III.

Le soleil venait de disparaître derrière une barre de nuages noirs et déchirés, dont les fantastiques découpures s’allongeaient comme des ombres de géans dans l’azur assombri du ciel. La limite extrême de l’horizon était marquée par une ligne d’un rouge enflammé, présage certain d’un ouragan. Bien que l’air fût très calme, la mer brisait avec violence contre les murailles du fort Saint-Pierre ; on eût dit que quelque tempête sous-marine grondait dans les abîmes et soulevait les flots. La plage était déserte, on n’entendait plus le chant monotone des esclaves employés aux travaux de la rade, ni la voix rauque des matelots, ni les cris joyeux des enfans qui, lorsque le temps était beau, venaient nager le soir dans les eaux tièdes et profondes, sans souci des requins dont les bandes voraces s’approchent parfois de ces parages. Quelques lumières brillaient au loin le long de la côte, semblables à des étoiles rouges au-dessus desquelles se levaient les étoiles plus pâles du ciel ; tout était calme et muet, hors la mer, dont les vagues irritées battaient le rivage avec un bruit sinistre.

Mme d’Énambuc était accoudée à l’une des fenêtres du fort, et son regard errait avec une morne distraction sur l’horizon immense, éclairé par les mourantes lueurs du jour. Le docteur Janson, debout derrière elle, avait l’air absorbé d’un homme qui songe à la solution de quelque problème.

Les appartemens du fort Saint-Pierre étaient meublés, comme l’habitation des Mornes, avec un luxe splendide et plein de contrastes. La salle d’audience, où était en ce moment Mme d’Énambuc, n’offrait nulle recherche élégante dans sa décoration : tout y était d’un style simple, riche et sévère ; aucune tenture ne cachait les murs, et il n’y avait point de vitres aux fenêtres devant lesquelles s’abaissaient des stores en satin blanc bariolés de peintures chinoises ; un tapis des Indes couvrait la table surchargée de lettres et de papiers comme celle d’un secrétaire d’état. Le portrait en pied du général, suspendu en face de la porte, était surmonté d’une espèce de dais ; il avait pour pendant un trophée d’armes formé avec le casque, les gantelets et l’épée du défunt, et au-dessus duquel était déployé le drapeau fleurdelisé que son guidon portait devant lui les jours de combat. Les fenêtres de cette vaste salle s’ouvraient sur des fortifications dont la mer baignait le pied ; même par un temps calme, on y entendait le bruit sourd et incessant des vagues, et la vue attristée ne rencontrait d’autre horizon que l’espace infini où se confondaient le ciel et les flots.

Mme d’Énambuc quitta lentement la fenêtre, et s’assit devant le portrait du général. Le docteur vint près d’elle, et, lui prenant le bras, il appuya ses deux doigts sur le pouls, qui vibrait avec une violence inégale. Au bout d’un moment, Marie retira sa main en secouant faiblement la tête ; le docteur réfléchit un peu, puis il dit tout à coup :

— Vous êtes malade, je le vois bien, madame ; mais qu’avez-vous ? je n’en sais rien.

— Ce que j’ai, docteur ? répondit-elle d’une voix brève ; je souffre, je me consume, je me meurs !

— Je le vois bien, répéta le médecin en la regardant en face ; mais pourquoi ?

— Parce que j’ai subi des épreuves au-dessus des forces humaines, parce que j’ai tout perdu, parce que je suis ici loin de tous les miens, sans conseils, sans appui, et qu’une responsabilité terrible pèse sur moi.

Le docteur hocha la tête, et, après un moment de silence, il dit avec une sorte d’hésitation :

— Le comte de Loinvilliers a votre confiance.

— Non, docteur, non, répondit froidement Mme d’Énambuc, et sans le souvenir du général, sans ses dernières volontés, que je respecte comme celles de Dieu même, le comte n’aurait jamais pris ici tant d’autorité ; c’est un homme hautain, vindicatif, plein de sourdes passions ; je me méfie de lui.

— Il vous est dévoué pourtant, dit le docteur en regardant fixement Mme d’Énambuc ; il vous est dévoué à la vie et à la mort : n’en avez-vous pas eu la preuve ?

— Il m’a sauvé la vie au péril de la sienne, répondit-elle sourdement ; je m’en souviens.

— Il y a eu hier un an que le général a passé de ce monde à une meilleure vie, reprit le docteur, et, depuis ce jour, le comte de Loinvilliers vous sert avec beaucoup de zèle et de dévouement ; je ne puis comprendre, madame, ce qui vous porte à douter de sa loyauté. Que craignez-vous donc de lui ?

— Son amour, répondit Mme d’Énambuc.

— Ah ! murmura le docteur étonné, il vous en a parlé déjà !

— Non, répondit Marie en passant la main sur sa robe de taffetas noir, il n’a pas encore osé.

— Mais votre deuil finit aujourd’hui, madame, et, selon l’usage, toute votre maison l’a déjà quitté.

— Je le porterai là encore long-temps, murmura Mme d’Énambuc en serrant ses mains jointes contre son cœur, et en jetant un mélancolique regard sur le portrait du général. Hélas ! si celui que nous avons perdu existait encore, je n’éprouverais pas tant de troubles et de tourmens ! Je vivais calme et heureuse près de lui ; l’affection sainte et dévouée que je lui portais avait éloigné de moi toute peine ; et maintenant, mon Dieu, que je souffre !

Le docteur ne comprit rien à cette espèce de confidence qui s’échappait d’une ame dévorée par ses souvenirs et ses regrets ; il pensa tout simplement que Mme d’Énambuc était épouvantée de l’influence que le comte avait su prendre dans les affaires, et des prétentions qu’il concevait peut-être. La position ne lui semblait pourtant ni fort embarrassante, ni fort périlleuse.

— Eh bien ! madame, dit-il après réflexion, quand même le comte aurait conçu des espérances, quand même il oserait les manifester, pourquoi cette déclaration vous mettrait-elle dans un si grand souci ?

— Parce qu’alors il faudra lutter contre cet homme et choisir entre son amour ou sa haine. Allez, docteur, je le connais bien, il ne pardonnera pas un refus.

— Vous êtes donc décidée à refuser ? interrompit le médecin avec inquiétude. Ah ! madame, comprenez-vous bien toutes les conséquences ?…

— Oui, car je sais tout ce qui se passe, répondit froidement Mme d’Énambuc ; je sais que mon autorité a des ennemis qui l’attaquent sourdement et qui tâchent d’amener une révolte ; je sais que M. de Loinvilliers se croit nécessaire pour contenir ces turbulences. C’est par ce motif qu’il s’est peu à peu entouré d’une milice à lui, de ce qu’on appelle sa garde espagnole : une poignée d’aventuriers ! Il y a long-temps que je vois toutes ces menées.

— Et pourtant vous n’avez pas pu les empêcher. À qui vous fier pour combattre l’influence du comte ?

— Quelqu’un viendra peut-être ! dit Mme d’Énambuc en jetant un long regard du côté de la mer.

— Ah ! quelqu’un que vous attendez ? dit le docteur étonné.

— Quelqu’un que j’attends depuis long-temps, répondit Marie. Oui, docteur, il y a au monde un homme dont la loyauté, le dévouement me sont bien connus, un homme dont toute la vie a été le plus noble exemple de courage et de fidélité. Je lui ai fait connaître ma position ; et, s’il n’est pas mort, il viendra.

— Dieu veuille que ce soit bientôt, s’écria le docteur de plus en plus étonné.

— Oui, il viendra, dit Marie avec confiance. Puis, retombant tout à coup dans les craintes, les affreuses perplexités de cette longue attente, elle murmura avec un sombre abattement : Mais s’il était mort ?

Il y eut un silence ; puis le docteur reprit :

— Depuis long-temps j’avais deviné les sentimens de M. de Loinvilliers ; il vous aime, madame, il vous aime d’un amour emporté, jaloux.

— Je l’ai compris à l’espèce de haine qu’il a pour mon fils, dit amèrement Mme d’Énambuc ; pauvre enfant ! ma tendresse pour lui irrite M. de Loinvilliers. Cet amour de mère, pur et saint comme celui que nous portons à Dieu, inspire à cet homme une sourde jalousie. Il se réjouit quand il songe à la douleur qui va me frapper. Hélas ! le jour approche où il faudra me séparer de mon fils et l’envoyer en France.

— L’expresse volonté du général fut qu’il serait élevé par les révérends pères oratoriens de Paris.

— Cette volonté sera accomplie, docteur, dit Mme d’Énambuc avec une douloureuse résignation. C’est la plus grande preuve que je puisse donner de ma soumission à celui à qui durant sa vie je n’ai jamais désobéi. Cher enfant ! bientôt il traversera cette mer immense, je verrai d’ici disparaître la voile du vaisseau qui l’emmènera !

À ces mots, sa voix se brisa, et elle tourna son visage couvert de larmes vers la fenêtre au-dessous de laquelle on entendait battre les vagues.

— Ma science ne peut rien contre un mal causé par de telles peines, murmura le docteur découragé. Madame, tant que vous serez sous l’influence de toutes ces pensées, la fièvre ne vous quittera pas. Il faudrait pourtant tâcher de guérir. Je suis convaincu que le mouvement d’un voyage, l’air frais des montagnes, vous seraient salutaires. Vous seriez distraite d’ailleurs par l’aspect d’objets nouveaux, et vous laisseriez ici une partie de vos soucis. Il serait vraiment temps d’entreprendre la tournée que vous aviez projetée dans les différens quartiers de l’île.

— J’y songe, répondit Marie ; vous m’accompagnerez, docteur. Je veux aller visiter nos nouvelles possessions à la pointe de Vauclain.

— Ce voyage ne présente plus maintenant aucun danger, reprit le docteur après un moment de silence ; pas un seul Caraïbe ne se montrera sur votre chemin ; M. de Loinvilliers vous a délivrée à tout jamais de ces terribles ennemis.

