nom de notre guide) portait sur son visage une expression de dureté et un air farouche qui sont communs à sa race ; il était maître de nos existences. Il pouvait nous trahir, exécuter quelque dessein funeste ; pour nous perdre, c’était assez qu’il échappât à notre vue, et nous livrât à nous-mêmes.

Cependant ces impressions graves et sinistres ne furent point de longue durée. Après une course de quelques heures durant laquelle nos chevaux égalaient à peine la vitesse de l’Indien, celui-ci s’arrêta. Je lui offris un peu de cette liqueur de vie, que les hommes de sa race, dans leur langage figuré, appellent l’eau de feu. Il en but, et sa physionomie prit tout-à-coup une expression si bienveillante, son regard naturellement sévère devint si doux, que je fus rassuré pour toujours. La forêt elle-même perdait de ses terreurs et s’offrait à nos yeux sous un riant aspect. À quelques milles au-delà de Pontiac, commence une délicieuse contrée : mille collines s’y succèdent formant autant de vallons dans lesquels une multitude de lacs répandent une éternelle fraîcheur, et présentent à l’œil les plus charmants paysages.

En parcourant ces belles forêts, si pleines de vie, si imposantes de vieillesse et si voisines du monde civilisé, il me semblait entendre des échos mystérieux raconter leur grandeur passée, et prédire leur prochaine destruction.

Oh ! comment vous peindrai-je l’enthousiasme dont mon âme fut saisie ? Nous nous avancions, Marie et moi, dans le silence et le recueillement, attentifs aux beautés que la nature offrait en foule à nos regards, veillant sur toutes nos émotions pour jouir de chacune d’elles. J’étais assez près de Marie pour que ma main pressât la sienne ; ainsi nous allions au désert, appuyés l’un à l’autre, elle sur ma force, moi sur son amour, partagés entre les sensations d’une scène sublime, et nos tendres sentiments encore accrus par les spectacles de la nature. Que d’images ravissantes offertes à nos yeux ! Quel trouble délicieux dans nos âmes ! Comme la douce impression du présent s’accordait bien avec nos charmants rêves d’avenir ! À peine arrivés à Saginaw, Marie serait mon épouse chérie ! Ainsi ma bien-aimée marchait, sous ma conduite, à l’autel nuptial, au travers de mille fleurs écloses sous nos pas, de mille feuillages suspendus sur nos tètes, sous une voûte de soleil, d’ombre et de verdure… Heureux, hélas ! que l’horizon nous fût caché ! car sans doute il contenait des orages !

Etranges mystères de notre nature ! le sommet imposant de la montagne abaisse l’orgueil de l’homme ; le tumulte d’une mer grondante repose l’âme ; et, dans le silence de la forêt solitaire toutes nos passions se déchaînent ardentes et impétueuses ! !

Je redoutais pour Marie les fatigues de la route : mais elle combattait mes inquiétudes avec des paroles pleines d’un charme inexprimable.

« — Mon ami, me disait-elle, je me sens forte, car je marche vers un bonheur inespéré… » Elle me disait encore : — « Cette retraite solitaire vers laquelle nous allons était l’objet de mes plus ardents désirs, et le dernier terme de mon ambition ; mais toi, Ludovic, n’as-tu point de regrets ? »

Et moi je lui répondais : — « Ma bien-aimée, pendant long-temps je n’ai pas su pourquoi j’existais, et j’ai souvent reproché à Dieu les jours inutiles qu’il m’imposait ; ton amour seul m’a révélé le secret de la vie.

« Dans mon plus vif enthousiasme pour la gloire, j’étais incertain si je ne poursuivais pas une chimère… La gloire ! ! c’est la grandeur d’un homme avouée par ses semblables… Mais cet aveu, qui le fait ? — la postérité seule.

