MARIE D’ÉNAMBUC.

I.

Sur la côte occidentale de la Martinique, au-delà de cette vaste plage sablonneuse qui s’étend entre l’anse Thomazo et la haute falaise appelée le Morne-aux-Bœufs, il y avait, vers le milieu du xviiie siècle, une possession dont les limites touchaient d’un côté le rivage et s’avançaient de l’autre jusqu’au pied du Morne-Vert. Ce magnifique domaine appartenait à M. d’Énambuc du Parquet, lieutenant-général du roi de France aux Antilles. M. d’Énambuc était parvenu à une de ces hautes fortunes réservées aux hommes d’élite qui savent poursuivre leur voie à travers tous les obstacles et tous les périls. Cadet d’une noble famille de la Normandie et réduit à une très mince légitime, il était passé aux îles avec le grade d’officier de marine, et, par son courage, son habileté, la fermeté prudente de son caractère, il y avait conquis une autorité indépendante et absolue. Sa puissance égalait celle des princes souverains ; sujet du roi de France, il renouvelait en Amérique un de ces pactes féodaux dont aucun exemple n’existait plus dans la mère-patrie : il était seigneur propriétaire de la Martinique, de la Grenade et de Sainte-Lucie. Comme les anciens grands vassaux de la couronne, il avait droit de haute et basse justice dans toute l’étendue de ses domaines ; les magistrats qu’il nommait ne relevaient d’aucun parlement ; leurs jugemens étaient sans appel, et dans tous les cas, même celui de la peine de mort, il avait le plus beau droit de la souveraine puissance, le droit de grace. Sous le titre de lieutenant-général du roi de France, il levait des troupes, commandait les expéditions et pouvait faire la guerre à quiconque n’était ni sujet ni allié de son souverain. Il avait des gardes, des officiers, des gentilshommes, il régnait enfin.

Pendant son dernier voyage en France, lorsqu’il était allé recevoir l’investiture de cette grande autorité, M. d’Énambuc avait épousé à Paris une demoiselle pauvre, mais de haute noblesse, et qui tenait par alliance aux meilleures familles du royaume. Ce fut un étrange changement dans la destinée de cette jeune fille ; elle quitta son obscure maison de la rue Culture-Sainte-Catherine pour aller à l’autre extrémité du monde chercher une fortune, des honneurs qu’elle n’avait jamais ambitionnés. En arrivant à la Martinique, elle trouva sa maison formée ; elle eut des demoiselles, des pages, des gentilshommes, toute une cour ; sa suite était aussi nombreuse que celle d’une princesse du sang ; il ne lui manquait que le titre. D’abord on l’appela Mme la générale, puis tout simplement Madame, et c’était ainsi qu’on la désignait dans toute l’île, comme on s’était habitué à nommer le lieutenant-général, Monsieur. La jeune femme accepta avec un naïf orgueil tous ces honneurs. Elle avait quinze ans à peine quand elle arriva, et son jeune âge, sa beauté, ses qualités charmantes lui gagnèrent l’affection de toute cette population turbulente et mêlée qui habitait la colonie. Les blancs, les riches créoles lui témoignaient un grand respect ; les noirs et tout le pauvre peuple l’appelaient la petite reine. Tandis que le général s’occupait de son gouvernement, elle donnait des fêtes au fort Saint-Pierre ; ou bien, retirée à son habitation des Mornes, elle s’y reposait dans les molles et somptueuses habitudes de la vie créole.

C’était un délicieux séjour que celui des Mornes. La maison, bâtie en pierres et flanquée de quatre grands pavillons, s’élevait entre deux massifs de caneficiers dont les hautes cimes dépassaient son toit d’ardoise. Bien qu’il n’y eût sous ses murailles ni palissades, ni fossés, elle n’était pas cependant sans quelques moyens de défense ; les fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de solides contrevents, une espèce de herse pouvait au besoin s’abaisser derrière la grande porte, et le vestibule était précédé d’un passage voûté où quelques hommes déterminés auraient suffi pour arrêter une armée. À l’entour de la maison, il y avait un jardin irrégulièrement planté, et clos de tous côtés par une haie de raquettes ou figuiers d’Inde. Cette plante, qui dans les régions tropicales atteint la hauteur d’un grand arbrisseau, formait un mur naturel plus inexpugnable que les meilleurs retranchemens. Ses larges feuilles charnues et armées de longues épines opposaient une formidable barrière à quiconque eût osé tenter le passage, et son fruit même, tout hérissé de ces dards aigus dont la cruelle piqûre traverse les plus forts vêtemens, semblait défier la main imprudente qui se fût avancée pour le cueillir. Cette redoutable muraille était coupée en un seul endroit par une grille qui faisait face à la porte principale et à travers laquelle on apercevait les allées sinueuses et ombragées du jardin.

Non loin de la maison et en descendant vers la plage, il y avait les cases à nègres, le moulin à sucre et toutes les dépendances d’une vaste exploitation. De magnifiques cultures s’étendaient aux environs et jetaient leurs teintes variées sur ce paysage. Dans les bas-fonds, les cacaoyers croissaient à l’abri du vent qui flétrit leur feuillage délicat ; les terrains secs étaient plantés de maïs dont les épis fuselés ont la couleur de l’or, et les champs de cannes à sucre formaient de longs sillons d’une verdure jeune et gaie entre lesquels se balançaient de sveltes bouquets de cocotiers. Mais au-delà de ces riches cultures la terre avait encore tout le luxe sauvage de sa végétation primitive ; on ne découvrait aucune trace du travail de l’homme dans les profondes vallées qui séparent les Mornes ; partout des bois inextricables coupés par des savanes solitaires et dominés par des montagnes chauves, partout une nature vigoureuse et sombre sur laquelle rayonnait le ciel ardent des Antilles. Quelquefois une fumée blanche s’élevait en longues colonnes du milieu de ces épaisses forêts, ou bien un incendie resplendissait tout à coup au loin et dévorait l’herbe desséchée des savanes : à ces signes, on reconnaissait la présence des sauvages qui vivaient dans l’intérieur de l’île. Ces peuplades étaient remontées vers le haut pays à mesure que les Européens avaient envahi les côtes, mais ce n’était pas sans avoir d’abord essayé de défendre leur territoire. Les premiers colons avaient soutenu contre elles plusieurs combats, les habitations écartées avaient été souvent ravagées et brûlées par ces hordes qu’animait un féroce instinct de vengeance ; mais maintenant elles étaient affaiblies et peu redoutées. Quelques relations commerciales s’étaient même établies entre les Caraïbes et les habitans du fort Saint-Pierre. Plus d’une fois de légères pirogues avaient paru sur la rade, et les sauvages qui les montaient avaient salué avec des cris d’étonnement et d’admiration les vaisseaux de haut-bord ancrés au mouillage, les édifices élevés sur la côte, et surtout cette habitation des Mornes, la plus belle et la plus considérable de toute l’île. Ils contemplaient avec une sorte de stupéfaction la maison à trois étages, le large perron à double escalier et le toit d’ardoises qui reluisait au soleil comme le dos écailleux de quelque gigantesque poisson ; mais ils admiraient de loin toutes ces merveilles et ne se hasardaient pas à visiter ces parages, où ils avaient jadis un grand carbet ou village formé par l’agrégation de plusieurs familles. Ils abordaient pour faire leurs échanges et ne quittaient pas la plage. Vers la nuit ils regagnaient leurs pirogues et prenaient le large pour retourner à la côte orientale de l’île, dont ils occupaient encore quelques points.

Le jour de l’Assomption, en l’année 1637, un homme déjà sur le retour de l’âge et une jeune dame étaient assis devant la porte de l’habitation des Mornes, sous un léger tendelet de toile des Indes : c’étaient le général d’Enambuc et sa femme. Un bel enfant de quatre à cinq ans jouait à leurs pieds avec un polichinelle aussi grand que lui, qu’il tâchait de faire tenir à cheval sur le dos d’un petit négrillon, et de temps en temps il laissait là ce rare joujou, récemment apporté de France, pour venir s’accouder sur les genoux de sa mère. Un peu plus loin, trois ou quatre négresses se tenaient debout et chuchotaient gaiement entre elles. Le soleil se couchait, et ses rayons, voilés d’une légère brume, jetaient sur la plage un doux crépuscule ; la mer, d’un bleu sombre, déferlait mollement sur le sable ; pas une voile ne se montrait dans cette immense étendue ; tout était solitaire et muet comme au jour où le navire de Christophe Colomb toucha pour la première fois ces bords inconnus. Apparemment il y avait dans la grandeur mélancolique de cette scène quelque chose qui émut douloureusement la jeune femme, car elle se renfonça avec un geste mélancolique dans son fauteuil de bambou, et murmura en fermant les yeux pour retenir une larme qui tremblait sous ses longs cils : — Mon Dieu ! je voudrais être à demain !

— Maman, dit tout à coup l’enfant, c’est votre fête aujourd’hui, pourquoi n’avez-vous point de bouquet ? Moi, j’avais un beau bouquet au côté le jour de saint Henri.