— Il est vrai, dit Mme d’Énambuc d’une voix altérée, le comte a exercé contre ces malheureux de terribles représailles, il les a exterminés ! Que de sang répandu, mon Dieu ! Tous les jours, dans mes prières, je me souviens de ces pauvres idolâtres que j’avais espéré voir un jour convertis à notre foi.

— Ainsi vous partirez pour le Vauclain ; vous partirez bientôt, madame ?

— Oui, bientôt, docteur, répondit-elle pensive, en retournant s’accouder à la fenêtre.

La nuit était venue, et le ciel, sombre comme la mer, se couvrait de nuages qui laissaient à peine entrevoir quelques étoiles. Les candélabres allumés dans les appartemens du fort répandaient de vives clartés au milieu des ténèbres de cette nuit orageuse, et chaque fenêtre formait comme un grand cadre lumineux dont les reflets étincelaient dans l’écume blanche des vagues. Il n’y avait dans la vaste pièce qui précédait la salle d’audience qu’un esclave faisant fonction d’huissier ; mais quelques dames et les officiers de la maison de Mme d’Énambuc jouaient aux cartes dans le premier salon en attendant le souper.

— Madame, dit respectueusement le médecin en se rapprochant de Marie, sans doute on vous attend…

— Encore un moment de solitude et de liberté, interrompit-elle d’une voix plaintive ; depuis mon lever je suis entourée, obsédée… Hélas ! on a raison de m’appeler la petite reine ; je subis l’esclavage du trône.

— Votre santé, madame, peut servir quelquefois d’excuse pour vous dispenser de ces devoirs fatigans.

— Oui, c’est vrai, docteur ; je suis fatiguée, je souffre, d’ici à l’heure du souper je ne verrai personne et ne m’occuperai d’aucune affaire, c’est votre ordonnance, n’est-ce pas ?

M. le comte de Loinvilliers ! cria l’esclave en poussant les deux battans de la porte.

— Il est mon lieutenant-général, et il a le droit d’entrer ici à toute heure, dit amèrement Mme d’Énambuc ; il faut le recevoir et l’écouter. Allez, docteur ; dans un quart d’heure, je serai au salon.

Le bougeoir couvert d’un abat-jour que Palida venait de poser sur la table ne répandait qu’une faible clarté qui se projetait tout entière sur les brillantes rosaces du tapis, et laissait dans une demi-obscurité le reste de la salle. Mme d’Énambuc s’était rassise ; d’une main, elle fouillait avec distraction les papiers amoncelés sur la table ; son autre main, serrée contre la poitrine, semblait chercher à étouffer quelque pénible émotion. Son visage était calme pourtant, et elle répondit au salut de M. de Loinvilliers avec un sang-froid qui ne laissait deviner ni mécontentement, ni crainte, ni embarras. Le comte s’approcha avec cet air grave et impassible que l’habitude de contenir toutes ses impressions avait donné à sa physionomie. Au premier abord, Mme d’Énambuc put croire que cette fois encore elle éviterait l’explication qu’elle avait prévue, et que son lieutenant-général n’avait à lui parler que des affaires de son gouvernement. Alors elle osa lever les yeux sur cet homme dont elle redoutait également l’amour et la haine, et elle lui dit d’une voix faible :

— Eh bien ! monsieur, que se passe-t-il aujourd’hui ? Avez-vous des nouvelles de France ? Signale-t-on quelque navire ?

— Rien, madame, répondit M. de Loinvilliers ; la mer est fort grosse, tout annonce un mauvais temps, et aucun vaisseau n’oserait s’approcher de la côte. Ceux qui étaient au mouillage sont allés se mettre à l’abri dans la baie du Fort-Royal.

— C’est bien, monsieur. J’espère que nous n’aurons cette nuit aucun sinistre ni sur mer, ni sur terre. Les habitans doivent avoir, comme les marins, pris leurs précautions contre l’ouragan.

— Les colons sont en général d’une si grande insouciance, qu’il faut prendre pour eux les mesures de sûreté. Il y a le long de la côte quelques maisons exposées à la violence des eaux, où je pense qu’il ne serait pas prudent de dormir cette nuit ; j’ai envoyé l’ordre d’en faire sortir tous les habitans et de leur annoncer qu’ils trouveraient ici un asile jusqu’à demain.

— Et les nègres, monsieur ?

— Les nègres ? Je ne me suis pas occupé d’eux ; leurs maîtres en feront ce qu’ils voudront. J’ai dû songer à la sûreté des habitans, et non à la conservation de leurs propriétés. Votre sollicitude, madame, ne doit pas s’étendre jusque-là ; c’est à eux de mettre à couvert leurs marchandises et leurs esclaves, et de faire en sorte que la mer ne les balaie pas cette nuit dans les magasins.

— Mais, monsieur, où voulez-vous qu’ils envoient leurs nègres ? interrompit Mme d’Énambuc ; en rase campagne sans doute ? C’est la dernière marchandise qu’on songera à mettre à couvert parce qu’elle n’a pas à redouter les mêmes avaries qu’une couffe de sucre ou une caisse d’indigo. Après avoir travaillé par le mauvais temps, les nègres iront dormir sous les murailles du fort, sans abri contre le vent et la pluie ? Je ne le veux pas. Le sort de ces malheureux devient plus rude de jour en jour. Je regarde comme un des devoirs de ma position de les protéger, de les secourir. Cette nuit, monsieur, eux aussi trouveront ici un asile.

Cette commisération et cette humanité envers la race noire n’étaient point du tout dans les idées de M. de Loinvilliers. Né et élevé en Amérique, il avait les inflexibles préjugés des créoles, et un nègre était pour lui un animal domestique ; il le voyait du même œil que son chien ou son cheval. Cette fois pourtant il n’essaya pas de combattre les généreuses dispositions de Mme d’Énambuc ; et, prenant la plume pour écrire l’ordre qu’elle venait de donner, il lui dit seulement avec un sang-froid où perçait quelque ironie :

— Votre charité, madame, s’étendra-t-elle jusqu’aux engagés ?

— Sans doute, répondit-elle vivement ; les malheureux ! ils sont encore plus à plaindre que les esclaves, bien qu’ils soient de race blanche comme nous !

Ceci était littéralement vrai. Ceux qu’aux Antilles on appelait engagés étaient de pauvres aventuriers qui, n’ayant aucune ressource, payaient leur passage aux îles en aliénant trois années de leur liberté. La compagnie des Indes occidentales faisait activement ce monstrueux trafic, et les vaisseaux transportaient incessamment aux colonies des centaines de malheureux, attirés dans l’espoir de faire fortune après qu’ils seraient sortis de cet esclavage temporaire. Tant que durait leur engagement, ils étaient plus à plaindre que les noirs ; le maître qui avait acheté trois années de leur vie les ménageait moins que ses esclaves ; car il lui importait peu qu’au jour de leur émancipation leur santé fût entièrement ruinée, et qu’ils mourussent des suites de leurs souffrances. Le colon propriétaire n’avait nul compte à rendre des moyens qu’il employait pour contraindre ses engagés au travail et à l’obéissance ; il leur infligeait les mêmes châtimens qu’à ses nègres ; les paresseux et les rebelles passaient aux quatre piquets, et on ne leur épargnait pas le cachot ; aussi la mortalité était-elle effrayante sur les habitations cultivées par les individus placés dans cette condition mixte, plus dure et plus misérable que la servitude absolue. Cependant le préjugé mettait l’engagé bien au-dessus de l’esclave. Celui qui survivait aux effroyables épreuves de ses premières années faisait souvent une fortune rapide et parvenait à une bonne position sociale, tandis que le nègre affranchi ne pouvait jamais effacer son origine ni racheter la bassesse de sa première condition. Du reste, le sort des gens qui passaient aux îles était généralement à la merci du pouvoir le plus arbitraire. Tout homme qui en débarquant ne pouvait justifier de certains moyens d’existence était considéré comme engagé de droit et livré immédiatement à un maître. Cet état de choses enfantait une foule d’iniquités épouvantables, auxquelles une législation spéciale ne porta remède qu’environ cinquante ans après l’établissement des premiers colons aux Antilles françaises.

Le comte de Loinvilliers écrivit deux lignes, et agita d’une main impatiente la sonnette posée sur la table. Aussitôt la figure noire et muette d’un esclave parut à la porte. Le comte lui remit la lettre ; puis, revenant vers Marie, il lui dit avec une espèce de sourire :

— Maintenant, madame, vous voilà tranquille sur le sort de ceux que votre bonté protége ; le sort de ces misérables vous a un moment inquiété ; c’est, en vérité, plus d’honneur et de bonheur qu’ils ne méritent. Les engagés sont en général des gens de sac et de corde, des bandits chargés de méfaits qui, ne pouvant plus vivre en France sous peine de la hart, viennent s’abattre sur nos colonies. La plupart du temps on ne sait ce qu’ils sont ni d’où ils viennent ; ils ont toujours mille contes à débiter sur leur origine, et pas un bon papier pour prouver ce qu’ils avancent. Heureusement on fait ici justice de ces vagabonds, et le fouet d’un commandeur les range mieux à l’ordre que le bâton d’un garde-chiourme.

— Oui, monsieur, répondit Mme d’Énambuc avec une gravité triste, il faut que justice se fasse, mais justice pour tous. Dans certains cas, les engagés et même les esclaves peuvent recourir à mon autorité ; je dois les défendre s’ils sont trop durement opprimés par leurs maîtres, et je ne dénierai à aucun d’entre eux ma protection.

— Jusqu’ici, madame, pas un n’y a eu recours, dit froidement le comte.

Mme d’Énambuc le regarda en face et répondit :

— Qui sait ? je suis certaine que tous ceux qui ont recours à ma justice n’arrivent pas jusqu’à moi.