« La gloire, c’est le soleil de l’âme ; il ne brille qu’après le néant du corps… sa divine lumière ne réjouit que des ombres…

« Mon amie, l’amour ne nous trompe point ainsi : ta douce voix qui m’enchante n’est point un mensonge ; ton regard qui m’enivre de volupté n’est point une illusion ; ta main enlacée dans la mienne n’est point une chimère. O Marie ! l’amour aussi trompe nos cœurs, mais c’est pour leur donner une félicité si grande qu’ils ne sauraient la contenir. »

Tels étaient nos entretiens sous les sombres portiques de la verdure, lorsque nos yeux sont frappés subitement d’une vive clarté ; à mesure que nous avançons, le jour augmente, jusqu’à ce qu’enfin l’ombre disparaît avec le dernier arbre de la forêt… Nous nous trouvons en face d’une vaste prairie où la nature la plus variée, la plus riche et la plus gracieuse resplendit à nos yeux dans un torrent de lumière.

Ici l’Indien nous avertit par signes que c’était un lieu de halte. Nous avions devancé son avis. Saisis d’admiration à l’aspect de cette scène nouvelle, nous nous étions arrêtés, Marie et moi, sans nous prévenir l’un l’autre, et comme par un mouvement simultané d’enthousiasme sympathique.

Tandis qu’Onitou et Ovasco conduisaient nos chevaux à une fontaine voisine, bien connue de l’Indien, Marie s’assit près de moi sous les rameaux d’un alcée. Nous étions adossés à la forêt, et la prairie qui s’étendait devant nous déroulait à nos yeux toute sa magnificence.

Qu’une belle femme, vive, ardente, passionnée, vous apparaisse tout-à-coup pendant une rêverie d’amour ; l’accord charmant de ses traits, la douce mélodie de sa voix, le concert plus doux encore des grâces dont elle est ornée, l’enchantement qui s’exhalent de son souffle embaumé, de sa chevelure flottante, de son brûlant regard ; tout en elle est harmonie, parfum, volupté.

Telle parut à mes yeux la prairie sauvage.

Sur un fond de verdure nuancé de mille couleurs, une multitude d’insectes aux ailes de pourpre et d’or, de papillons diaprés, d’oiseaux-mouches au corsage de rubis, de topaze et d’émeraude, se croisaient en tous sens, rasaient la prairie, s’entremêlaient aux fleurs, tantôt posés sur une faible tige, tantôt élancés d’un calice odorant ; les uns, faibles créatures d’un jour ; les autres comptant déjà des années de bonheur, tous pleins de vie et d’amour ; ici fuyant pour mieux s’attirer ; là volant entrelacés, et s’aimant encore au plus haut des cieux, comme pour porter à Dieu le témoignage de leurs joies ; une atmosphère énervante par sa douceur, toute parsemée de corps étincelants qui figuraient aux yeux des myriades de fleurs et de pierreries voltigeant dans les airs.

Telle était la scène qui s’offrait aux regards. De tous côtés arrivaient les doux gazouillements, les tendres soupirs, les gémissements heureux. Il semblait que tout, dans ce lieu fortuné, prît une voix pour se réjouir. Le moindre vermisseau bruissait un plaisir ; chaque rameau de la forêt rendait un écho de bonheur ; chaque brise de l’air apportait un accent d’amour.