Puis, allant vivement vers son père, il ajouta avec l’insistance mutine de son âge : — Maman n’a point de bouquet, elle n’en veut pas ; dites-lui donc d’en mettre un ; je vais lui en chercher un au jardin.

À ces mots, il jeta là son polichinelle, descendit en sautant le perron, et échappa avec des cris joyeux aux mains des négresses qui accouraient pour veiller sur lui. Mme d’Énambuc se leva et suivit un moment l’enfant des yeux ; puis elle revint s’asseoir près de son mari, et resta là, le coude appuyé au bras du fauteuil où il était à demi étendu. Ces deux visages ainsi rapprochés formaient un étrange et triste contraste. Le général avait alors environ quarante ans ; une épaisse chevelure noire couvrait sa tête puissante ; sa figure était noble et régulière ; mais la maladie avait éteint le chaud coloris de sa peau bronzée par le soleil des tropiques ; une pâleur livide commençait à s’étendre sur ses traits amaigris ; ses yeux ternes étaient retirés au fond de leurs orbites, et sa haute taille, enveloppée d’une robe de chambre de satin des Indes, ressemblait déjà à un squelette sous son linceul. Sa jeune femme, au contraire, avait ces fraîches couleurs si rares sous le climat ardent des Antilles, et le pur éclat de son teint illuminait sa beauté sereine et douce. Ses yeux d’un bleu mourant, ses cheveux d’un blond pâle retombant en boucles abondantes autour de son visage, donnaient à sa physionomie quelque chose de séraphique. Quand elle croisait les bras sur sa poitrine et s’enveloppait des plis flottans de sa longue robe de mousseline blanche, elle ressemblait à un ange qui vient de replier ses ailes.

— Hélas ! dit-elle en se penchant affectueusement vers son mari, nous sommes tristes aujourd’hui ; mais j’espère que l’année prochaine nous pourrons célébrer plus gaiement cet anniversaire.

Et comme il ne répondait pas, elle reprit d’un air caressant et presque enfantin : — N’est-ce pas que l’an prochain nous aurons ici beaucoup de monde ? Nous danserons, et je veux qu’on parle longtemps du bal que je donnerai aux Mornes. Certainement alors vous ne serez plus malade. Que je serai heureuse quand je vous verrai bien rétabli ! Je ne sais plus à quel saint m’adresser quand je vous vois souffrir ainsi ; mais vous guérirez, vous guérirez promptement, j’en suis sûre : j’ai tant prié Dieu pour vous ! Il me semble que vous êtes mieux ce soir ?

— Oui, ma chère Marie, répondit-il d’une voix faible, je suis mieux en effet ; le vent frais de la mer m’a fait du bien.

Elle se rapprocha encore, et lui prit la main en souriant d’un air rassuré. Il y eut un moment de silence pendant lequel ils furent préoccupés tous deux de pensées bien différentes : elle, ranimée par l’espoir, oubliait ses inquiétudes passées ; lui, frappé d’un pressentiment funeste, regardait l’avenir avec effroi, ou, pour mieux dire, il ne voyait plus d’avenir : il sentait que ses jours étaient comptés, et que leur terme était proche. Les fatigues, les soucis du pouvoir, l’influence d’un climat dévorant, avaient ruiné sa puissante organisation, la mort allait l’arrêter au milieu de sa carrière, et il se détachait avec un morne désespoir des biens dont il avait espéré jouir encore long-temps.

— Je voudrais voir revenir le docteur, dit Mme d’Énambuc en tournant la tête vers le chemin de Saint-Pierre ; il m’avait promis d’être de retour avant la nuit.

— Je n’ai pas besoin de lui, je vous assure, mon enfant, dit le général avec un sourire triste ; ne vous inquiétez pas de ce retard ; allez, le remède le plus sûr à mon mal, c’est le repos absolu que nous avons ici, c’est la solitude où vous vous êtes enfermée avec moi. Là-bas, il y avait trop de monde autour de nous, trop de gens qui m’obsédaient de leurs soins intéressés. Quand on souffre, on n’est bien que seul avec ceux qu’on aime.

À ces mots, il tourna son visage vers la brise salée qui soufflait du large, et, respirant profondément, il reprit avec une espèce de frisson : — Mon Dieu, Marie, qu’il fait bon, ici ! c’est comme une soirée de printemps en France ; j’ai presque froid.

— Le printemps de France ! répéta la jeune femme avec un long soupir : voilà six ans passés que vous m’avez amenée ici, mais je ne l’ai pas oublié. N’est-ce pas qu’un jour, quand les affaires du pays seront tranquilles, nous ferons un voyage en France, et que j’irai encore cueillir des violettes dans le bois de Vincennes ?

— Enfant ! murmura le général en passant sa main pâle et amaigrie sur la belle tête blonde qui se penchait vers lui ; oui, un jour vous retournerez en France, bientôt peut-être, hélas !…

— Oh ! mon ami, que dites-vous ! s’écria-t-elle avec effroi ; mon Dieu, quelles pensées vous viennent aujourd’hui ! Vous êtes mieux, vous êtes bien, le docteur l’a dit.

Les larmes qu’elle retenait avec effort lui coupèrent la parole, elle s’appuya en sanglotant sur l’épaule du malade et murmura : — Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi parlez-vous ainsi ? vous êtes dans la force de l’âge, ce mal affreux passera ; vous avez encore long-temps, bien long-temps à vivre avec votre Marie.

— Oui, oui, mon enfant, dit le général d’une voix brisée, je le sais bien ; mais que voulez-vous ? il y a six mois que ce mal dure, ces longues souffrances m’ont abattu ; parfois je manque de patience et de courage, et puis les affaires du pays m’inquiètent ; Dieu sait comment elles vont depuis que je ne m’en occupe plus ! Qui sait comment Gorcelas gouverne à ma place !

— C’est un homme de tête ; vous l’avez choisi vous-même, et jusqu’ici il ne s’est élevé aucune plainte.

— Qu’en savez-vous, Marie ? qui me dira sans crainte, sans prévention, sans arrière-pensée ce qui se passe ? Gorcelas n’a pas ma confiance : j’ai cédé, en le nommant mon lieutenant-général, à des considérations, à des influences ; mais, si je venais à mourir, Marie, ce n’est pas lui que je chargerais de soutenir vos droits et ceux de mon fils, car ce n’est pas lui qui aurait assez d’habileté, de courage, de désintéressement pour maintenir ici votre autorité et conserver à Henry tout mon héritage. Que deviendriez-vous, grand Dieu ! si je venais à vous manquer sans vous laisser un appui, un conseil, un protecteur ? Allons, ne pleurez pas ainsi, Marie ; tout ce que je dis là n’est qu’une prévision inutile peut-être ; je suis mieux, je suis bien, vous le voyez,

— Rentrons, dit-elle en s’efforçant de retenir ses larmes et de chasser les inquiétudes qui venaient de pénétrer pour la première fois jusqu’à son cœur ; je crains pour vous la fraîcheur humide du soir.

— Non, répondit-il, elle me ranime au contraire ; il y a longtemps que je ne m’étais trouvé aussi bien qu’en ce moment. Je veux me mettre à table avec vous pour souper.

— Décidément, nous faisons fête aujourd’hui, dit-elle avec joie ; voici tantôt six mois, mon ami, que vous n’avez soupé, et nous allons célébrer ainsi le premier jour de votre convalescence.

Elle passa sur ses yeux son mouchoir de linon pour effacer toutes les traces de ses larmes et se prit à sourire avec sa sérénité habituelle ; mais malgré elle il lui restait au cœur un triste pressentiment, les paroles de son mari l’avaient frappée d’une douleur inattendue et terrible ; car, pendant cette maladie lente qui le consumait sous ses yeux, jamais la pensée qu’il pourrait en mourir ne lui était venue. Elle n’avait jamais aimé M. d’Énambuc de passion, elle ne s’était même pas décidée à l’épouser et à le suivre si loin de sa famille et de son pays sans une secrète douleur et de profonds regrets ; mais il l’avait tant aimée, il l’avait rendue si heureuse, qu’elle s’était attachée à lui avec une affection profonde, pleine de reconnaissance, de soumission et de respect. En l’entendant pour la première fois manifester ses sinistres prévisions, elle s’était réveillée au milieu de sa sécurité, et une fatale lumière lui montrait tout à coup le danger.

— Eh bien ! à quoi songez-vous donc, mon amour ? dit le général, inquiet à son tour de la voir pâle et consternée ; vous voilà toute rêveuse. Je vous ai affligée avec ma maussade humeur de malade. Allons, ne songeons plus à tout cela. Parlons un peu, je vous prie, des réjouissances qui ont lieu aujourd’hui et auxquelles nous seuls ne prenons point part. Les illuminations et les danses doivent commencer maintenant à Saint-Pierre. On a distribué double ration dans tous les ateliers, et annoncé un pardon général pour les fautes passées. Aujourd’hui, aucun esclave n’a été mis aux quatre piquets, et tous ont eu du tafia pour boire à la santé de la petite reine.

— Oui, dit-elle en effeuillant le bouquet de jasmin et de roses de Perse que son fils venait de mettre sur ses genoux, grâce au ciel, tout le monde est content aujourd’hui dans l’île, tout le monde fait fête.