Le sourire qui errait sur les lèvres du comte s’effaça ; d’un coup d’œil inquiet et rapide, il observa Marie : elle était sérieuse et triste ; mais rien dans sa physionomie ne décelait une arrière-pensée, ni un ressentiment caché. L’espèce de crainte qui avait frappé Loinvilliers s’évanouit, et il répondit avec tranquillité :

— Toutes les demandes et réclamations écrites vous sont remises, madame ; vous dictez les réponses et les signez de votre main : en vérité, vous ne pouvez faire davantage, à moins toutefois d’aller, comme le roi saint Louis, vous asseoir en plein champ sous un arbre pour écouter les plaintes de vos sujets, et rendre la justice.

— Je le devrais peut-être, pour empêcher les iniquités qui se commettent en mon nom, répliqua-t-elle d’un ton bref et en se levant.

Loinvilliers tressaillit intérieurement, et, pour la seconde fois, il interrogea la physionomie de Mme d’Énambuc avec une sorte d’anxiété.

— Monsieur le comte, reprit-elle avec l’air de calme tristesse qui lui était habituel, les affaires sont finies pour aujourd’hui ; je vais passer au salon.

— Un moment encore, je vous en supplie, madame, répondit Loinvilliers d’une voix grave et avec une émotion qu’il ne put entièrement contenir ; c’est pour moi personnellement que je réclame cette audience.

Mme d’Énambuc avait pâli légèrement en entendant ces paroles, mais le courage lui revint promptement, et elle attendit de sang-froid cette explication qu’elle prévoyait et qu’elle redoutait depuis si long-temps.

— Achevez, monsieur, répondit-elle d’une vois assurée et en se rasseyant en face du comte ; je suis prête à vous entendre.

M. de Loinvilliers ne se faisait pas illusion sur les sentimens de Marie à son égard : il savait que cette femme pour laquelle il avait un amour violent, capable de tout, le voyait avec une sourde aversion ; il savait qu’elle le redoutait, et que, pour se soustraire à son influence, elle avait appelé à son secours un autre homme qu’elle aimait peut-être : mais il savait aussi comment il s’était délivré de ce rival, et il comptait sur l’ascendant de sa position, pour vaincre la résistance inexorable qu’il prévoyait.

— Madame, reprit-il en s’asseyanl à côté de Marie, qui, froide, immobile et le regard baissé, semblait recueillie dans une morne attention, je suis venu ici ce soir pour vous déclarer des choses que de rigoureuses convenances me défendaient de vous dire un jour plus tôt. Dans la situation où se trouve mon ame, Dieu sait ce que m’a coûté cette année de silence ! mais le moment est enfin venu où je puis réclamer les droits que m’a légués celui dont toutes les volontés ont été sacrées pour vous.

— Quels droits, monsieur, et que voulez-vous dire ? interrompit Marie avec un étonnement plein d’effroi et un geste de doute ; Dieu m’est témoin que je n’ai fait aucune promesse.

— Je le sais, madame ; aussi n’est-ce pas une parole donnée par vous que je viens réclamer : je viens vous dire ce qui s’est passé il y a un an, lorsque le général me fit venir près de son lit de mort. Vous rappelez-vous, madame, cette chambre où l’on n’entendait que des pleurs et des sanglots, cette place où vous étiez assise, et où il me semble vous voir encore pâle, défaillante, les yeux fermés, immobile comme une morte ?… Moi aussi, j’étais là ; le général touchait à son dernier moment ; il me tendit la main, et il me dit : Loinvilliers, vous gouvernerez pendant la minorité de mon fils, vous lui conserverez son héritage, et quelque jour vous épouserez ma veuve.

— Monsieur le comte ! s’écria Mme d’Énambuc en se dressant et en se tournant avec véhémence vers le portrait du général ; monsieur le comte, Dieu vous entend !

— Dieu et celui dont voici l’image vénérée, répondit Loinvilliers en se tournant aussi vers le portrait, qui semblait abaisser sur eux son regard immobile. Aucun témoin n’a entendu ce que je viens de vous dire ; mais, sur ma foi de chrétien, sur mon honneur de gentilhomme, je jure que c’est la vérité : n’est-ce point assez pour que vous n’en doutiez plus, madame ?

— Je vous crois, monsieur, murmura-t-elle d’une voix éteinte et sans détourner du portrait de M. d’Énambuc son regard fixe et sans larmes ; je vous crois. Seigneur mon Dieu, celui qui fut juste et sage entre tous s’est donc une fois trompé !

Loinvilliers devina ces derniers mots plutôt qu’il ne les entendit ; un sourire amer plissa ses lèvres, et son œil étincela sous ses larges sourcils ; pourtant il sut se contenir encore, et il dit avec calme :

— Tant que votre deuil a duré, madame, j’ai dû me taire et ne vous faire connaître mes sentimens et mes espérances que par mes actions. Vous avez pu cependant me comprendre, et voir le but auquel j’aspirais.

— Oui, monsieur, interrompit-elle sourdement ; j’avais prévu que bientôt il faudrait choisir et voir en vous mon second mari ou mon ennemi mortel.

Loinvilliers fit un mouvement, puis il reprit avec le même sang-froid : Vous savez ma naissance et ma fortune, madame ; ni l’une ni l’autre ne sont au-dessous de l’honneur que j’ambitionne, et dont celui qui fut votre époux m’a jugé digne ; vous savez maintenant sa dernière volonté, et les droits qu’il m’a légués : j’attends votre réponse.

— Avant de vous la faire connaître, j’ai besoin de me recueillir et de prier Dieu, dit Marie en se levant ; demain, monsieur, oui, demain, vous saurez ma résolution.

Ces derniers mots furent prononcés avec un accent qui devait laisser peu d’espoir à Loinvilliers ; pourtant il ne témoigna ni dépit ni découragement, et ce fut d’un air de tranquille satisfaction qu’il offrit la main à Mme d’Énambuc pour passer au salon où l’attendait sa petite cour.

IV.

Deux heures plus tard, Marie rentrait dans sa chambre à coucher, appuyée au bras du docteur Janson, et suivie d’une douzaine d’esclaves qu’elle congédia aussitôt. Palida seule resta assise sur le seuil de la porte.

— Mon Dieu, que je souffre ! dit Mme d’Énambuc en se laissant aller sur le vaste fauteuil de bambou placé au pied de son lit ; il y a dans l’air comme une humidité brûlante qui me pénètre et me donne la fièvre.

— Une fièvre d’inquiétude et de chagrin, murmura le docteur en posant ses longs doigts osseux sur le bras de la jeune femme, qui renversa sa tête pâle sur le dossier du fauteuil.

Tout était silencieux dans les vastes appartemens du fort ; mais, au dehors, l’orage grondait avec une horrible furie, la mer brisait avec un bruit rauque et profond contre les murailles, et ses vagues écumeuses formaient comme une nappe immense qui déroulait incessamment ses plis d’un blanc argenté au milieu des ténèbres de cette lugubre nuit.

Mme d’Énambuc prêta un moment l’oreille à ce tumulte des élémens, et dit avec un long soupir : Heureusement, aucune créature humaine n’est en péril sur cette mer terrible ; les pauvres gens qui ont leurs habitations sur la côte sont en sûreté ici. Quand le beau temps reviendra, nous n’aurons aucun malheur irréparable à déplorer ; mais que cette nuit va me paraître longue, Jésus mon Dieu ! je ne dormirai pas.

— Essayez quelques gouttes de ceci, dit le bon docteur en offrant à Mme d’Énambuc une tasse posée près d’elle sur un plateau d’argent ; vous savez que cette potion calmante vous a procuré parfois un peu de sommeil.

Elle but quelques gorgées avec docilité ; puis, repoussant la tasse, elle murmura :

— Je ne sais ce qui se passe en moi ; j’ai comme le pressentiment de quelque malheur, mon esprit est troublé de mille chimères, le cœur me bat comme si j’étais près d’un grand danger… J’ai peur, docteur ; je vous en supplie, restez près de moi.

— Je ne vous quitte pas, répondit-il avec une affectueuse sollicitude ; allons, madame, reprenez courage, rappelez la fermeté de votre ame, vous en aurez besoin dans les circonstances difficiles où vous vous trouvez ; c’est aux dangers réels et présens qui vous menacent, qu’il faut songer. J’ai pris sur moi de faire avertir le père Du Tertre ; il va venir ; vous avez toute confiance en lui.

— Oui, c’est un homme pieux et plein de lumières ; ses exhortations m’ont souvent consolée ; il connaît les peines secrètes et profondes de mon ame ; il m’aidera à sortir de ces perplexités, de ces anxiétés cruelles. Ses paroles rassureront ma conscience et me donneront la force et l’espoir en Dieu qui sont près de me manquer ; soyez tous deux mes conseillers. Montrez-moi la justice, la vérité, mon devoir, car ma tête se perd, et je doute de moi-même.

Le docteur serra silencieusement la main que lui tendait Mme d’Énambuc. La jeune femme se souleva lentement, et fit le tour de la chambre d’un pas faible et inégal. L’agitation de son esprit lui donnait ce besoin de mouvement auquel ses forces suffisaient à peine. En passant devant un miroir, elle s’arrêta et dit avec un faible sourire : Jésus ! j’ai l’air d’une morte.

En effet, elle n’était plus cette belle Marie si brillante naguère de vie et de fraîcheur. L’expression radieuse et sereine de sa physionomie était effacée par une sombre langueur ; une blancheur uniforme avait éteint ses joues où remontait par moment un fugitif incarnat ; son regard seul avait encore toute sa puissance, il éclatait encore plus doux, plus fier, plus pénétrant sous ses longues paupières brunes. Tout à coup Marie tourna la tête vers la fenêtre avec une sorte de tressaillement.

— Docteur, avez-vous entendu ? dit-elle, la sentinelle a crié qui vive dans la grande cour.