Au milieu de cette magie de la nature sauvage, enivré du souffle de Marie qui respirait sur mon cœur, et du parfum de sa chevelure sur laquelle j’étais penché, saisi du charme irrésistible de cette solitude, où tout existait pour aimer, je m’inclinai vers Marie, et mes lèvres avant rencontré ses douces lèvres, je demeurai attaché à cette coupe de miel et de délices. Bonheur silencieux ! ravissante extase ! volupté du ciel, et pourtant incomplète… car un vent brûlant passait sur mon âme et y allumait d’impétueux désirs ! Confiante dans mon amour, la vierge pure ne pensait point à me résister… Alors un combat terrible s’engagea dans le fond de mon cœur. Mille flammes ardentes le dévoraient, et mon sang se précipitait bouillant dans mes veines…O ma bien-aimée ! la beauté même qui m’inspirait ces transports, et ton innocence qui rendait ma victoire si facile, me sauvèrent d’une faiblesse et d’un remords. Dans cet instant d’égarement et de fascination, au milieu de cet éblouissement qui s’empara de tout mon être, tu m’apparus, vision charmante, dessinée dans mon imagination sur un ciel bleu parmi des images roses ; tu m’apparus, créature enchantée sous les traits immatériels qu’on prête aux génies célestes, c’était toujours toi, Marie ; mais toi, plus belle encore, plus séduisante de grâce, de candeur et de pureté. Je te voyais à travers le voile transparent d’un avenir de quelques jours dans notre asile fortuné de Saginaw, au milieu d’une nature encore plus riche, dans une solitude encore plus aimante ; devenue mon épouse chérie, tu reposais sur mon cœur, enlacée dans mes bras, me prodiguant sans trouble mille tendres caresses que je recevais sans remords… et je frémis en songeant que j’allais tacher cette blanche fleur, lui ravir son parfum d’innocence, infecter de vices et d’amertume la source pure d’une délicieuse félicité ! Je ne pensais point à Nelson, à ses conseils, à la honte de trahir sa confiance ; ô mon amie ! le ciel m’est témoin qu’en m’arrachant de tes bras où je mourais de bonheur, je ne cédai qu’à notre amour !

En ce moment, un bruit confus frappa mon oreille des voix d’hommes, des hennissements de chevaux, des aboiements de chiens, se faisaient entendre. Bientôt nous aperçûmes une troupe d’Indiens qui venaient vers nous en suivant le sentier que nous avions parcouru. Mon premier mouvement fut un sentiment de crainte : quels étaient ces Indiens ? d’où venaient-ils ? comment se trouvaient-ils entre nous et le village que nous avions quitté le matin même ! Notre guide était-il sincère ? Cette halte qu’il nous avait engagés de faire n’était-elle point conseillée par la trahison ? Si les Indiens nous attaquaient, quelle résistance pourrai-je leur opposer ? Comment défendrais-je Marie ? Placés entre ces sauvages et des espaces inconnus, toute fuite nous était impossible : les plus sinistres pensées remplissaient mon âme. Ma frayeur s’augmenta lorsque je vis Onitou s’entretenir familièrement avec ceux qui marchaient en tête de la troupe. Bientôt toute une tribu d’Indiens s’offrit à nos regards : hommes, femmes, enfants, bagage, fortune, foyer domestique, tout était là.

Ici s’avançait une jeune femme portant son enfant sur son dos ; on en voyait une autre se séparer de la bande, et assise au pied d’un vieux chêne, présenter sa mamelle à son nouveau-né ; çà et là des Indiens se glissaient, comme des bêtes fauves, parmi les lianes, à la recherche de quelques fruits sauvages ; d’autres s’arrêtèrent sous nos yeux, et prenant la prairie pour salle de festin, se rangèrent autour d’un feu allumé à la hâte, au-dessus duquel ils suspendirent les chairs encore palpitantes d’un chevreuil et d’un élan. À mesure qu’ils passaient près de Marie, je les regardais avec ce sourire forcé que prend la crainte, quand elle affecte la confiance. Tous portaient sur leurs figures une expression farouche et sauvage. Le plus grand nombre feignaient de ne pas nous voir. Quelques-uns nous jetaient un regard d’orgueil et de mépris. Un seul, en nous voyant, sourit gracieusement ; mais ce fut un éclair passager. Son visage redevint tout-à-coup dur et sévère.

J’ai su depuis que ces Indiens, de la tribu des Ottawas, qui vit au Nord du Michigan, étaient venus à Détroit pour se rendre au Canada ; et que là, ayant appris l’arrivée des Cherokis, et leur départ pour Saginaw, ils s’étaient remis subitement en route, afin de précéder ces nouveaux venus au lieu de leur débarquement, et d’observer leur invasion.