— Excepté vous, ma pauvre Marie ; point de bal, point de souper, point de musique, pas même une sérénade ; vous auriez dû permettre au moins que les violons vinssent ici ce soir.

— Je voulais vous en faire la surprise, répondit-elle en souriant, et ils doivent être dans la petite salle, attendant que la nuit soit close pour venir jouer sous les fenêtres.

— Ah ! c’est bien ! dit le malade avec une toux sèche, je les entendrai avec plaisir.

En ce moment le trot de plusieurs chevaux retentit dans l’avenue qui séparait les cases à nègres de l’habitation, et la sentinelle qui montait la garde devant la grille du jardin cria : Qui vive !

— C’est le docteur, enfin ! dit Mme d’Énambuc, il ne revient pas seul.

— Sans doute Loinvilliers l’accompagne, répondit le général ; voilà près de huit jours que nous ne l’avons vu.

— Vous l’aimez fort, et je lui fais bon accueil par égard pour vous, dit doucement la jeune femme ; mais, en vérité, je ne sais ce qui peut vous plaire en lui ; c’est un homme froid, taciturne et ne sachant guère son monde. L’avez-vous remarqué l’autre jour, quand je l’ai prié à dîner ? Il n’a eu garde de me donner la main pour passer dans la salle ; sous prétexte de quitter son épée, il s’est arrêté à la porte de la galerie, et je suis allée me mettre à table toute seule. Une autre fois, vous l’avez engagé à m’accompagner pour faire un tour de jardin, et il n’a pu s’en dispenser ; mais pensez-vous qu’il ait seulement avancé son bras pour me l’offrir ? Point du tout ; il a marché un peu en arrière, sans faire autre cérémonie que de me donner le pas, et sans me dire une parole. Je crois, Dieu me pardonne ! que pendant cette silencieuse promenade il récitait tout bas son chapelet.

— Voilà, certes, un jeune gentilhomme fort peu galant, répondit le général d’un air de douce ironie ; mais, ma chère Marie, en le jugeant si sévèrement, vous n’avez pas assez considéré peut-être son origine et la vie qu’il a toujours menée. Ce n’est pas sa faute s’il n’a point la politesse et les belles manières françaises ; car, en vérité, où les aurait-il apprises ? Il a perdu fort jeune encore son père, le comte Thomas de Loinvilliers, et il a été élevé par sa mère, une Espagnole de Spiritu-Santo, qui lui a donné les habitudes graves et austères de sa nation. Quand il a eu douze ans, elle l’a envoyé à son oncle le commandeur Loinvilliers de Poincy, qui en a fait un honnête homme, un brave soldat, un intrépide marin comme lui, rien de plus.

— Vous avez raison, dit Mme d’Énambuc d’un air convaincu ; un homme qui n’a jamais été en France ne peut pas être un bel esprit, un raffiné, ni savoir son monde comme un habitué de la Place-Royale.

— Vous voilà donc revenue de vos préventions, ma chère Marie.

— Vraiment oui, monsieur, répondit-elle avec une charmante bonhomie ; voici M. de Loinvilliers : pour réparer mon tort, vous allez voir quel bon accueil je vais lui faire.

La grille du jardin venait de s’ouvrir ; deux cavaliers, après avoir mis pied à terre au bout de l’avenue, s’avancèrent suivis de quelques domestiques noirs. L’un était un petit homme grêle, assez laid de visage et déjà d’un âge mûr. Son pourpoint de ratine noire descendait jusqu’au genou sur une ample paire de chausses de la même étoffe et de la même couleur ; un rabat de linon, passablement chiffonné, retombait sur sa poitrine, et il était coiffé d’une espèce de chapeau à trois cornes, semblable à celui des pères de la doctrine chrétienne. Il ne portait point de perruque, mais ses cheveux abondans et un peu longs simulaient assez bien cette partie essentielle du costume des membres de la faculté ; c’était, avec son rabat, comme un insigne de sa profession, et personne ne s’y trompait ; on ne l’abordait jamais qu’en l’appelant monsieur le docteur, il marchait appuyé sur une petite canne qui, dans sa course à cheval, lui avait servi de cravache, et dont il ne se séparait pas plus que de son tricorne, L’autre personnage était un homme d’environ trente ans, dont la peau avait un reflet si bronzé, qu’on aurait soupçonné en lui un mélange de sang africain, si ses cheveux, d’un noir brillant, son profil aquilin et ses lèvres finement découpées n’eussent clairement prouvé qu’il était de pure race européenne. Sa taille était peu élevée, mais sa démarche avait quelque chose de grave et de hardi tout à la fois. Sa physionomie était d’une sévérité calme, et l’on ne voyait guère sa bouche sourire sous ses moustaches retroussées.

— Monsieur le comte, soyez le bien-venu, dit Mme d’Énambuc en inclinant sa tête avec grâce, et vous aussi, mon cher docteur ; nous vous attendions avec impatience, comme doivent vous attendre tous vos malades.

— Mon cher Loinvilliers, dit le général en lui tendant la main avec effusion. Mais il ne put achever, une toux sèche et douloureuse lui coupa la parole.

— Voilà comme on suit mes ordonnances ! s’écria brusquement le docteur ; on se tient dehors après le coucher du soleil et par une nuit fraîche comme celle-ci encore ! Allons, général, il faut rentrer.

— Tout de suite, docteur, répondit le malade d’un air résigné.

— Loango ! cria vivement Mme d’Énambuc en se tournant vers la porte.

Un grand nègre parut aussitôt, suivi de trois ou quatre autres esclaves qui l’aidèrent à enlever le fauteuil du général ; Marie suivit, appuyée au bras du docteur, et M. Loinvilliers resta un peu en arrière.

— Monsieur, dit Mme d’Énambuc en s’arrêtant pour l’attendre, j’espère que vous êtes venu pour souper avec nous ?

— J’aurai cet honneur, madame, répondit-il en s’inclinant d’un air grave et timide.

Un moment après, le maître d’hôtel vint annoncer que le souper était servi. Mme d’Énambuc se leva avec un demi-sourire et avança la main vers Loinvilliers en lui disant d’un air d’autorité toute pleine de grâce : — Allons, monsieur !

À ce geste, le comte resta un moment comme indécis ; puis il avança aussi la main, et les doigts roses et effilés de Marie touchèrent ses gants de buffle ; ce contact le fit frissonner, une légère pâleur couvrit son visage, et il devint tout tremblant. La jeune femme, le voyant ainsi interdit, se prit derechef à sourire et l’encouragea d’un regard bienveillant.

— Monsieur, dit-elle, c’est une bonne œuvre de visiter ainsi les malades ; je vous sais un gré infini d’être venu ce soir au lieu de rester à Saint-Pierre, où, sans doute, vous vous seriez mieux diverti qu’ici.

Ces paroles retentirent jusqu’à l’ame de Loinvilliers et la troublèrent encore plus profondément ; pourtant, il n’y répondit que par quelques paroles froides et contraintes. Le docteur s’écria :

— Oui certainement, on s’amuse aujourd’hui à Saint-Pierre. Quand nous sommes partis, les danses commençaient sur la place du mouillage, où l’on a fait un arc de triomphe surmonté d’un transparent au milieu duquel est écrit le beau nom de Marie. Toutes les cases sont illuminées et pavoisées, c’est un fort beau coup d’œil ; aujourd’hui, les milices ont manœuvré devant le fort, tambour battant, enseignes déployées. Les compagnies étaient au complet, et tous ces braves gens ont crié en ôtant leur chapeau devant l’arc de triomphe : Vive madame !

Ces derniers mots parurent causer une émotion de joie au général, et il dit en regardant sa femme avec attendrissement :

— Les habitans vous aiment, Marie ; je crois que vous pourrez compter sur leur dévouement et leur fidélité. D’ici à quelque temps, il faudra faire une tournée dans tous les quartiers de l’île.

— Oui, monsieur ; dès que vous serez un peu rétabli, nous la ferons ensemble, répondit-elle d’une voix altérée.

Un triste silence suivit ces paroles, chacun avait compris la pensée du général et ses prévisions. Marie baissait les yeux pour cacher les larmes qui roulaient sous ses paupières ; M. de Loinvilliers était absorbé dans quelque pensée intérieure, et le docteur observait avec une attention inquiète la physionomie du malade, qui, la tête appuyée au dossier de son fauteuil et les yeux à demi fermés, semblait près de s’endormir. Toutes les fenêtres de la galerie qui servait de salle à manger étaient ouvertes ; vingt bougies éclairaient cette vaste pièce meublée, comme toutes celles de l’habitation, avec un mélange singulier de luxe et de simplicité. Les murs et le plafond étaient blanchis à la chaux, sans aucune espèce de tenture ni d’ornement ; le parquet, carrelé en pierres de plusieurs couleurs, avait l’apparence d’une grossière mosaïque, et les gros meubles fabriqués dans le pays n’étaient pas d’une forme élégante ; mais une magnifique argenterie reluisait sur le buffet d’acajou massif, et un grand lustre de cristal était suspendu aux solives. La table, autour de laquelle venaient de s’asseoir Mme d’Énambuc et ses convives, était couverte du plus beau linge de Flandre et d’une profusion d’admirables porcelaines chinoises. Une douzaine d’esclaves servaient, attentifs au moindre signe ; leur livrée était un haut-de-chausse rayé et une veste sans manches qui laissait voir une chemise de nankin dont la couleur jaune pâle faisait ressortir le noir mat de leur peau. Ils portaient au cou un carcan d’argent massif large de deux doigts, sur lequel étaient gravées les armes de M. d’Énambuc ; des aiguillettes bleues, dont les ferrets étaient aussi d’argent, flottaient sur leur épaule ; mais ils n’avaient point de chaussure, les pieds nus étant la marque essentielle et obligée de leur servitude.