— C’est sans doute en voyant venir le père Du Tertre qui se rend ici, répondit le médecin.

— Comment le père Du Tertre n’a-t-il pas préféré passer par les salles basses ? objecta Mme d’Énambuc ; il fait mauvais traverser la cour avec un temps pareil.

À ces mots, elle s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. La pluie tombait à torrens d’un ciel sombre et déchiré par de rares éclairs ; une lanterne accrochée devant la porte projetait sa lueur sur la sentinelle qui parcourait d’un pas égal l’espace assigné à sa faction. Une obscurité complète régnait dans la vaste cour qui séparait la chapelle des appartemens du fort ; mais, au fond de ces ténèbres, brillait une lueur rougeâtre dont le reflet éclairait en plein une porte cintrée.

— Il y a du monde dans la chapelle, dit Mme d’Énambuc avec étonnement ; on vient d’en ouvrir la porte, et j’y vois de la lumière.

Elle regarda encore, le front appuyé à la fenêtre dont le châssis était garni de larges plaques d’écaille transparente.

— Il est minuit, dit le médecin ; c’est l’heure à laquelle le père Du Tertre se lève pour dire les matines ; peut-être a-t-il voulu cette nuit faire ses dévotions dans la chapelle.

Comme il achevait ces mots, la porte s’ouvrit tout-à-fait, et un homme s’arrêta sur le seuil ; sa haute taille se découpa comme une noire silhouette sur un fond lumineux, et il resta là une minute, le bras appuyé contre le chambranle de pierre, dans l’attitude d’une pénible fatigue.

— Oh ! mon Dieu, murmura Marie en frissonnant, cette ombre ressemble à quelqu’un ! je reconnais sa taille, sa chevelure… Est-ce Maubray, mon Dieu ?

En ce moment, la porte de la chapelle se referma, tout disparut, et le regard éperdu de Marie resta plongé dans les ténèbres.

— Voici sa révérence, dit le médecin en prenant doucement le bras de Mme d’Énambuc pour la ramener à sa place.

Le père Du Tertre entra. C’était un vieux moine jacobin d’un esprit droit, ferme et plein d’expérience. Depuis dix ans, il était missionnaire dans les colonies, et il avait acquis, dans ces difficiles fonctions, une haute réputation et beaucoup d’influence.

— Mon père, dit Mme d’Énambuc d’une voix fort émue et en allant au-devant de lui, savez-vous qu’il y a du monde dans la chapelle ?

— Je le sais, madame, répondit-il en souriant ; vous avez donné, pour cette nuit, l’hospitalité à tant de gens, qu’on ne savait plus où les loger. Les magasins, les salles basses étaient encombrés, car on a apporté ici beaucoup de marchandises. Quand les colons et leurs denrées ont été à l’abri, il ne s’est plus trouvé de place pour les esclaves ni pour les engagés. Alors j’ai pris sur moi de conseiller à votre capitaine des gardes d’envoyer les noirs coucher à l’écurie avec les chevaux, et j’ai emmené les blancs dans la chapelle, d’où j’ai retiré le très saint Sacrement ; elle sera leur dortoir pour cette nuit : n’est-il pas juste que ceux qui sont sans abri aillent dormir dans la maison de Dieu ?

— Ce sont les engagés qui passent la nuit là-bas ? murmura Mme d’Énambuc, dont le visage redevint calme et qui sentit subitement s’apaiser les battemens de son cœur ; c’était une vision. Hélas ! cette image est sans cesse devant mes yeux !

Il y eut un moment de silence ; puis Mme d’Énambuc reprit :

— Mon père, j’ai besoin de vos conseils ; vous m’avez soutenue et guidée dans les momens les plus pénibles de ma vie ; aidez-moi dans cette nouvelle épreuve. Mon père, ce que j’avais craint est arrivé.

Alors elle raconta son entrevue avec le comte de Loinvilliers, et les propositions de mariage auxquelles, le lendemain, elle était déterminée à répondre par un refus.

— Mon père, dit-elle en finissant, je suis convaincue que M. de Loinvilliers a dit la vérité ; mais ma conscience ne me fait pas un devoir d’obéir à cette dernière et terrible volonté… Celui qui est au ciel et qui voit le fond de mon ame ne me condamnera pas.

— Ma fille, répondit le père Du Tertre d’une voix grave et triste, ceci n’est point un cas de conscience ; devant Dieu, vous êtes libre ; mais le comte de Loinvilliers soumettra votre volonté par la loi du plus fort. Il sait bien comment vous contraindre à ce mariage. Vous ne connaissez pas entièrement ce qui se passe ici et le péril où vous êtes. Il y a un parti contre vous dans la colonie, un parti redoutable, composé des petites gens, qui partout sont les plus nombreux et les plus remuans. Qu’importe que les capitaines de paroisse vous soient dévoués si leurs milices sont prêtes à se révolter contre votre autorité ? Tous ces mutins redoutent le comte de Loinvilliers et ceux qu’ils appellent sa garde espagnole. Ils redoutent aussi beaucoup le baron Loinvilliers de Poincy, gouverneur de Saint-Christophe, qui pourrait, au besoin, envoyer à son neveu une ou deux barques armées en guerre pour les réduire. C’est ce qui a arrêté jusqu’ici toute tentative de sédition ; on se souvient de la manière dont le comte vous a vengée des peaux rouges, et l’on est convaincu qu’il ne pardonnerait pas plus à des chrétiens qu’à des idolâtres. Mais le jour où il cesserait d’être votre lieutenant-général, le jour où il se retirerait de votre service, ce jour-là, madame, vous verriez votre autorité méconnue, attaquée ouvertement, et peut-être seriez-vous forcée de résigner vos pouvoirs…

— Jamais, mon père, jamais, interrompit-elle avec véhémence ; nulle force humaine ne saurait me contraindre à abandonner les droits de mon fils. Je ne quitterai pas ma place, tant que le roi laissera entre mes mains ce pouvoir dont les soucis me tuent.

— Madame, dit le médecin, vous m’avez manifesté tantôt un espoir : si vous pouviez opposer quelqu’un à M. de Loinvilliers, si vous vous aidiez d’un homme ferme, courageux, habile comme lui, il y aurait moyen de le réduire.

— Oui, si Maubray venait ! murmura Mme d’Énambuc avec un accent indicible de découragement, de douleur, d’ardente impatience ; mais il n’arrive pas.

Apparemment le père Du Tertre savait tout ce que l’ame de Marie renfermait d’incertitudes, de frayeurs, d’inutiles espérances, car il lui répondit en secouant tristement la tête :

— Il n’y a plus d’espoir maintenant. Depuis six mois, parti de Saint-Domingue pour venir ici sur un bâtiment dont on n’a plus eu de nouvelles, il faut prier Dieu pour le repos de son ame.

Mme d’Énambuc frissonna ; ce mot la frappait subitement d’une affreuse certitude.

— Oui, dit-elle en baissant la tête comme pour se soumettre à la volonté de Dieu, tout est fini.

Le moine recommença alors à lui représenter le péril de sa situation et les avantages immenses de son mariage avec le comte de Loinvilliers. Le médecin se joignit au confesseur, et tous deux, pénétrés des mêmes craintes, donnèrent les mêmes conseils. La malheureuse femme résista long-temps ; enfin, épouvantée, vaincue, elle promit de ne pas éloigner le comte par un refus définitif, et même de lui laisser des espérances. Ses conseillers ne la quittèrent que bien avant dans la nuit. En sortant, le moine dit au docteur Janson :

— Béni soit Dieu, qui nous a inspiré les paroles qui pouvaient convaincre madame ! La détermination qu’elle vient de prendre sauve l’héritage de son fils et assure la tranquillité de la colonie.

— Oui, mon père ; mais peut-être lui coûtera-t-elle la vie, répondit le médecin.

Vers le matin, le vent tomba subitement, les nuages amoncelés se déchirèrent et laissèrent voir la face radieuse du soleil levant. Bientôt le ciel montra son azur limpide, nul souffle ne troubla les airs ; mais la mer sombre et irritée brisait encore ses montagnes d’eau contre la grève. Les habitations avaient peu souffert dans l’intérieur des terres : les champs de cannes verdoyaient encore, les bouquets de bananiers dressaient toujours leurs longues feuilles d’un vert glauque sur le toit de paille des cases à nègres ; mais la violence des eaux avait couvert la côte de débris.

Dès que le jour parut, un certain tumulte annonça le départ de ceux qui avaient trouvé un abri dans le fort. Mme d’Énambuc sommeillait accablée, pourtant elle entendit ce bruit confus de pas et de voix.

— Palida, dit-elle en se soulevant, Palida ! L’esclave se dressa au pied du lit.

— Écoute, reprit Mme d’Énambuc, voilà les nègres et les engagés qui s’en vont ; je veux faire une aumône à ces pauvres gens ; donne-moi ma bourse.

Palida apporta un petit sac en velours noir dans lequel il y avait une poignée d’écus.

— Donne-leur tout, dit Mme d’Énambuc ; ils se le partageront ; je ne veux pas compter l’argent des pauvres.

Palida entr’ouvrit la fenêtre, et, avançant sa tête brune, elle cria en jetant la bourse dans la cour : — Voici de la part de madame pour les esclaves et les engagés ; partage égal. — Et se retirant aussitôt elle referma la fenêtre sans prendre garde à ceux qui ramassaient cette grosse aumône.

— Vive la petite reine ! crièrent plusieurs voix dans la cour. Puis quelques coups de fouet claquèrent en l’air, et tout rentra dans l’ordre et le silence.