Nous continuâmes notre route sans encombre, et j’appris à voyager parmi les sauvages du Nouveau-Monde avec plus de sécurité que je ne faisais chez quelques peuples européens d’antique civilisation. Le jour approchait de son déclin ; nos ombres et celles de nos chevaux s’allongeaient à notre droite. À l’extrémité de la prairie, nous retrouvâmes la forêt. Peu de temps après, nous étions sur le bord méridional de la rivière des Sables ; c’était le bord opposé qui devait nous fournir un asile pour la nuit ; le lendemain nous partirions pour Saginaw. Conduits par Ovasco et par Onitou, nos chevaux passèrent la rivière à la nage ; je fis monter Marie dans un canot d’écorce que nous trouvâmes sur le rivage ; je me plaçai près d’elle, et je dirigeai de mon mieux la petite barque qui portait un être adoré, mes espérances et toute ma destinée. Je me rappellerai toujours avec délices ce court instant de bonheur : c’était l’heure où le jour cesse, et où la nuit n’est pas encore venue ; quand les oiseaux de lumière ont fini leurs concerts, et que ceux des ténèbres n’ont pas commencé leurs chants lugubres ; alors que, succédant aux ardeurs du soleil qui réveille et vivifie tout, l’astre des nuits répand ses molles clartés sur la nature qui s’endort.

Admirable contraste ! à ces voix innombrables, à ces chants, à ces murmures, à toutes ces harmonies de la journée, avait succédé un silence profond ; tout se taisait autour de nous ; pas un bruit lointain ne frappait notre oreille, des mouches aux ailes de feu * semaient dans l’air, en voltigeant, mille bluettes enflammées, qu’on eût prises pour les étincelles d’un vaste incendie, sans la délicieuse fraîcheur qui régnait autour d’elles.

[Note du copiste : * Les Notes d’auteur en fin d’ouvrage ne comportent aucune référence à l’astérique dans le paragraphe ci-dessus. ]

Tout pleins du calme que nous respirions, incapables de prononcer une parole, nous retenions notre souffle de peur de troubler le silence de la nature ; nous demeurions immobiles, et notre canot s’en allait au gré du courant. Déjà, dépassant la cime des grands pins, la lune projetait sur nous sa clarté mystérieuse, et reflétait ses rayons tremblants sur la surface de l’onde, légèrement agitée par notre frêle esquif ; la paix de l’atmosphère était entrée dans nos âmes ; nous ne pensions point, nous avions le cœur plein ; notre bonheur s’était modifié comme la nature elle-même, tout-à-l’heure si vive, si ardente, si animée, maintenant tranquille et muette. C’était le soir, tendre crépuscule du désert et du cœur, douce rosée qui venait rafraîchir nos âmes brûlées par les passions du jour.

Comme je prenais une rame pour diriger notre canot vers le rivage : — « Oh ! mon ami, quel malheur ! s’écria Marie d’une faible voix ; arrivés déjà ! que ne suivons-nous ce courant qui nous entraîne si doucement ? comme on respire bien ici ! comme il est pur l’air que n’a point souillé le souffle des méchants ! Oh ! faut-il sitôt quitter ces lieux ? où trouver plus de calme, plus d’émotions douces, plus de bonheur tranquille !… » Et la charmante fille se penchait vers moi, retenait mon bras et me disait encore : « Qu’il serait doux, nous abandonnant au cours de cette rêverie presque céleste, et suivant avec foi les eaux de ce fleuve qui nous bercent si mollement ; qu’il serait doux, mon ami, de mourir ensemble dans une extase du cœur, et de monter au ciel par un élan de nos joies vers Dieu ! Nous ne ferions que changer de patrie… Le bonheur des anges peut-il surpasser celui que nous éprouvons ? mais jouirons-nous encore ici bas d’une pareille félicités ? »