Le souper s’achevait tristement et en silence, lorsque le qui-vive de la sentinelle annonça une nouvelle visite.

— Qui donc peut nous arriver si tard ? dit Mme d’Énambuc étonnée et presque inquiète.

Quelques instans après, un esclave vint annoncer que quelqu’un qui arrivait de France, le marquis Henry de Maubray, demandait à être introduit. À ce nom, les joues de Marie devinrent blanches comme le mouchoir qu’elle tenait à la main, et elle dit d’une voix distincte, mais dont l’accent avait quelque chose de sourd et de voilé : M. de Maubray ! qu’il entre !… Puis, contenant son émotion, elle s’approcha du général et lui dit doucement : Vous avez entendu, monsieur ? on nous annonce quelqu’un qui vient de France, M. Henry de Maubray, un gentilhomme breton dont la famille était attachée à la cour du feu roi d’Angleterre…

— Elle le connaissait déjà ! pensa Loinvilliers, qui avait observé avec une sourde inquiétude l’agitation de Marie et les efforts qu’elle faisait pour la dissimuler.

Le général releva la tête, et dit en regardant autour de lui comme un homme qui cherche à ressaisir ses souvenirs et ses idées après un pénible sommeil : — M. de Maubray ? je ne me rappelle pas ce nom-là ; ma mémoire s’affaiblit. Vous lui parlerez, Marie ; moi, je vais me retirer, je souffre…

— Monsieur, répondit-elle vivement, permettez-moi de vous suivre ; puisque vous souffrez, je ne vous quitte pas…

Au moment où elle achevait ces mots, M. de Maubray entra. Son regard parcourut rapidement la salle, et, après avoir salué Marie, il s’arrêta comme s’il eût hésité à reconnaître le général.

— C’est moi, c’est bien moi, monsieur, lui dit le malade avec une espèce de sourire ; approchez, je vous prie, car je ne puis pas me lever pour avoir l’honneur de vous recevoir.

M. de Maubray avait changé de visage à l’aspect de cet homme faible et moribond ; il tressaillit intérieurement en entendant cette voix lente, qui semblait près de s’éteindre avec le dernier souffle de vie qui animait ce corps débile ; mais, surmontant aussitôt son étonnement et son trouble, il s’avança et salua le général avec cette bonne grace un peu fière et cette politesse aisée qui révélait tout d’abord les gens du beau monde et de la cour : — Monsieur, dit-il, j’arrive de France sur le Saint-Malo, qui a mouillé hier au Fort-Royal ; nous allons sous peu remettre à la voile pour Saint-Domingue, et, avant de repartir, j’ai voulu apporter moi-même à Mme d’Énambuc des nouvelles de sa famille.

En achevant ces mots, il présenta à Marie un paquet de lettres qu’elle reçut de ses mains sans lever les yeux sur lui, et sans le remercier autrement qu’en inclinant la tête.

— J’espère, monsieur, que le Saint-Malo tardera quelques jours à reprendre la mer, dit le général en faisant un effort pour se tourner vers le marquis ; jusque-là, je vous prie de me faire l’honneur d’accepter chez moi l’hospitalité, la bonne hospitalité créole…

À cette proposition qu’elle aurait dû pourtant prévoir, Marie regarda le marquis avec une sorte de frayeur, d’anxiété profonde. Il sourit faiblement comme pour la rassurer, et répondit en s’inclinant :

— Je vous remercie, général ; demain matin je dois être de retour au Fort-Royal, et à mon grand regret il me faut repartir dans une heure…

— Je n’insiste pas alors. Mais vous devez avoir un appétit de voyageur ; au moins vous vous mettrez à table, et vous souperez tout en nous donnant des nouvelles de France.

Le marquis s’inclina de nouveau avec un geste de remerciement et de refus. Bien que ses paroles et sa contenance ne manifestassent aucun trouble, la pâleur de son visage et le son de sa voix décelaient une certaine agitation intérieure qui n’échappa ni à Mme d’Énambuc ni à M. de Loinvilliers. Marie aussi était troublée au fond de l’ame ; mais sa propre émotion la rendit maîtresse d’elle-même et lui donna la force de dissimuler tout ce que la présence du marquis avait réveillé en elle de saisissement, de souvenirs, de regrets, d’amère joie. Loinvilliers, morne et attentif, s’était retiré avec le docteur Janson dans l’embrasure d’une fenêtre. Mme d’Énambuc resta assise en face du marquis de Maubray, à quelques pas du général, qui était retombé dans son immobilité et sa somnolence. Marie osa lever alors les yeux sur M. de Maubray : six années d’absence l’avaient bien changé ; mais il lui sembla que ce visage bruni par le soleil, amaigri par de longues fatigues, était encore plus fier, plus noble et plus beau. Henry de Maubray avait alors environ trente ans ; il appartenait à une famille dont le nom se rattachait aux plus anciennes époques de l’histoire de Bretagne, et tout en lui annonçait cette belle et forte race du Nord, dont le sang ne s’est jamais mêlé à celui des populations méridionales. Ses cheveux, d’un blond vif, retombaient autour de son large front en boucles légèrement frisées. Sa bouche étroite et vermeille avait une expression de froideur hautaine que modifiait singulièrement la douceur presque féminine de son regard. La blancheur animée de son teint s’était à peine altérée sous le climat brûlant de la zone torride, ses yeux étaient d’un bleu sombre comme ceux de ses aïeux, dont il avait aussi la stature élevée et les formes sveltes. Il y avait dans sa physionomie calme et fière, dans tous les traits de sa puissante organisation, quelque chose qui rappelait les hommes d’un autre âge ; on eût dit un de ces rois barbares dont les armées vainquirent les légions romaines, ou bien un de ces bardes que les peuples de l’Armorique vénéraient comme les dieux du savoir et de la poésie. Mais le pauvre gentilhomme n’avait pas retiré d’autre avantage de son illustre origine ; l’héritage de ses aïeux était perdu pour lui, et sa tenue annonçait une très modeste fortune. Bien que son ton et ses manières rappelassent qu’il appartenait à la haute société de son temps, son costume n’était pas celui d’un raffiné de la cour d’Anne d’Autriche, et il avait plutôt l’air d’un reître que d’un grand seigneur, avec son pourpoint de rasette grise et son chapeau de feutre, dont le bord relevé portait, au lieu de plume, une cocarde noire.

Marie avait baissé les yeux devant le regard mélancolique et fixe que M. de Maubray arrêtait sur elle, et, comme il ne lui parlait pas, elle essaya de rompre la première ce silence embarrassant pour tous deux.

— Monsieur, dit-elle d’une voix dont le léger tremblement démentait le calme qu’elle essayait de montrer, vous passez sans doute la mer pour la première fois ?

— Oui, madame, répondit-il, je viens aux îles dans le dessein de m’y établir ; c’est la ressource ordinaire des gens qui, comme moi, n’en ont plus d’autre.

Et comme elle le regardait avec une surprise pleine de tristesse, il ajouta simplement :

— J’ai perdu les débris de ma fortune au service du roi mon maître, et je suis condamné à mort en Angleterre.

— Vous y étiez retourné ? s’écria Marie.

— J’y ai passé ces six dernières années, les armes à la main contre le tyran régicide Olivier Cromwell. J’ai été blessé et pris dans une rencontre ; mais on ne m’a pas traité en prisonnier de guerre. Condamné comme rebelle à mourir de la main du bourreau, j’allais être pendu lorsque j’ai trouvé moyen de m’échapper des prisons de Leith. Alors je suis revenu en France.

— Oh ! mon Dieu ! murmura Marie en joignant les mains.

— Je suis retourné à Paris après plus de six ans d’absence, reprit Maubray d’une voix triste, et je suis allé revoir des gens dont je m’étais séparé avec douleur dans le plus cruel moment de ma vie.

— Vous avez vu ma sœur, ma chère Louise ! s’écria Marie ; c’est elle-même qui vous a remis ces lettres !

À ces mots, sa voix s’altéra ; le souvenir de son pays, de sa famille, se mêla dans son ame à tout ce qu’elle avait déjà de trouble et d’attendrissement ; elle ne put retenir ses pleurs.

Maubray la regardait avec une sombre joie ; il semblait recueillir dans son cœur ces larmes silencieuses.

— Marie ! murmura-t-il, si bas qu’elle devina ce nom sur ses lèvres plutôt qu’elle ne l’entendit. Alors, saisie d’un secret remords, elle recula son siége de manière à toucher le fauteuil du général et appuya sa main froide et tremblante sur celle du malade.