À l’heure de la messe, Mme d’Énambuc se leva pour se rendre à la chapelle. Selon l’usage, elle était accompagnée de la plupart des gens de sa maison. En entrant, elle trouva près de la porte M. de Loinvilliers, qui la salua silencieusement, lui présenta l’eau bénite et la conduisit à sa place. La chapelle du fort Saint-Pierre était décorée avec une simplicité digne des premiers temps du christianisme. On n’y voyait ni tableau, ni dorures, ni sculptures précieuses, mais on y mettait chaque jour en profusion des fleurs et du feuillage, les plus beaux dons de la terre. Des branches d’orangers, de vertes palmes, ornaient l’autel à la droite duquel était le prie-dieu de Mme d’Énambuc. La fenêtre, étroite et recouverte d’un ample rideau de mousseline, ne laissait pénétrer qu’un rayon de soleil dont le reflet, en tombant sur les murs d’une blancheur vive, répandait une douce et tranquille lumière. Cette humble église était merveilleusement disposée pour la prière et la méditation. Séparée des autres constructions par une vaste cour, elle s’élevait isolée sur le rempart et dominait la mer, dont le murmure éternel retentissait sous sa voûte.

Mme d’Énambuc s’agenouilla, le front baissé, sur l’appui du prie-dieu. Le comte de Loinvilliers, debout derrière elle, la contemplait avec un avide bonheur. Elle cachait son visage sur son livre d’heures ; il ne voyait que son cou frêle et blanc, et sa longue chevelure, dont les boucles dorées s’échappaient d’un réseau de soie noire. Mais il devinait les larmes qu’elle répandait, et son cœur tressaillait d’une cruelle joie, car il comprenait qu’elle s’était soumise et qu’elle pleurait sur elle-même. Son inflexible amour, son implacable jalousie, triomphaient, et il songeait sans remords à l’espèce de violence qui allait lui livrer cette femme dont le cœur fermé pour lui appartenait peut-être à un autre.

Mme d’Énambuc s’était soumise en effet, car le secret et dernier espoir qui l’avait jusque-là soutenue s’était évanoui. La veille encore elle attendait, il y avait dans son ame une lueur de confiance et de courage ; mais tout à coup cette lueur s’était éteinte. Maintenant tout était fini ; elle pleurait la mort de Maubray, et elle écoutait en frissonnant le bruit rauque de la mer, dont les profonds abîmes l’avaient sans doute englouti. Le père Du Tertre était à l’autel ; les assistans suivaient la messe avec un silencieux recueillement ; le docteur Janson lui-même, les deux genoux en terre, priait sans distraction. Marie resta prosternée pendant toute la messe ; au dernier évangile, elle se releva, et, dans ce mouvement, son regard se tourna machinalement vers la muraille blanche sur laquelle ressortaient de grandes lettres récemment tracées avec un charbon. Ces lettres formaient un mot presque illisible, mais que Marie devina ; car son livre d’heures s’échappa de ses mains, et elle retomba à genoux, tremblante, éperdue, le cœur saisi d’étonnement, de doute et presque d’effroi : c’était le nom de Maubray qu’elle venait de lire sur la muraille. Ses regards demeurèrent fixés sur ces lettres inégales et qu’une main mal assurée semblait avoir écrites dans l’obscurité. Comment ce nom, ignoré de tous ceux qui vivaient autour d’elle, se trouvait-il écrit là ? Pourquoi l’avait-on mis sous ses yeux en un pareil moment ? était-ce un avertissement, un reproche ? Son esprit se perdait en conjectures. Elle eut sur-le-champ la pensée qu’un des engagés pouvait seul avoir écrit ce mot dont la vue remplissait son ame de perplexité, de soudaines espérances et de mortelles craintes. Mais pourquoi ce mystère ? pourquoi, si le sort de Maubray était connu de l’un de ces malheureux, n’en avait-elle pas été instruite ? Comment n’avait-on pas essayé de pénétrer jusqu’à elle pour le lui apprendre ?

Tandis que Marie, immobile et perdue dans ses émotions et ses pensées, demeurait à genoux, le visage tourné vers la muraille, M. de Loinvilliers, pâle et agité, regardait du même côté avec une singulière expression d’étonnement et de rage. Lui aussi avait lu ce nom. Un moment après, il sortit ; la messe était finie. Mme d’Énambuc resta encore un quart d’heure dans la chapelle pour se recueillir et songer aux moyens d’apprendre la vérité, de savoir par quel inconcevable hasard ce nom, toujours présent à sa pensée, s’était tout à coup trouvé sous ses yeux. Quand elle se retira avec sa suite, elle trouva dehors M. de Loinvilliers ; il était entouré d’une partie de ses gens et leur parlait de ce ton bref et impérieux qui faisait trembler tout le monde.

— Ricio, dit-il en s’adressant à une espèce de géant asturien que ses camarades avaient surnommé saint Christophe, va-t-en sur-le-champ chez tous les habitans dont les engagés ont passé la nuit dans la chapelle, et commande-leur de ma part d’envoyer ici tous ces drôles. Il faut que je sache quel est celui qui a osé charbonner son nom de païen sur le mur d’un lieu consacré. Par mon baptême ! je promets de lui faire faire amende honorable.

— Monsieur, dit Mme d’Énambuc en s’avançant, je veux interroger moi-même ces malheureux.

— On va les amener en votre présence, répondit tranquillement le comte ; n’avez-vous point, madame, d’autres ordres à me donner ?

— Dans un moment, monsieur ; suivez-moi, dit-elle préoccupée d’une vague défiance, et craignant que Loinvilliers ne pût interroger avant elle les engagés,

Il lui offrit la main et la reconduisit dans ses appartemens sans témoigner le moindre embarras, ni la moindre inquiétude ; pourtant ses yeux se tournaient souvent vers la porte, et deux ou trois fois il alla se mettre à la fenêtre qui donnait sur la grande cour. Mme d’Énambuc, faible, oppressée, le front appuyé sur sa main, était assise dans la salle d’audience ; elle attendait dans une cruelle anxiété l’espèce de révélation qui allait sans doute l’éclairer sur le sort de Maubray. Sa préoccupation était si profonde, qu’elle oubliait jusqu’à la présence du comte, qui, sombre et agité, se promenait lentement dans la salle sans dire une parole.

Au bout d’une heure environ, les engagés arrivèrent conduits par Ricio. En entrant, l’Asturien échangea un rapide regard avec son maître et hocha la tête d’un air significatif. À ce signe, le comte sourit légèrement, le sang reflua vers ses joues, il sembla respirer plus librement, et son regard fauve tomba sur Mme d’Énambuc avec l’expression d’une sourde joie. Les engagés étaient restés interdits et tremblans près de la porte. Ces pauvres gens étaient hâves, brûlés par le soleil, à peine vêtus. Leur aspect avait quelque chose de plus triste et de plus misérable que celui des nègres ; on lisait sur leur physionomie des souffrances morales plus profondes que celles des esclaves. Mme d’Énambuc jeta sur eux un coup d’œil prompt et troublé ; tous ces visages lui étaient inconnus. Alors elle revint subitement de l’espèce de doute et d’espérance qui faisait battre son cœur avec violence, et elle murmura : Quelle folle pensée !… c’était impossible !…

— Approchez tous, dit rudement le comte.

Les engagés s’avancèrent intimidés et tremblans. Leurs regards se tournaient vers Mme d’Énambuc avec une expression craintive et suppliante. Ils avaient peur, car ils ignoraient de quoi on les accusait, et ils savaient de quels châtimens on punissait les plus légères fautes. La première parole de la petite reine les rassura.

— Mes amis, dit-elle d’une voix douce, l’un d’entre vous a péché contre Dieu en écrivant un nom profane dans un endroit consacré. Je vous ai fait venir pour que vous me déclariez quel est le coupable. Je promets d’avance de lui pardonner : il ne subira d’autre châtiment que la pénitence imposée par sa révérence le père Du Tertre. Voyons, que celui qui est en faute se dénonce lui-même pour me donner une preuve de son repentir.

Les engagés se regardèrent entre eux d’un air surpris ; personne ne répondit.

— Eh bien ! reprit Mme d’Énambuc avec la même douceur, vous vous taisez ? j’ai pourtant promis un entier pardon. Allons, que le coupable se déclare.

Tous gardaient le silence et s’excusaient par des gestes négatifs. Enfin l’un d’eux s’avança, et, se jetant aux genoux de Mme d’Énambuc, il lui dit d’un accent humble et contrit : — Pardonnez-nous, madame, pardonnez-nous ; mais, en vérité, il est impossible que nous soyons en faute cette fois : pas un d’entre nous ne sait lire son nom, et encore moins l’écrire…

— Personne d’entre vous n’a donc écrit le nom de Maubray sur le mur de la chapelle ? interrompit Mme d’Énambuc d’une voix altérée.

— Personne, sur mon baptême et sur mon salut !

À cette déclaration simple et précise, Marie baissa la tête d’un air découragé et fit signe aux engagés de se retirer. Au moment où ils sortaient, celui qui avait pris la parole se ravisa et dit à l’un de se compagnons :

— Dieu me pardonne ! j’ai peut-être trompé sans le vouloir la petite reine. Il y avait cette nuit avec nous un compagnon dont nous ne pouvons pas répondre : c’est ce grand matelot que le capitaine Baillardet a amené de Saint-Christophe, un sournois qui n’a pas ouvert la bouche. Avant l’aube, il était à se promener dans la grande cour, comme s’il avait fait le plus beau temps du monde…

— Marche ! cria Ricio en poussant l’engagé avec le bois de sa pique, marche ! ou, par le sang de Dieu ! je te laisse en chemin avec un pouce de lame sous la peau.

Loinvilliers était resté près de Mme d’Énambuc ; elle réfléchit un moment, puis elle dit avec la tenace obstination d’une espérance déçue et d’une ardente perplexité : — La chapelle est ouverte dès le matin ; sans doute quelque étranger y sera entré et aura écrit ce nom ; nous le découvrirons ; je saurai enfin la vérité.

— Il y a des hasards inexplicables, répliqua froidement le comte.

Marie secoua la tête et ne répondit pas.