Je la guidais vers le rivage, et je lui disais : « Marie, je ne sais si tu es une créature de la terre ; car ta voix, ton langage, toute ta personne, sont pleins d’un charme divin… Quand je vois couler tes larmes, je te prends pour l’ange de la mélancolie aspirant à remonter au ciel où l’innocence ne pleure plus ; mais quand ta voix m’enchante et module des sons de bonheur, je ne sais plus que penser de l’être surhumain qui a connu les félicités célestes, et ne méprise pas les joies de la terre… Ma bien-aimée, aie foi dans mon amour ; un air plus doux et plus pur, une contrée plus riante encore, une nature encore plus belle, nous attendent au-delà ; nous serons mieux qu’ici ; car nous serons encore plus loin du monde que nous haïssons… Vois comme le bonheur se révèle à nous par degrés à mesure que nous fuyons davantage… »

Sur quel rivage nous eût trouvés l’aurore du lendemain, si, cédant à la voix de Marie, et au sommeil qui s’emparait de toute la nature, j’eusse livré notre barque aux hasards du courant ? Je ne sais. L’asile que choisit notre raison vaut-il celui que nous désignent les caprices du vent, les détours de l’onde, les ombres de la nuit ? *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Notre abri durant la nuit fut une petite cabane en bois, habitée par un Américain de la Nouvelle-Angleterre, qui s’est établi près des Indiens pour faire avec eux le commerce des pelleteries.

À notre arrivée, nos chevaux furent abandonnés dans une étroite enceinte voisine de l’habitation. Notre hôte s’empressa de faucher leur nourriture dans un champ d’avoine sur pied ; puis, prenant une hache, il coupa dans la forêt un arbre, dont il nous fit du feu pour nous préserver des fraîcheurs de la nuit. Les pièces de bois, dont la cabane était formée, laissaient l’air extérieur pénétrer par mille ouvertures, et l’humidité du rivage se faisait déjà sentir. Bientôt une flamme pétillante, nourrie de pommes de pins, éclaira notre obscure demeure, et nous fit voir un réduit étroit, mais remarquable par sa propreté. Une femme, au visage pâle et maigre, parut ; c’était celle de notre hôte ; autour d’elle étaient groupés plusieurs enfants en bas âge. Une image grossièrement peinte, représentant le général Washington, était suspendue au-dessus de la cheminée. Aux États-Unis, Washington est le dieu de la chaumière comme celui du Capitole !… Sur une table placée au centre du logis, on voyait disséminées plusieurs feuilles d’un journal de New-York, de date assez récente. Tout, chez nos hôtes, annonçait plus de bien-être matériel que de bonheur ; leurs manières polies sans élégance, leur langage correct sans ornement, leurs connaissances exactes, mais bornées, tout prouvait qu’ils n’étaient pas nés au désert, et qu’ils appartenaient à la classe moyenne d’une société civilisée. Leur seul but, leur idée fixe était de faire fortune ; ils étaient comme tous les Américains.

La femme nous prépara un repas modeste, et le thé nous fut servi sous la cabane du désert. Cette situation singulière n’eût point été sans charmes pour moi, si Marie eût pu en jouir elle-même ; mais elle était souffrante ; une longue journée de route l’avait affaiblie ; elle ne prit aucune part au repas qui devait réparer ses forces. Je donnai tous mes soins à lui préparer un lieu de repos ; une peau de buffle lui servit de lit ; je couvris ses pieds de mon manteau… alors, accablée de sommeil, Marie prit une de mes mains en gage de sécurité, et, s’étant penchée sur moi, elle s’endormit. Bientôt tout le monde reposa en silence autour de moi ; seul je veillais attentif au dedans, et épiant les moindres bruits du dehors ; veille imposante au fond de la forêt sauvage, dans la cabane solitaire, où brillaient quelques flammes vacillantes, seul mouvement qui se fit autour de moi ; veille silencieuse qui fit apparaître à mes yeux, comme des fantômes, les souvenirs de ma jeunesse, mes ambitions, mes vastes desseins, les grandeurs et les misères de ma vie, les illusions avec les désenchantements, les amours avec les espérances ; veille presque fébrile, durant laquelle l’imagination va mille fois du passé à l’avenir, du désespoir au bonheur, de la sagesse à la folie ; et ne s’arrête qu’à l’instant où, dominée par l’ascendant d’un pouvoir irrésistible, la pensée chancelle, fléchit par degrés, se relève avec effort, puis retombe et va mourir enfin dans la nuit du sommeil…