— Madame, reprit Maubray, dans quelques momens je vais partir, et bientôt je serai à Saint-Domingue, d’où probablement je ne reviendrai plus, car vous savez la guerre que nous font là-bas les Espagnols.

En ce moment le général se réveilla comme en sursaut et dit en regardant autour de lui :

— Eh bien ! Marie, ne devions-nous pas avoir des violons ce soir ? Il me semble que vous m’aviez promis une sérénade. Cette musique pourra divertir un moment M. de Maubray, auquel je demande bien pardon d’être de si maussade compagnie.

Mme d’Énambuc fit signe à un esclave qui se tenait à la porte de la salle ; un moment après, les violons commencèrent à jouer sous les fenêtres. Alors le docteur et Loinvilliers se rapprochèrent ; la musique servit de prétexte pour se dispenser de la conversation que personne, excepté le docteur, n’aurait soutenue sans efforts. Marie, immobile et debout à côté du général, écoutait sans entendre ; il lui semblait que le temps passait avec une effroyable rapidité, et pourtant chaque minute lui pesait pendant cette visite qu’elle désirait et tremblait de voir finir. À chaque mouvement de Maubray, elle tressaillait intérieurement, car elle sentait que l’heure s’écoulait et qu’il allait partir.

La musique continuait toujours ; après avoir exécuté plusieurs morceaux, les violons jouèrent un air de danse fort à la mode du temps où les frondeurs avaient chassé de Paris le cardinal Mazarin. Marie frissonna en entendant la première mesure de cette joyeuse sarabande ; elle lui rappelait une époque unique dans sa vie, son premier pas dans le monde, une fête où elle parut quelque temps avant son mariage. Sans doute ce souvenir frappa aussi M. de Maubray, car il mit une main sur sa poitrine comme un homme qui souffre de quelque émotion pénible et violente. Un moment après, il se leva pour prendre congé du général ; puis, s’inclinant devant Marie, il lui fit ses adieux et sortit sans l’avoir regardée une dernière fois.

ii.

Deux heures plus tard, un silence profond régnait dans l’habitation, les lumières s’étaient éteintes une à une derrière les jalousies de bambou, et, selon l’usage, l’esclave chargé de fermer la porte principale en avait mis les clés au chevet du général. Il était près de minuit ; tout dormait, pourtant une faible clarté se montrait encore à la fenêtre de l’un des pavillons, et le rideau de gaze étendu devant le châssis se gonflait mollement au souffle de la brise : c’était la lampe de nuit allumée dans la chambre de Mme d’Énambuc qui répandait ces douteuses lueurs au milieu des plus profondes ténèbres qui eussent depuis long-temps voilé le ciel. La jeune femme venait de se faire déshabiller ; un ample peignoir flottait autour de sa taille déliée, et retombait sur ses petits pieds nus posés sur une natte de pite. Pensive et le front baissé, elle roulait machinalement les longues boucles de sa chevelure, et les emprisonnait sous le madras noué autour de sa tête comme un léger turban. Une esclave agenouillée devant elle tenait deux pantoufles de maroquin brodé, si étroites, si fines, qu’elles semblaient ne pouvoir chausser qu’un enfant. Ses autres femmes préparaient tout pour la coucher : l’une déployait le vaste pavillon de gaze qui environnait le lit, l’autre cachait sous un globe de porcelaine la lampe qui devait veiller toute la nuit ; une troisième rafraîchissait l’air en agitant un large éventail de feuilles de latanier emmanché d’un bambou. Un moment après, elles se retirèrent ; il ne resta près de Marie que l’esclave qui passait la nuit près d’elle, et dormait au pied de son lit. C’était une jeune fille qui ne ressemblait point aux autres femmes esclaves de l’habitation. Ses cheveux d’un noir brillant, ses traits délicats et sa peau d’un bistre clair décelaient une autre origine ; elle appartenait à ces tribus sauvages que les Européens avaient chassées, et dont les débris étaient dispersés dans les bois et le long des grèves de la côte orientale de l’île. L’Indienne avait la physionomie triste et le regard inquiet et vague, particulier aux races sauvages ; mais son sourire était plus doux, plus intelligent, et il y avait dans toute sa personne une certaine grace nonchalante qui n’appartient qu’aux femmes dont la vie s’écoule dans des occupations faciles et un certain bien-être matériel. — Palida, dit Mme d’Énambuc avec un long soupir, relève ce rideau, Jésus ! ou j’étouffe ici.

L’esclave tira la double gaze qui s’abaissait devant la fenêtre, et revint s’agenouiller aux pieds de Mme d’Énambuc.

— Maîtresse, dit-elle, le ciel est noir du côté de la mer ; il y aura peut-être un orage cette nuit.

— Que Dieu garde du mauvais temps les pauvres voyageurs ! murmura Mme d’Énambuc en se penchant à la fenêtre.

Le ciel sans étoiles se confondait à l’horizon avec la mer noire et immobile ; une sorte de doux bruissement s’élevait du fond des bois et se mêlait au murmure lointain de quelque torrent caché sous des berceaux de lianes. De rapides lueurs traversaient incessamment les ténèbres de cette sombre nuit ; c’étaient les fulgores ou mouches luisantes, qui se croisaient dans l’air comme de petits météores et s’allaient perdre à travers le feuillage touffu des caneficiers. Les ananas, les frangipaniers, les jasmins, toute cette moisson de fleurs qui s’épanouissait dans le jardin, exhalait une senteur ambrée à laquelle se mêlait l’humide haleine des bois. Il y avait, dans cette atmosphère tiède et pleine de parfums, quelque chose qui alanguissait l’ame et calmait ses agitations ; Marie l’éprouva. Les souvenirs réveillés dans son cœur s’apaisèrent ; elle éleva vers le ciel un regard plus calme, et murmura avec une religieuse confiance : — Mon Dieu ! rendez heureux celui que je ne dois plus revoir, et faites que j’oublie le temps où il nous fut permis de nous aimer !

Mais cette prière même raviva le souvenir qu’elle voulait étouffer ; sa pensée retourna malgré elle au jour où son père lui annonça qu’il avait promis sa main au marquis de Maubray, à cette fête où elle avait paru comme sa fiancée, à leurs amours si promptement traversées par l’inexorable ambition de sa famille, à ce lien brisé avec de si cruels regrets. Ces six années, pendant lesquelles elle avait pourtant vécu consolée, calme et heureuse, s’effacèrent devant ce souvenir, qui revenait tout-puissant après avoir été si long-temps refoulé dans les plus secrets replis de son cœur.

— Oh ! mon Dieu ! répéta-t-elle épouvantée de sa douleur, éloignez de moi cette pensée !… Ayez pitié, pitié de ma folie, mon Dieu !

En ce moment, l’esclave penchée à la fenêtre se redressa brusquement et demeura immobile, le visage tourné vers le jardin.

— Qu’est-ce donc, Palida ? demanda Mme d’Énambuc, tout à coup réveillée de sa rêverie.

— Maîtresse, répondit-elle, c’est étrange ! On dirait qu’il y a par ici des peaux rouges…

— Des peaux rouges ! s’écria la jeune femme en se levant avec un geste de frayeur ; alors les chemins ne sont pas sûrs d’ici au Fort-Royal. Seigneur, mon Dieu !… Mais je suis folle !… Maubray doit être retourné par mer.

Puis, se remettant un peu, elle ajouta : — Tu te trompes, Palida ; il n’y a personne là-bas. Pourquoi les sauvages auraient-ils quitté leurs carbets ? que viendraient-ils faire ici ? Et d’ailleurs, comment peux-tu reconnaître leur présence par une nuit si sombre ?

— Je ne les vois certainement pas, maîtresse, répondit Palida ; mais ne savez-vous pas qu’on sent une peau rouge plutôt encore qu’on ne l’aperçoit ?

En achevant ces mots, elle tourna son visage vers la brise et respira lentement comme pour chercher à reconnaître les émanations qui l’avaient frappée. Ainsi que tous les individus de race sauvage, elle avait des sens doués d’une grande finesse et une sagacité remarquable. Au bout d’un moment, elle dit en quittant la fenêtre :

— La brise est tombée ; je ne sens plus rien que l’odeur des ananas et des fleurs de frangipaniers. Si les peaux rouges rôdent par ici, on retrouvera demain la plante de leur pied marquée sur le sable le long de la plage, à moins qu’ils ne fassent comme la tortue quand elle retourne à la mer, et qu’ils n’effacent leurs traces en se retirant.

— Mais ces pauvres idolâtres n’ont pas naturellement la peau plus rouge que toi, Palida, et on ne les reconnaîtrait pas à l’odeur comme les nègres d’Angola, s’ils allaient tous nus, tels que Dieu les a mis au monde.

— Non sans doute, maîtresse ; c’est le vêtement qu’ils se font chaque jour qui leur donne cette couleur et cette odeur étrange. Figurez-vous que chaque matin, après s’être baigné à la mer ou dans quelque ruisseau, un Caraïbe ne passe pas moins d’une grande heure à sa toilette. D’abord sa femme lui tresse proprement les cheveux et lui orne la tête de plumes, de verroteries et d’autres brimborions ; puis elle lui barbouille tout le corps d’un mélange de roucou et d’huile de palmiste ; les plus glorieux se font faire sur cet habit une façon de broderie noire avec le jus de certaines lianes, et, après s’être ainsi accommodés, ils s’imaginent avoir aussi bon air que vous quand vous avez votre robe de satin garnie de dentelles d’argent et votre collier d’émeraudes.