— En vérité, madame, reprit Loinvilliers, un fait aussi insignifiant ne devrait pas vous préoccuper ainsi. Que vous importe ce nom ? C’est sans doute celui de quelque pauvre diable qui l’aura mis sur le mur de la chapelle en manière d’ex-voto. Puisque vous ne voulez pas le faire châtier, il est inutile, ce me semble, de chercher à le découvrir.

Marie regarda le comte avec inquiétude ; il lui semblait qu’une cruelle ironie perçait dans ses paroles, dans sa physionomie surtout ; mais il ajouta aussitôt d’un ton calme et dégagé qui la rassura :

— En ceci pourtant, comme en toutes choses, vous serez obéie, madame ; si vous le voulez, nous ferons comparaître ici tous les gens capables de signer leur nom. Le nombre n’en sera pas bien considérable, vos sujets étant en général fort peu lettrés.

— Vous raillez, monsieur, interrompit-elle avec une fierté pleine d’amertume.

— À Dieu ne plaise, madame ! répondit-il d’un ton plus grave ; au fond de l’ame, je suis préoccupé comme vous, mais c’est pour de plus grands intérêts : après notre entretien d’hier soir, il vous reste quelque chose à me dire.

— Monsieur le comte, dit Marie en mettant la main à son front pâle et brûlant, j’y ai songé toute la nuit, j’ai prié Dieu, et pourtant… Non, je ne puis rien vous dire. Il me faut encore un peu de temps…

— J’attendrai, madame, dit Loinvilliers d’un air plein de confiance et de tranquillité.

À ces mots, il la salua et sortit. Mme d’Énambuc passa le reste du jour dans de cruelles alternatives ; toutes les investigations qu’elle ordonna n’aboutirent à rien, et elle finit par dire comme M. de Loinvilliers qu’il y a des hasards inexplicables. Le même soir, la nouvelle se répandit qu’un engagé avait donné deux coups de couteau à son maître ; l’évènement était arrivé au quartier du Prêcheur. Ce fut le comte qui l’annonça à Mme d’Énambuc.

— Ce matin, dit-il, un brave marin, appelé Baillardet, a été blessé par un de ses hommes, un engagé qu’il avait amené de Saint-Christophe. Ce crime ne peut pas rester impuni, il faudra faire un exemple.

— Une condamnation à mort ! interrompit Marie consternée ; ce sera la première fois depuis que je commande ici…

— Il faut que justice se fasse : celui qui tue doit être tué…

— Ce malheureux n’a pas accompli le crime ; vous parlez de blessures…

— Oui ; mais il s’agit d’un engagé qui a levé la main contre son maître. N’eût-il fait que le toucher, c’est assez pour qu’il soit pendu. Cet exemple est nécessaire au maintien de l’ordre sur les habitations, à la tranquillité de la colonie, à notre propre sûreté. Les esclaves et les engagés tremblent devant les blancs libres auxquels ils appartiennent ; mais ils sont cinquante contre un. Que deviendrions-nous, madame, si quelque jour ils n’étaient plus retenus par la terreur des châtimens ?

— Oui, je sais qu’il ne doit y avoir ni miséricorde ni pardon pour le coupable, répondit Mme d’Énambuc avec une triste conviction ; mais je ne mettrai pas mon nom au bas de sa sentence de mort : c’est vous, monsieur, qui la signerez comme mon lieutenant-général. Dès demain, je pars pour le Vauclain. Que justice se fasse ! je reviendrai quand tout sera fini.

v.

À cette époque, l’intérieur de l’île n’était peuplé que de quelques colons dont les habitations, séparées les unes des autres par des bois inextricables, par de profondes vallées, formaient de rares stations à travers ce pays perdu. À mesure qu’on s’éloignait de la côte occidentale, ces solitudes prenaient un aspect plus âpre ; on n’y retrouvait aucune trace du passage des hommes, aucun vestige de travail humain ; c’était la pompe stérile et magnifique des déserts dans toute sa sauvage beauté.

Mme d’Énambuc partit avec une suite nombreuse pour la pointe du Vauclain. Elle allait en litière, portée par douze vigoureux nègres qui se relayaient d’heure en heure. Le docteur Janson et sa révérence le père Du Tertre chevauchaient à ses côtés sur de pacifiques mules ; ses femmes suivaient à cheval, et, après ces noires amazones, venaient à pied une trentaine d’esclaves chargés de bagages. Une compagnie des gardes escortait la caravane le mousquet au bras, et deux guides couraient en avant. Marie, à demi couchée sous les rideaux de sa litière avec son bel enfant sur ses genoux, ressemblait véritablement à une de ces indolentes souveraines que les peuples de l’Inde voient passer de loin prosternés dans la poussière ; elle était triste, languissante et belle comme les esclaves couronnées des sultans. Les noirs, accourus sur son passage, criaient : Vive la petite reine ! Partout les milices des paroisses étaient sous les armes. Les colons dont elle traversait les possessions venaient lui offrir des présens et la complimenter. Mais, le second jour de son voyage, elle se trouva dans les solitudes jadis habitées par les peaux rouges et que nul visage blanc n’avait jamais traversées. La caravane défila lentement au milieu de ces vastes savanes, de ces bois où il n’y avait d’autre chemin que le lit desséché des torrens. La nuit, il fallut dresser un ajoupa, et Mme d’Énambuc dormit avec son fils sous un toit de feuilles de balisier, planté sur quatre piquets. Ainsi que l’avait prévu le docteur, le mouvement du voyage la ranima, et l’aspect de cette nature calme et riante reposa son ame. La morne douleur, l’abattement profond où elle était tombée, se changèrent en une tranquille mélancolie. Elle oublia les soucis du présent, les inquiétudes mortelles de l’avenir ; un vague espoir la releva, elle se sentit un moment revivre.

Le soleil couchant ne jetait plus que d’incertaines lueurs derrière les mornes, lorsque la caravane arriva sur les éminences qui dominent la pointe du Vauclain. Nulle parole ne peut décrire les admirables beautés du paysage qui s’offrit alors aux regards de Mme d’Énambuc. À travers le doux crépuscule qui voilait la terre et le ciel, elle vit à ses pieds des savanes dont la fraîche verdure lui rappela les prairies de notre France, de grands arcs de feuillage formés par une forêt de palmiers ; puis, au-delà, l’océan, l’océan immense, qui brisait sur les récifs ses vagues sombres et frangées d’écume. Des parfums ravissans s’exhalaient de cette terre féconde ; un air plus frais et plus vif agitait les profondes ramées où gazouillaient encore les oiseaux.

— Nous voici dans la terre promise, s’écria le père Du Tertre saisi d’une réminiscence biblique, nous voici dans la vallée d’Ébron.

— Il n’y manque rien que les troupeaux et les patriarches, murmura le médecin, et les nègres qui travaillent là-bas ne ressemblent guère à un peuple pasteur.

En effet, une cinquantaine d’esclaves courbés au milieu d’un champ de cannes et frappant la terre en mesure, sous les ordres de leur commandeur, ne rappelaient nullement les paisibles bergers de Jacob. Sur la lisière du terrain qu’ils exploitaient, s’élevait une grande case couverte de feuilles de latanier et ombragée par un bouquet d’orangers. C’était la nouvelle habitation élevée sur l’emplacement où se trouvait naguère le carbet des peaux rouges.

Une espèce de village commençait à se former à l’entour, et l’on allait y bâtir une petite église. Mme d’Énambuc fut reçue par le géreur, qui ne put lui présenter les clés de son habitation, attendu qu’il n’y avait pas même de serrures. Il y eut un moment de tumulte et de confusion ; les travaux cessèrent ; tout le monde accourut pour voir la petite reine. Les misérables noirs se pressaient à la porte d’un air timide et curieux, en frappant des mains avec des exclamations de joie. Ces témoignages touchèrent Marie jusqu’au fond de l’ame ; pour la première fois depuis long-temps, elle ressentit un mouvement de douce satisfaction : le sort de ces malheureux dépendait d’elle seule, elle pouvait les soulager. Sur-le-champ elle donna des ordres qui furent proclamés par le géreur et qui jetèrent les esclaves dans des transports de joie. Deux heures plus tard, Marie était dans la galerie qui devait lui servir de chambre à coucher. Ses femmes venaient de se retirer ; Palida seule veillait debout près d’une fenêtre. La lune se levait brillante et sereine sur les savanes ; la brise frémissait dans le feuillage sonore des palmiers, et, par momens, on entendait au loin un bruit sourd et cadencé ; c’était celui du tam-tam : les esclaves dansaient sur le sable du rivage, aux paisibles clartés de la lune.

— Palida, dit Mme d’Énambuc en se soulevant sur son hamac, que regardes-tu ?

— L’arbre sous lequel était l’ajoupa de ma mère, répondit l’esclave ; nous sommes à l’endroit même où les peaux rouges avaient leur grand carbet.

— Tu t’en souviens ? Tu reconnais ces lieux ?

— J’y suis née et j’y ai vu mourir ma mère, répondit Palida d’une voix altérée.

— Pauvre fille ! murmura Mme d’Énambuc. L’esclave revint se coucher sur la natte devant le hamac.

— Tu pleures, Palida, reprit doucement Mme d’Énambuc ; tu m’as dit pourtant que les femmes étaient esclaves chez les peaux rouges, et que, si tu étais libre, tu ne voudrais pas retourner parmi les tiens.

— Jamais, jamais je n’aurais pu vivre comme eux, dit-elle vivement ; mais je les plains… Quand je songe à cet horrible massacre… c’est ici… les femmes, les enfans, les vieillards, on a tout tué… Il ne reste plus trace du grand carbet ; le feu a passé partout… Maîtresse, il y a des hommes impitoyables parmi les blancs comme parmi les peaux rouges, parmi les chrétiens comme parmi les idolâtres.

— Le comte de Loinvilliers ! murmura Mme d’Énambuc ; oh ! Palida, que je crains cet homme !