Avant que mes paupières se fussent affaissées, j’avais remarqué que le repos de Marie était troublé par des mouvements soudains, des tressaillements, des paroles entrecoupées. Le matin elle se réveilla en sursaut. Son premier mouvement fut de ressaisir ma main qu’elle avait abandonnée en dormant. Ce geste me tira moi-même de mon assoupissement, et, en revoyant Marie, que je n’avais pas eu la force de veiller une nuit entière, je compris toute l’impuissance de la volonté.

Marie était triste et pensive : « Mon ami, me dit-elle, si je n’étais près de toi, je craindrais de grands malheurs… car j’ai eu des songes terribles. »

Je remarquai avec chagrin que la nuit ne l’avait point reposée… et l’agitation extrême de son sang me fit penser que la fièvre l’avait saisie… Que faire ? Demeurer dans cette cabane solitaire ! Nous arrêter si près du but ! il ne nous fallait plus qu’un jour de voyage. Le soir nous arriverions à Saginaw pour y rester toujours. Ne devions-nous pas, à tout prix, gagner ce lieu de repos, qui rendrait à Marie ses forces, et verrait commencer notre bonheur ? Je dis mes pensées à Marie. « Oui, me répondit-elle, oh ! oui, allons vite à Saginaw… c’est là que nous serons heureux,… tu me l’as promis… »

Nous partîmes à l’heure où la nature a coutume de retrouver la voix avec la lumière ;… mais une nouvelle scène nous réservait de nouvelles impressions… Avant d’arriver à la rivière des Sables, nous avions parcouru de sauvages solitudes ; après l’avoir quittée, nous entrâmes véritablement dans le désert… Nous marchions sans entendre le chant d’un oiseau, le bourdonnement d’un insecte, le mouvement d’un seul être vivant… Ce n’était plus le silence de la nature qui se repose après les chants du jour, et qu’on entend encore respirer pendant qu’elle dort… c’était le silence morne du néant… Le seul bruit qui frappât notre oreille était causé par les pas de notre guide et par ceux de nos chevaux ; bruit régulier qui ajoutait encore à la monotonie du lieu. Plus de vallons, plus d’échos, plus de prairies, plus de ciel ; partout la forêt, partout les mêmes arbres, partout un sol uniforme ; à chaque pas nouveau, nous retrouvons le site que nous venons de quitter. Il semble que nous marchions sans avancer, jouet d’une puissance invisible, qui nous donne l’illusion du mouvement et paralyse nos efforts. Nous allons toujours… toujours… et la scène ne change pas ! ! Où sommes-nous donc ? Suivons nous notre route ? Où est le Nord vers lequel nous devons aller ? le Sud que nous devons fuir ? je crois que nous retournons sur nos pas ; que cette forêt est grande !… et si elle ne finissait pas ! ! elle devient de plus en plus épaisse ; ses ombres plus solennelles… ses voûtes muettes sont si pleines de silence, de terreurs et de mystères, qu’on se croit engagé dans des catacombes et perdu dans leurs détours.

Ces impressions étaient d’autant plus puissantes sur nous qu’elles contrastaient avec toutes les émotions de la veille, les unes si brûlantes, les autres si douces. Je sentais le froid pénétrer dans mon âme et comme une barre d’airain qui pesait sur mon cœur.

« Mon Dieu, me dit Marie en se rapprochant de moi et en saisissant ma main, que cette solitude est profonde et terrible !… » — Et comme son esprit était prompt à saisir les funestes présages : « Mon ami, me dit-elle, sois sûr que ce jour sera un jour fatal… je ne sais pourquoi le souvenir de Georges ne me quitte point ; sans doute quelque affreux malheur… »

Elle n’acheva pas : une larme compléta sa pensée. Je m’efforçai de la rassurer et de lui donner plus de sécurité que je n’en avais moi-même… Cependant je fus vivement frappé de l’altération dont tous ses traits portaient l’empreinte. Je pensai qu’un peu de repos la soulagerait, et j’ordonnai à notre petite caravane de s’arrêter.