— Et tous les jours ils recommencent cette belle toilette ?

— Tous les jours, maîtresse ; à la vérité le jus de liane laisse une couleur solide, mais elle disparaît sous les couches de roucou, et au bout de quelques jours il faut recommencer à broder le justaucorps.

— Et les femmes aussi portent cet étrange vêtement ?

— Elles n’en ont point d’autre.

— Dis-moi, Palida, est-ce que tu ne préfères pas ta jupe rayée, ton madras des Indes et tes anneaux d’argent à cette abominable parure ?

— Oh ! oui, maîtresse.

— Et si je te disais de t’en aller, retournerais-tu parmi les peaux rouges ?

— Jamais, jamais ! on ne peut plus demeurer dans leurs carbets quand on a appris à bien vivre et à prier Dieu.

— Mais tu serais libre.

— Libre, oh ! non, non, maîtresse ! chez les peaux rouges toutes les femmes sont esclaves et elles ont de mauvais maîtres.

À ces mots, prononcés avec une sombre énergie, Mme d’Énambuc, étonnée, regarda Palida et lui dit : — Tu n’as donc plus de mère ?

— Ma mère ! répondit-elle d’une voix sourde ; elle est morte, et c’est mon père qui l’a tuée !

— Jésus, mon Dieu !

— Oui, maîtresse, et le lendemain une autre prit sa place. C’est que, parmi les peaux rouges, la vie d’une femme ne compte pas plus que celle d’un chien : elles ne naissent que pour travailler et mourir.

— Pauvres créatures ! elles seront plus heureuses quand les missionnaires auront converti ces hommes idolâtres.

En ce moment des aboiemens furieux se firent entendre au loin, dans la direction des cases.

— C’est Nankin qui jappe ainsi, dit Palida en retournant à la fenêtre. Jésus ! on dirait qu’il flaire des peaux rouges !

— Il les connaît donc ?

— Le pauvre animal appartenait à un colon qui demeurait là-bas sous le Morne-à-l’Islet et qui fut tué par les sauvages.

Il y eut un silence, puis Mme d’Énambuc reprit d’un air rassuré : — La grille est fermée, il y a une douzaine d’hommes au corps-de-garde, et la sentinelle est à son poste, prête à lâcher son coup de mousqueton sur quiconque se présentera d’une façon suspecte. Nous pouvons dormir tranquilles…

— Maîtresse, il y a du monde dans le jardin, interrompit Palida ; entendez-vous, là-bas, vers le pavillon.

Une idée subite, folle, se présenta à l’esprit de Mme d’Énambuc ; elle crut un moment que Maubray n’était point parti, qu’il avait voulu attendre le jour, caché près d’elle, et qu’avant de s’éloigner il espérait peut-être lui dire un dernier adieu.

— Baisse la jalousie, Palida, dit-elle brusquement ; la nuit avance, tâchons de dormir.

L’esclave se pencha pour saisir les cordons qui pendaient en dehors de la fenêtre ; au même instant une légère raffale souffla du large et secoua les branches des caneficiers, dont les longues siliques s’entrechoquèrent avec un bruit sec. Palida tourna de nouveau son visage au vent ; une lente aspiration souleva sa poitrine ; la bouche entr’ouverte, les narines dilatées, elle essaya de reconnaître les subtiles émanations que l’air emportait mêlées à l’arôme des fruits et des fleurs. Au bout d’une minute, elle abaissa la jalousie par un brusque mouvement, et dit d’une voix altérée : — Sur mon salut, je ne m’étais pas trompée ! Maîtresse, il y a des peaux rouges là-bas !

— Jésus, mon Dieu ! il faut donner l’alarme, répondit Mme d’Énambuc en allant vers la fenêtre.

Palida se jeta devant elle.

— N’approchez pas de là, maîtresse ! n’approchez pas, s’écria-t-elle ; vous serviriez de but à quelque flèche ! Soyez sûre que les peaux rouges ont les yeux tournés de ce côté, où l’on doit apercevoir une clarté du dehors.

— Ces gens sont entrés ici par trahison, par surprise. Ils vont nous attaquer, dit Mme d’Énambuc avec terreur. Mon Dieu, ayez pitié de nous !

Elle se précipita hors de sa chambre et traversa en courant la longue galerie qui séparait son appartement de celui du général ; mais, avant d’entrer chez son mari, elle s’arrêta.

— Et mon fils ! Palida, dit-elle en se retournant ; va chercher mon fils, amène-le près de moi !

Le général avait renvoyé les deux esclaves qui veillaient ordinairement près de lui, mais il n’était pas seul. Loinvilliers, assis près de son lit, achevait de lire des papiers qu’il avait apportés de Saint-Pierre. Une seule bougie éclairait ce groupe immobile et projetait dans la chambre une faible lueur.

— Marie ! s’écria le général en la voyant entrer pâle et haletante ; c’est vous, Marie ! encore levée à cette heure ? Eh ! que se passe-t-il donc ?

— Nous sommes en danger, répondit-elle d’une voix à peine articulée ; une troupe de Caraïbes entoure l’habitation… Palida les a reconnus… ils sont là… sous ces fenêtres…

— Que dites-vous ? interrompit le général en se relevant, voici les clés de la grille, et il est aussi impossible de franchir la haie que d’escalader le fort Saint-Pierre.

En ce moment Palida entra suivie d’une négresse qui portait l’enfant endormi dans ses bras.

— Tu crois que les peaux rouges rôdent par ici ? lui dit le général ; parle, qu’as-tu vu ?

Elle répéta ce qu’elle venait de dire à sa maîtresse. — Tout le monde dort dans l’habitation, ajouta-t-elle ; il n’y a personne ni dans la galerie, ni dans les salles d’en bas ; les fenêtres sont bien fermées et barricadées en dedans, ainsi que la grande porte.

— C’est bien, dit le général en laissant retomber sa tête pâle et fatiguée sur l’oreiller. Personne n’est sorti, et il n’y a pas à craindre qu’une trahison ait livré l’entrée du jardin aux peaux rouges… Tu as eu une vision, Palida.

— Plût à Dieu ! maître, s’écria-t-elle ; mais ne vous rendormez pas ! Elle s’interrompit subitement ; une lueur blafarde venait d’apparaître entre les lames des jalousies.

— Maître, reprit-elle, il y a un orage du côté de la mer ; à la lueur des éclairs vous allez voir ce qui se passe là dehors, et si je me suis trompée.

Loinvilliers était déjà à la fenêtre. Un éclair plus resplendissant illumina les airs, et la foudre gronda dans l’éloignement. Au même instant le comte laissa retomber la jalousie qu’il avait relevée d’une main, et dit en montrant une flèche plantée dans la manche de son justaucorps : — C’est vrai ! en voici la preuve ; ils sont une centaine sous ces fenêtres.

En achevant ces mots, il arracha la flèche qui avait traversé son justaucorps au-dessus du poignet, et ajouta froidement, après en avoir examiné la pointe : — Elle est empoisonnée ; la blessure aurait été mortelle.

Palida se rapprocha de la fenêtre. Cachée derrière la jalousie, elle regarda encore dehors à la lueur incessante des éclairs. — Ils ont passé par-dessus la haie, dit-elle avec stupéfaction, voyez !…

En effet, les sauvages avaient franchi ce rempart redoutable par un singulier artifice. Il y avait en dehors du jardin un grand tamarinier dont les branches s’étendaient par-dessus la haie, et se joignaient à celles d’un caneficier qui déployait au fond de l’allée son feuillage d’un vert foncé. Les Caraïbes avaient passé un à un sur cette espèce de pont aérien, et pénétré sans bruit dans le jardin. Il n’y avait plus à délibérer, il fallait se défendre. Ce n’était pas la première fois que les sauvages attaquaient ainsi par surprise les habitations isolées, et l’on savait de quelle vengeance ils étaient capables.

Le général s’était levé ; il vint vers sa femme, qui, assise à l’écart, tenait son fils dans ses bras, et semblait plongée dans une morne stupeur.

— Marie, lui dit-il, vous allez vous retirer dans la galerie avec votre fils… N’approchez pas des fenêtres… Gardez-vous d’essayer de voir ce qui se passera dehors… Marie, promettez-moi de rester là, d’attendre avec courage et résignation que le danger soit passé.

— Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, et vous ?… Vous allez exposer votre vie !

— C’est mon devoir et mon métier.

— Mais mon devoir à moi est d’être près de vous, de ne pas vous quitter…

— Allez, Marie, interrompit le général avec une sorte d’autorité et en lui montrant la porte de la galerie, allez m’attendre, et priez Dieu…

Elle prit la main qu’il lui tendait, la serra contre ses lèvres ; puis, relevant la tête, elle lui dit avec un accent plein de soumission, de courage et de fierté : — Oui, monsieur, je vais vous obéir, et soyez assuré que je n’aurai point peur. Je sais que vous sauverez votre femme et votre enfant… Si vous succombiez en nous défendant, soyez tranquille… je ne tomberais pas vivante aux mains de ces misérables.