Elle se mit à faire sa prière ; puis elle dit avec un élan de confiance et de courage : — J’ai le cœur plus tranquille ; je me sens bien ici. Palida, pour la première fois depuis long-temps, il me semble que je vais avoir un sommeil calme, et que Dieu me garde pour demain quelque bonheur.

À ces mots elle passa un de ses bras sous sa tête fatiguée, et ferma les yeux. Palida imprima un léger mouvement d’oscillation au hamac, et berça doucement sa maîtresse, qui bientôt s’endormit d’un tranquille sommeil. Vers le matin, Mme d’Énambuc fut réveillée par les aboiemens furieux des chiens de garde.

— Qu’est-ce donc, Palida ? qu’arrive-t-il ? dit-elle en se réveillant, presque effrayée.

L’esclave alla regarder au dehors.

— Je ne vois rien, maîtresse, répondit-elle, rien qu’un pauvre noir, arrêté là-bas ; sainte mère de Dieu ! on dirait que les chiens veulent le dévorer ; sans doute il n’est pas de l’habitation.

— Quelque esclave marron qui vient demander sa grâce ; il l’aura, dit Mme d’Énambuc en refermant les yeux.

Le même jour après déjeuner, Marie sortit pour faire une promenade en litière. Le docteur et le père Du Tertre l’accompagnaient, et elle était environnée d’une partie de ses gardes. Au moment où elle traversait l’allée de l’habitation, un nègre sortit tout à coup d’un massif d’arbres sous lequel il s’était blotti, et se jeta au-devant de la litière. Les gardes essayèrent de le repousser ; mais il s’avança résolument jusqu’à la petite reine, et dit en jetant à ses pieds une bourse de velours noir :

— Maîtresse, un pauvre blanc vous envoie ceci.

Palida releva la bourse et la remit à Mme d’Énambuc, qui la reçut avec un geste de surprise.

— Que signifie ce présent ? dit-elle. C’est la bourse qui a été donnée l’autre jour aux engagés avec une aumône.

À ces mots, elle l’ouvrit. Il y avait dedans un écu dont l’empreinte était effacée et sur lequel on avait écrit avec une pointe très affilée des caractères bien visibles. Marie les eut à peine regardés, qu’elle se dressa avec un cri sourd : elle venait de lire pour la seconde fois le nom de Maubray.

— Qui t’a remis ceci ? dit-elle au nègre prosterné devant elle.

— Un pauvre blanc engagé qui doit être pendu pour avoir levé la main contre son maître.

— Un engagé ! l’engagé du capitaine Baillardet ? s’écria-t-elle.

— Lui-même ; il a été pris au quartier du Prêcheur après avoir fait ce mauvais coup, le bon garçon !

— Tu étais là ? tu as tout vu ? tu connais Maubray ? interrompit-elle d’une voix à peine articulée.

— Je le connais, c’est un bon petit blanc. Nous avons ramé ensemble. Quand il a été pris, je l’ai suivi. En arrivant à Saint-Pierre, il a demandé à parler à la petite reine, et quand on lui a dit qu’elle était partie, il m’a remis ceci, et j’ai promis de l’apporter.

— Et il y a deux jours, déjà deux jours ! s’écria Mme d’Énambuc avec un profond gémissement ; puis, se tournant vers sa suite stupéfaite, elle ajouta d’un ton bref : À cheval, à cheval sur-le-champ ! Nous serons ce soir au Fort-Royal. Là, je m’embarquerai, et, si le vent est favorable, je puis être cette nuit à Saint-Pierre. J’arriverai, mon Dieu, j’arriverai à temps.

— Madame, dit le docteur épouvanté, pouvez-vous voyager ainsi, faible et malade comme vous l’êtes ; vous voulez donc vous tuer…

— C’est lui qui va mourir, c’est lui qui est mort peut-être ! répondit-elle en pleurant : pourvu que j’arrive à temps… À cheval ! Faites venir les guides… qu’ils me mènent par le chemin le plus court ; peu importent la fatigue, le danger… je passerai partout… mais il faut que j’arrive ; il le faut, entendez-vous ? sinon, Maubray est perdu !

— Nous ne vous quitterons pas, madame, dit le moine ; sur l’heure, nous partons avec vous.

Elle était déjà descendue de sa litière, et elle hâtait avec une morne impatience les apprêts du départ. Le docteur se rapprocha du père du Tertre, et lui dit consterné :

— Dans l’état où est madame, elle ne peut voyager ainsi qu’entre son médecin et son confesseur ; elle pourrait mourir en chemin, mon père.

— Ce ne sont pas les fatigues ou les souffrances du corps qui la tueront, répondit le moine en secouant la tête.

Quelques momens après, Mme d’Énambuc était à cheval ; cette violente secousse avait relevé ses forces. Une animation fiévreuse ramenait un léger incarnat sur ses joues, et donnait à son regard plus d’éclat et de vie.

— Allons ! dit-elle redevenue tout à coup forte et courageuse, allons ! il faut, Dieu aidant, que j’arrive cette nuit même à Saint-Pierre. Au galop, et toujours par le plus court chemin !

Elle partit suivie seulement du médecin, du père Du Tertre, de Palida et de deux de ses gardes. Les guides couraient en avant. La troupe passa à travers les bois et les précipices, sans s’écarter de la ligne droite qui du pied de la montagne de Vauclain conduit au fond de la baie de Fort-Royal. Mme d’Énambuc leva les mains au ciel en apercevant la mer : le vent était favorable, et dans trois heures on pouvait arriver à Saint-Pierre.

Il était environ six heures du soir, le soleil se couchait, et une forte brise soufflait du sud-est. Mme d’Énambuc, assise au fond de la barque et le front dans ses mains, calculait avec d’horribles angoisses le temps qu’il avait fallu pour condamner Maubray. Les formes judiciaires étaient expéditives, un procès criminel pouvait être terminé en vingt-quatre heures ; mais, quand l’arrêt était prononcé, il était d’usage de laisser au condamné une dernière nuit pour songer au salut de son ame : Mme d’Énambuc pouvait arriver à temps. La barque voguait vent arrière et laissait un long sillage. Bientôt la lune se leva et inonda le ciel de sa blanche lumière ; un jour transparent remplaça le sombre crépuscule où la nature avait un moment disparu. Les sinuosités du rivage se découpèrent en vives arêtes sur le bleu foncé de la mer ; tous les détails du paysage devinrent visibles, mais avec des teintes affaiblies, semblables à celles des peintures en grisailles. On n’entendait que le bruit du vent dans la voile, et parfois le grincement de la barre du gouvernail. Le docteur Janson et le père Du Tertre s’entretenaient à voix basse. Mme d’Énambuc, les bras croisés, la tête baissée, se tenait immobile à l’arrière de la barque. Au bout de trois heures environ, quelques lumières apparurent dans l’éloignement ; on arrivait sur la rade de Saint-Pierre.

La lune répandait une lumière si vive, qu’il était aisé de distinguer les objets le long de la côte. Bientôt Mme d’Énambuc reconnut à l’entrée du mouillage l’endroit qu’on appelait la Grosse-Roche. Alors elle se détourna défaillante, et dit d’une voix éteinte en serrant les bras de l’esclave assise à ses genoux :

— Palida, regarde ; que vois-tu sur la plage, au-dessous de la Grosse-Roche ?

— Jésus ! s’écria la jeune fille, je vois la potence.

Mme d’Énambuc fit un mouvement violent et essaya de regarder ; mais sa vue troublée ne distingua rien ; alors elle tomba à genoux et dit d’un air égaré :

— Regarde encore… Que vois-tu là-bas ?… un homme ?…

— Rien, rien que le bras de la potence, répondit Palida.

— Ah ! il est vivant ! il est vivant, mon Dieu ! s’écria Mme d’Énambuc. Puis, s’appuyant sur l’épaule de Palida, elle poussa un long soupir et perdit connaissance.

Quelques momens après, la barque mouilla devant le fort Saint-Pierre. Il était alors environ dix heures du soir. Mme d’Énambuc, à peine revenue de son évanouissement, descendit à terre, et, prenant le bras de son esclave, elle dit avec résolution, les yeux levés vers les fenêtres du fort :

— On ne m’attend pas là-haut ; mais me voici.

Le médecin et le moine, inquiets de ce qui allait arriver, essayèrent de la retenir et de lui persuader que l’un d’eux devait d’abord annoncer son retour.

— Non, mon père, répondit-elle au moine, il faut que je me présente devant M. de Loinvilliers sans qu’il ait un seul moment pour se reconnaître. Vous ne savez pas tout… non, vous ne savez rien… et moi-même j’ignore le secret de cette effroyable iniquité… mais je le soupçonne à présent, et bientôt je vais tout apprendre… Venez, venez… justice sera faite… je le jure par le salut de mon ame !

À ces mots, elle marcha seule et la première vers le fort. Tout dormait déjà ; un silence profond régnait le long de la plage où ne se montrait personne. La sentinelle en faction à l’entrée de la grande cour cria : Qui vive !

— Madame et sa suite, répondit le moine, qui marchait le premier. Tous entrèrent dans la cour ; en la traversant, Mme d’Énambuc aperçut une clarté dans la chapelle au seuil de laquelle étaient arrêtés quelques hommes.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle, il est là ! Et, tremblante, éperdue, les mains levées au ciel, elle alla vers la chapelle ; mais les hommes qui étaient sur le seuil lui barrèrent le passage : aucun ne l’avait reconnue, car son visage était caché sous le capuchon de sa mante.

— Holà ! ma mie, que venez-vous faire ici ? dit l’Asturien Ricio ; ne savez-vous pas qu’il y a là-dedans un homme qui ne peut plus avoir affaire qu’au prêtre et au bourreau ? Nul autre ne le verra cette nuit, la dernière de sa vie ; retirez-vous.