Durant cette halte, je demandai par signes à Onitou, si nous approchions de Saginaw. Il comprit très-bien ma question, et dessinant sur la terre deux points qui figuraient, l’un Saginaw, l’autre la rivière des Sables, il tira une ligne de l’un à l’autre, et marqua sur cette ligne un troisième point indiquant la place que nous occupions ; ce point se trouvait au tiers de la ligne ; nous n’étions donc qu’au tiers de notre route. Un instant après, et tandis que nous étions assis sous l’ombre d’un catalpa, nous voyons l’Indien se lever, prendre sa course devant nous, plus léger qu’un chevreuil, en criant : Saginaw ! Saginaw ! et en nous montrant le soleil déjà parvenu au milieu de sa course.

Alors Marie fit un effort courageux pour se lever ; nous continuâmes notre route dans le désert… Je m’aperçus bientôt à la voix de Marie que ses forces allaient toujours en déclinant. Après de longues heures de marche, j’ordonnai de nouveau à notre guide de s’arrêter… mais, à ma voix, il redoubla de vitesse, en m’indiquant, par un geste expressif, que le soleil était descendu dans le sein de la terre et que la forêt allait bientôt se couvrir de ténèbres. Cependant le désert présentait à nos yeux un aspect de plus en plus effrayant. Le sentier que nous suivions était si étroit que Marie et moi ne pouvions plus aller de front ; il était à peine marqué ; sans cesse on le perdait de vue, et alors nous avions l’air de marcher à tout hasard au travers de la forêt. La nuit étant venue, le silence avait cessé, mais la solitude avait pris une voix terrible et lugubre. On n’entendait que le meuglement des ours et le chant sinistre des oiseaux nocturnes. La lune, qui mêle un charme aux nuits les plus funestes, comme l’amour d’une belle femme répand de secrets enchantements sur une vie malheureuse, ne se montrait point encore…

Alors en pensant à Marie, à ses souffrances, que trahissaient quelques cris échappés à la douleur, je sentis mon sang se glacer dans mes veines et mes forces prêtes à défaillir… Dans cet état de faiblesse physique, ma raison elle-même fut troublée, et mon imagination me fit voir autour de Marie une foule de monstres fantastiques qui menaçaient son existence ; je les voyais tantôt sous les traits d’une hyène dévorante, tantôt sous la forme d’un hideux reptile. Les uns, avides de meurtres et de sang, attendent leur proie au passage… mon Dieu ! s’ils allaient s’élancer sur Marie ! Les autres se suspendent aux rameaux des arbres ; ils tomberont comme la foudre sur celle que j’aime et prendront sa vie avant que je l’aie seulement défendue. Et j’inventais mille autres chimères si faciles à créer quand on a l’âme saisie d’une grande douleur et l’imagination engagée dans des régions inconnues. Les heures s’écoulent, la nuit s’avance, nos chevaux ralentissent leur marche, la fraîcheur s’élève de la terre… Marie gardait un silence profond qui redoublait mes angoisses. Je prends sa main ; je la trouve brûlante : « Mon ami, me dit-elle d’une voix à demi éteinte, n’allons pas plus loin ; je me sens mourir… »

À ces mots, mon cœur se brisa ; je ne sais quelle résolution insensée allait sortir de mon désespoir, lorsque notre guide s’arrête tout-à-coup et crie trois fois : Saginaw ! Ce cri, jeté dans le désert, y trouve un long retentissement et nous revient répété par mille échos ; le premier tumultueux, le second moins fort, suivi de plus faibles encore. La forêt cesse tout-à-coup ; nous entrons dans une prairie, nous y marchons quelque temps en descendant une pente presque insensible. Enfin nous voyons le bord d’une large rivière : celle rivière était la Saginaw, et le bord opposé, l’asile que nous cherchions.