Comme elle achevait ces mots, un horrible hourra retentit au dehors, et un choc violent ébranla la grande porte.

— Au guichet ! Loinvilliers, au guichet ! cria le général.

En un moment tout le monde fut sur pied dans l’habitation. Le général envoya les femmes près de Mme d’Énambuc et fit ses dispositions pour le combat. Il arma ses nègres et les rangea dans des espèces de casemates d’où l’on pouvait défendre à couvert le passage qui précédait le vestibule ; puis il vint au guichet avec Loinvilliers.

C’était comme un miracle de voir cet homme miné par la fièvre, affaibli par de si longues souffrances, recouvrer tout à coup ses forces et son énergie en face du danger. En donnant ses ordres, en se préparant à ce terrible combat où il avait pour lui l’avantage de la position, celui des armes, mais où le nombre pouvait l’emporter sur la discipline, l’expérience du chef et la supériorité des moyens de défense, il avait l’accent aussi ferme, la voix aussi haute que jadis, quand il passait en revue ses milices sur la plage de Saint-Pierre.

La galerie où venaient de se réfugier Mme d’Énambuc et ses femmes était au premier étage, et les fenêtres, qui s’ouvraient sur une partie du jardin appelée le labyrinthe, étaient à trente pieds du sol. Leur élévation semblait rendre inutiles les énormes contrevents qui défendaient celles du rez-de-chaussée ; elles n’étaient fermées que par de légères jalousies et par des rideaux de gaze dont le tissu transparent ondulait au souffle de la brise devant leurs immenses châssis. Un silence absolu régnait dans cette vaste pièce, à peine éclairée par le reflet de la lampe suspendue dans l’escalier, et où vingt femmes agenouillées priaient dans les angoisses du désespoir et de la terreur. Une clameur effroyable et incessante résonnait au dehors ; c’était le cri de guerre des sauvages. Leurs massues frappaient comme en mesure la lourde porte, et ces coups retentissans avaient des échos dans toutes les parties de l’habitation ; c’était un bruit plus menaçant, plus terrible que celui de l’artillerie.

Mme d’Énambuc tenait son fils dans ses bras et priait à voix basse ; quiconque l’eût vue si faible et si tremblante un moment auparavant aurait été frappé de ce qu’elle montrait tout à coup de courage et de sang-froid. Cette jeune femme qu’aucun danger n’avait jamais éprouvée, dont la douceur et la timidité allaient jusqu’à la faiblesse, était maintenant une femme forte ; le péril de cette situation venait de révéler tout ce qu’il y avait dans son ame d’énergie et de tranquille courage.

— Ma fille, dit-elle en se tournant vers Palida, qui, pâle, immobile, et les genoux en terre, disait ses prières d’une voix précipitée, ma fille, notre vie est entre les mains de Dieu… Ayons bon courage… La porte peut tenir encore long-temps. Jésus, mon Dieu ! quels cris effroyables !… Ne dirait-on pas une légion de démons autour de nous !… Mais il ne faut pas avoir peur de ces hurlemens ; tout ce bruit ne renversera pas les murailles.

En ce moment le docteur Janson entra tout blême et tout effaré. — Eh bien ! eh bien ! s’écria-t-il, je viens d’être éveillé par une belle musique, et nous allons avoir une belle nuit, à ce qu’il me paraît !…

— Docteur, s’écria Mme d’Énambuc en se levant, nous allons avoir des blessés ! Vous êtes ici heureusement !…

— Heureusement ! grommela le docteur en levant les yeux et les mains au ciel d’un air consterné. Enfin, ce ne sera pas la première fois que j’aurai fait mon métier sur le champ de bataille… À la vérité, c’était chrétien contre chrétien, et je ne m’étais jamais trouvé en face de ces damnées peaux rouges !…

Une décharge de mousqueterie coupa la parole au docteur Janson ; il courut à l’escalier et tâcha de voir ce qui se passait en bas.

— Bon ! s’écria-t-il après avoir pris position au fond du vestibule, derrière une porte dont le large panneau lui servait de bouclier ; bon ! nous avons tiré à bout portant… La moitié de ceux qui ont été touchés ne se relèveront pas.

— Voyez-vous mon mari, docteur ? s’écria Mme d’Énambuc penchée sur la rampe ; dites-moi si vous le voyez !…

— Il est à couvert ainsi que tous nos gens derrière la porte ; ils ont tiré par le vasistas et les meurtrières…

Une nouvelle décharge retentit comme un coup de tonnerre et fit trembler la maison jusque dans ses fondemens ; des cris plus épouvantables s’élevèrent au dehors, puis il se fit tout à coup un grand silence.

— Cette fois nous avons balayé la place, s’écria le docteur en avançant la tête hors de sa cachette ; loué soit Dieu ! l’alarme est donnée au corps-de-garde… Nous devrions entendre des coups de mousquet en dehors de la grille, à moins cependant que le poste n’ait été surpris et égorgé, ce qui est bien possible…

— Et les nègres, monsieur ! les nègres ! interrompit Mme d’Énambuc frappée d’une soudaine espérance ; ils vont venir à notre secours !…

— Mais ils n’ont point d’armes ; on n’oserait pas armer les nègres d’atelier, répondit le docteur. Sainte mère de Dieu ! pourvu qu’il ne vienne pas à l’esprit des cinq cents esclaves qui sont là-bas de tuer leurs commandeurs et de venir se joindre à ces misérables !…

Une nouvelle clameur plus épouvantable couvrit la voix du docteur, et en même temps la porte fut attaquée avec des coups furieux et précipités, semblables à ceux de ces machines de guerre qui, aussi bien que le canon, faisaient brèche aux murailles. Les ais doublés de fer craquèrent et se fendirent ; les panneaux disjoints résistèrent encore un moment, puis la porte tomba sous l’effort puissant qui la brisait. Un cri de victoire retentit jusqu’au ciel, et, presque au même instant, un second cri de surprise et de rage : la herse venait de tomber derrière la porte et opposait aux assaillans ses larges barreaux de fer. Les sauvages attaquèrent ce nouvel obstacle avec furie ; ils lancèrent dans le vestibule une grêle de flèches qui n’atteignit personne.

Le docteur avait promptement regagné le premier étage, et, arrêté sur le plus haut palier, il regardait en bas avec une anxiété pleine d’épouvante : — La herse tiendra plus long-temps que la porte !… s’écria-t-il ; béni soit celui qui la fit si forte et si solide !… Voyez la bonne grille ! elle ne bouge pas plus qu’un roc sous les mains de ces misérables ! L’alarme est donnée ; on aura entendu le bruit de notre mousqueterie : le tambour bat maintenant du côté de la grande anse et jusqu’au fort Saint-Pierre ; il va nous arriver du secours ! les milices vont mettre en pièces ces païens, ces cannibales !… nous serons sauvés !…

— Que Dieu et sa sainte mère vous entendent ! dit Mme d’Énambuc, debout à la porte de la galerie et tenant toujours son fils dans ses bras.

Il y eut dix minutes d’attente et d’angoisses inexprimables. Le bruit lointain de la foudre se mêlait aux cris sauvages des peaux rouges, qui attaquaient la herse avec des efforts désespérés ; de pâles éclairs illuminaient soudainement le ciel et faisaient apparaître au milieu des ténèbres cette multitude d’hommes nus, hurlant, et hideux comme des damnés. Le feu des assiégés ne se ralentissait pas ; mais il faisait moins de mal aux assaillans, parce que les coups portaient dans une direction oblique. Deux fois pourtant M. de Loinvilliers s’avança et tira ses pistolets à bout portant sur ceux qui battaient la herse de leurs lourdes massues. La lampe suspendue dans le vestibule ne projetait qu’une demi-clarté dans le passage voûté qui allait devenir un champ de bataille, et à travers les barreaux de la herse on distinguait à peine une masse confuse et mouvante qui se heurtait contre cet obstacle avec une horrible furie. Une foule de morts et de blessés gisaient au bas du perron, et des plaintes lamentables se mêlaient au cri de guerre des sauvages.

— Nous leur avons tué beaucoup de monde, dit le général à M. de Loinvilliers, qui, debout à l’entrée du passage, rechargeait ses armes ; n’importe, il faut nous recommander à Dieu ; car, s’il ne nous vient point de secours, c’en est fait de nous : la herse ne tiendra pas un quart d’heure de plus.

— Nous défendrons le passage, répondit froidement Loinvilliers. Comme il disait ces mots, des cris perçans retentirent dans la galerie, et le docteur parut sur l’escalier les mains levées au ciel.

— Les peaux rouges ! voilà les peaux rouges à l’escalade ! cria-t-il ; secours, miséricorde !

Le tumulte était si grand au dehors, qu’on s’entendait à peine ; pourtant le général comprit ce geste et cet accent de terreur :

— Loinvilliers ! s’écria-t-il, entendez-vous là-haut ?

Le comte s’élança et franchit l’escalier, ses pistolets à la main. Un silence effrayant avait succédé à ces cris de détresse ; le docteur Janson, adossé contre la rampe, montrait silencieusement de la main l’entrée de la galerie. Loinvilliers regarda autour de lui avec une sorte de frisson, et d’abord il devina plutôt qu’il ne vit ce qui se passait dans cette demi-obscurité, où tout était immobile et muet. C’était une étrange et horrible scène : les esclaves avaient fui à l’autre extrémité de la galerie et se pressaient dans l’angle le plus sombre comme un troupeau surpris par quelque bête fauve ; Mme d’Énambuc, seule et debout contre la muraille, couvrait son fils de tout son corps et murmurait des prières inarticulées. À deux pas d’elle, devant une des fenêtres dont la jalousie vacillait encore, un Caraïbe brandissait son redoutable couteau de guerre et jetait autour de lui un regard inquiet et farouche ; aucun vêtement ne couvrait sa peau rougeâtre, ses cheveux étaient longs et mêlés comme une crinière ; un ornement en forme de croissant reluisait sur sa large poitrine et annonçait sa dignité de chef. Presque au même instant, un autre sauvage parut à la fenêtre et sauta dans la galerie ; tous deux aperçurent alors Mme d’Énambuc, et, s’élançant vers elle, ils la saisirent par sa longue chevelure ; mais Loinvilliers était là.

— Marie ! cria-t-il en parant le coup qui allait la frapper et qu’il reçut dans le bras, Marie, me voici !… Le pistolet qu’il tenait de la main droite lui échappa ; mais il fit feu de l’autre à bout portant et l’un des sauvages tomba. Alors commença un combat corps à corps où chaque coup portait et qui ne dura pas deux minutes. Loinvilliers n’avait plus que son poignard, et tout son sang s’écoulait par une horrible blessure ; mais il voyait Mme d’Énambuc étendue devant lui comme privée de vie, et il combattait avec le courage aveugle d’un homme au désespoir. Il atteignit son ennemi et le renversa blessé à mort ; puis, faisant un dernier effort, il releva les deux cadavres et les jeta par la fenêtre, sur la tête des sauvages qui escaladaient la muraille.

Cependant le docteur était accouru près de Mme d’Énambuc, et il retrouvait, pour la secourir, la présence d’esprit, le sang-froid admirable de sa profession. Vingt sauvages auraient maintenant envahi la galerie, il aurait vu leurs redoutables massues levées sur lui, leurs flèches empoisonnées voler autour de sa tête, qu’il n’aurait pas changé de place. Penché sur Marie, l’œil fixe et attentif, le visage immobile, il écoutait le souffle irrégulier qui soulevait la poitrine découverte et ensanglantée de la jeune femme.

— Elle est morte ! s’écria le comte en se jetant à genoux près de Marie, elle est morte !

— Non, grace au ciel ! dit le docteur, je ne lui trouve d’autre blessure qu’une égratignure à l’épaule : c’est le saisissement qui lui a fait perdre connaissance ; mais la voilà qui soupire et revient…

— Jésus, mon Dieu ! soyez béni ! j’ai donc paré le coup ! murmura Loinvilliers d’une voix affaiblie ; c’est moi qui vais mourir… Une belle fin… j’ai donné ma vie pour elle… Dites-le-lui quelque jour, monsieur…

En achevant ces mots, il tomba sur le parquet, raide et comme mort.

Tandis que ceci se passait dans la galerie, la herse avait été brisée, et les peaux rouges tentaient de franchir le passage ; mais on tirait sur eux par les meurtrières. Ils tombaient dès qu’ils étaient entrés, et pas un ne se relevait. On les aurait tous tués ainsi jusqu’au dernier, si l’on avait pu continuer le feu ; mais les munitions allaient manquer, il n’y avait plus ni poudre ni balles.

Cependant le tambour battait dans les mornes, et une troupe d’habitans venait du côté de Saint-Pierre. Quand ils furent sur la hauteur qui domine la plage, ils firent une décharge dont le bruit, répété par les échos des mornes, fut entendu même de ceux qui étaient dans les casemates. Les Caraïbes, épouvantés, cherchèrent alors à s’enfuir, mais la haie et les énormes barreaux de la grille leur opposaient de tous côtés d’insurmontables obstacles. Ils essayèrent de regagner la rase campagne par l’espèce de pont aérien sur lequel ils avaient passé pour descendre dans le jardin : quelques-uns à peine parvinrent à s’échapper ainsi. Quand les milices arrivèrent, elles massacrèrent le reste de ces malheureux sous les murs de l’habitation.

Une heure plus tard le jour se levait enfin, et l’on commençait à se reconnaître au milieu de ces horribles débris. Les miliciens bivouaquaient dans le jardin, et les esclaves du grand atelier, leur commandeur en tête, creusaient des fossés le long de la plage et enterraient les morts. Une scène encore plus lugubre se passait dans l’intérieur de l’habitation : le général était étendu sur son lit ; les forces et l’animation qu’il avait retrouvées au moment du danger s’éteignaient rapidement en lui ; il avait consumé dans cette nuit d’angoisses les restes de sa vie ; pâle, immobile, affaissé sur lui-même, il dormait d’un sommeil qui ressemblait à la mort. Marie était assise près de lui, et de temps en temps elle portait machinalement la main à sa poitrine légèrement blessée. Son regard fixe, sans larmes, presque sans expression, décelait cette morne fatigue qui succède aux émotions violentes et douloureuses. Le docteur Janson, debout au chevet du malade, observait d’un regard sombre et attentif les progrès de cette agonie que son art ne pouvait même prolonger. Les gens de la maison se tenaient à distance, silencieux et consternés. Tout à coup le général se souleva par un brusque mouvement.

— Marie ! cria-t-il d’une voix brève et haletante.

— Me voici ! répondit la jeune femme en se dressant épouvantée ; me voici !

Le général tourna vers elle son regard terne et vitreux en répétant :

— Marie ! ma chère Marie, venez là, que je vous voie ! et mon fils ?

Palida lui présenta l’enfant dont il toucha la tête blonde comme pour le bénir, puis il reprit : Où est Loinvilliers ?

— Il est là, dans la galerie, répondit le docteur.

— Vous répondez de sa vie ? dit le malade avec effort.

— J’en réponds sur la mienne.

— Qu’il vienne alors, qu’il vienne sur-le-champ, murmura le général en retombant affaissé.

Un moment après Loinvilliers s’avança soutenu par deux esclaves ; il était d’une pâleur livide, mais son regard animé, vivant, annonçait que la mort s’était déjà retirée de lui. Le général lui fit signe d’avancer sa main, et, la serrant dans la sienne, il dit d’une voix entrecoupée, mais distincte : — Je n’ai plus le temps de vous parler, Loinvilliers… Le père Du Tertre va venir : il faut donner à Dieu seul ces derniers momens…

Marie cacha son visage sur l’oreiller avec un cri sourd ; puis, se tournant vers le médecin, elle lui dit : — Cela n’est pas possible ! on ne meurt pas ainsi ! Il a encore plusieurs jours de vie ! vous m’en avez répondu hier, docteur !

Le médecin se retira un peu en arrière du malade et baissa tristement la tête. Mme d’Énambuc se rassit ; elle ne croyait pas que son mari fût près de mourir, et elle se mit à prier Dieu pour lui.

— Loinvilliers, reprit le général d’une voix haletante et si basse, que le comte, penché sur lui, put à peine l’entendre ; Loinvilliers, vous savez ce que je vous ai dit hier soir… Je me fie à votre loyauté, à votre courage… Je vous laisse à ma place… Vous gouvernerez pendant la minorité de mon fils, conjointement avec sa mère… Vous lui conserverez mon héritage…

Il se tut, et, faisant un dernier effort, il tourna les yeux vers Marie en ajoutant : — Et quelque jour, Loinvilliers, vous épouserez ma veuve…

Le visage du comte devint encore plus pâle ; il se pencha sur le lit avec une faible exclamation. Le général était retombé la tête renversée en arrière ; sa main n’avait pas laissé aller celle du comte ; ses souffrances semblaient s’apaiser : un souffle plus lent soulevait sa poitrine ; ses traits avaient repris leur sérénité ; on eût dit qu’il dormait.

Marie n’avait rien entendu ; la fatigue émoussait toutes ses facultés ; elle ne voyait plus que confusément ce qui se passait autour d’elle ; ses inquiétudes affreuses, sa douleur même, s’éteignaient dans cet anéantissement complet du corps et de l’ame. Loinvilliers, debout en face d’elle, de l’autre côté du lit, la regardait d’un œil fixe, éperdu, et serrait dans ses deux mains la main du mourant avec une effroyable expression de joie.

Au bout de quelques minutes, le docteur, qui s’était retiré un peu à l’écart pour laisser toute liberté à ce dernier entretien, se rapprocha d’un air inquiet et écarta le rideau ; dès qu’il eut jeté les yeux sur le général, il s’écria en prenant vivement le bras de Loinvilliers :

— Monsieur, il faut emmener Mme d’Énambuc ! Relevez-vous ! retirez-vous ! ne voyez-vous pas que tout est fini ?