Mme d’Énambuc rejeta en arrière son capuchon, regarda l’Espagnol, qui demeura comme pétrifié, et passa outre. Le condamné était seul dans la chapelle, et agenouillé à côté du prie-dieu de Marie ; ses poignets étaient serrés dans des menottes, et ses pieds étroitement enchaînés, de manière qu’il ne pouvait faire un pas ni seulement joindre les mains. Une casaque d’esclave lui couvrait les épaules, et ses longs cheveux d’un blond vif retombaient par derrière sur ce grossier vêtement ; la lampe allumée devant l’autel éclairait en plein son visage ; il avait l’air calme et recueilli. Au bruit que fit Marie en entrant, il ne tourna pas la tête, et elle put s’avancer sans qu’il la vît. Quand elle se trouva près de lui, elle le considéra un moment avec une ardente émotion ; elle reconnut lentement, et le cœur plein d’une compassion profonde, d’une immense joie, ces traits amaigris, cette belle chevelure, ce noble port de tête que tant de misères, de souffrances et d’ignominies n’avaient point changé ; puis elle vint s’agenouiller à son prie-dieu.

— Maubray ! dit-elle doucement et en se tournant vers lui.

À cette voix, il tressaillit, ses lèvres devinrent pâles, et il s’écria en essayant de joindre les mains :

— Marie, chère Marie ! Dieu du ciel, est-ce une vision ?

— C’est moi, dit-elle d’une voix brisée par l’excès de son émotion, c’est moi, Henri, je viens vous sauver. Oh ! béni soit Dieu, qui permet que j’arrive à temps ! rendons-lui grâce, Henri.

Elle se recueillit et pria un moment les yeux levés au ciel ; puis elle reprit en tendant la main au prisonnier : — Levez-vous, Maubray, levez-vous et venez avec moi. — Il se souleva avec effort, et elle s’aperçut qu’il pouvait à peine marcher, tant il était affaibli et étroitement lié ; alors elle le soutint, et, le regardant avec des yeux pleins de larmes, elle ajouta : Appuyez-vous sur moi, Henri… Oh ! comme vous avez souffert, hélas ! et moi aussi !

— Oh ! Marie, Marie ! c’est vous, dit-il en serrant contre sa poitrine la main qui le soutenait ; puis, succombant à cette violente émotion de joie, il s’arrêta et fixa sur Marie un regard éteint.

— Henri ! s’écria-t-elle, Henri, vous pâlissez !

— Un moment de faiblesse, répondit-il ; pourtant, j’étais calme tout à l’heure en face de la mort ; mon cœur ne battait pas plus vite… je ne tremblais pas… mais à présent je me sens défaillir… Oh ! Marie, ce bonheur si inespéré, si grand, est au-dessus de mes forces, j’y succombe… Marie, je suis faible… j’aurais peur de mourir à présent, je veux vivre… Mais savez-vous que je suis condamné, condamné à un supplice infâme, que la potence est dressée, que je n’ai plus que cette nuit ?

— Oui ! s’écria-t-elle, mais je suis ici.

La suite de Mme d’Énambuc s’était arrêtée au seuil de la chapelle ; chacun attendait dans une sorte de stupéfaction ce qui allait se passer ; les hommes qui veillaient sur le condamné et qui tous appartenaient à la garde espagnole du comte, s’étaient rangés des deux côtés de la porte. Mme d’Énambuc s’avança vers eux le regard fier, irrité, la tête haute, car peut-être prévoyait-elle déjà quelque résistance à ses ordres ; d’une main, elle soutenait la chaîne passée dans le carcan qui serrait le cou de Maubray.

— Retirez-vous, dit-elle aux Espagnols, il n’y a plus personne à garder ici.

— Madame, répondit l’un de ces hommes avec quelque hésitation, nous répondons à M. le comte du prisonnier.

— Je prends tout sur moi, interrompit-elle, et vous n’aurez pas à en rendre compte à mon lieutenant-général ; allez.

Ils obéirent. Mme d’Énambuc ordonna à ses gens de détacher les fers du prisonnier ; puis elle lui dit : Votre main, monsieur, et venez avec moi.

Il avança son bras meurtri, et elle y appuya légèrement sa main recouverte d’un gant de soie ; quiconque ne l’eût pas vu de ses yeux n’aurait pu croire que la petite reine marchait conduite par ce pauvre engagé à peine vêtu d’une grosse toile de Guinée, et dont les pieds nus portaient encore la marque d’un anneau de fer long-temps rivé à la cheville. Ils traversèrent ainsi la grande cour ; au moment où ils entraient, M. de Loinvilliers parut en haut de l’escalier. Ricio venait de lui apprendre ce qui se passait : — Jésus mon sauveur ! murmura le père Du Tertre à l’oreille du médecin, que va-t-il arriver ! — On monta silencieusement à la salle d’audience. Mme d’Énambuc avait une contenance calme, mais une énergie concentrée animait son regard, et le comte se fut à peine trouvé en face d’elle, qu’il comprit que non-seulement elle sauverait Maubray, mais encore qu’elle essaierait de le venger. Elle s’assit en entrant, et montra de sa main les siéges rangés autour de la table, comme pour inviter ceux qui la suivaient à prendre place ; mais tout le monde resta debout. M. de Loinvilliers se rapprocha ; sa physionomie, un moment troublée, était redevenue froide et audacieuse. Il regarda un moment le prisonnier, puis il détourna la tête, et eut l’air d’attendre l’explication de ce qui se passait. Le père Du Tertre et le médecin s’étaient mis à côté de Mme d’Énambuc ; Maubray resta devant elle, immobile, dans l’attitude d’un homme à peine revenu d’une de ces violentes émotions qui paralysent toutes les forces physiques.

— Monsieur le marquis, dit lentement Marie en se tournant vers lui, il s’est passé des choses que j’ai ignorées et dont vous seul pouvez me rendre compte. Parlez ; comment se fait-il que je retrouve dans une si épouvantable situation un bon gentilhomme, un des plus braves et des plus fidèles serviteurs du feu roi d’Angleterre ? Comment se fait-il que dans son malheur il ne se soit point adressé à moi qui commande ici ?

— Parce qu’il n’a pu vous approcher, madame, répondit Maubray, parce qu’il a été victime de la plus affreuse iniquité.

— Achevez, dit Mme d’Énambuc en regardant le comte.

— Le récit de tant de misères et de souffrances vous paraîtra, madame, à peine croyable, reprit Maubray avec une sombre amertume. Il y a six mois environ, je partis de Saint-Domingue sur une caravelle qui portait le pavillon espagnol. Des motifs puissans, l’impatience où j’étais d’arriver ici, ne me permettaient pas de choisir une autre embarcation. Au bout de huit jours de navigation, le mauvais temps nous jeta sur la côte de Saint-Christophe. L’équipage put gagner la terre ; mais la caravelle périt à une encablure du rivage, et nous ne sauvâmes que notre vie. De pauvres colons qui habitent les bords de la rivière de Pentecôte, nous secoururent, nous donnèrent des vivres et leurs propres vêtemens, car nous manquions de tout. Dans cette cruelle situation, je crus devoir m’adresser d’abord au gouverneur de Saint-Christophe, au baron Loinvilliers de Poincy…

— À votre oncle, monsieur le comte ? dit Marie en regardant Loinvilliers, qui ne répondit à cette espèce d’interpellation que par un mouvement de tête.

— Je déclarai mon nom au gouverneur, reprit Maubray, et j’osai, madame, me mettre sous votre protection. Je joignis une lettre à celle que vous écrivit le baron de Loinvilliers…

— Cette lettre, je ne l’ai pas reçue, interrompit Marie ; mais achevez, monsieur, achevez.

— J’espérais une réponse, continua Maubray ; j’attendais dans une mortelle impatience les moyens de passer à la Martinique ; mais pas un navire, pas une barque… Tout à coup je reçus un ordre du gouverneur. Il me faisait sommer, par un de ses agens, de fournir les preuves de ce que j’avais avancé et de déclarer mes ressources pour vivre libre sur la colonie. Mes effets, mes papiers, tout était perdu ; je ne pouvais donner les preuves qu’on me demandait, mais j’affirmai sur ma foi de chrétien et sur ma parole d’honnête homme que j’avais dit la vérité. On ne me crut pas, madame… je fus arrêté, condamné sans appel… comme les malfaiteurs, les vagabonds qui abordent aux îles… et l’on m’acheta… oui, madame, j’ai été vendu… mon maître m’emmena sur son habitation, à la pointe des Palmistes…

— Et vous n’avez pas protesté contre cette horrible violence ? interrompit encore Marie, et vous ne vous êtes pas adressé à moi !… Pas une lettre, pas un seul mot !…

— Pouvais-je écrire ? répondit douloureusement Maubray ; une lettre ! comment l’aurais-je tracée ? avec mon sang, sur une feuille, sur une écorce d’arbre ? mais elle ne vous serait pas parvenue. Non, non, je voulais, j’espérais plutôt m’évader et aborder à la nage quelque barque qui m’eût jeté ici… Mais j’étais attentivement surveillé… Deux fois je fus pris au bord de la mer et ramené à l’habitation. Voyez ces marques, ce sont celles des fers, des coups de fouet d’un commandeur.

À ces mots, il montra ses bras nus que sillonnaient de pâles cicatrices. Mme d’Énambuc frissonna et regarda encore Loinvilliers, dont la bouche dédaigneuse sembla un moment s’animer d’un léger sourire.

— Je n’espérais plus ma délivrance, continua Maubray ; j’étais résigné à mourir bientôt dans ces tortures ; mais mon maître me revendit au patron Baillardet. Alors je repris un peu d’espoir et de courage : les esclaves de maître Baillardet étaient parfois employés comme matelots sur une grosse barque avec laquelle il faisait le cabotage d’une île à l’autre. Mon tour arriva enfin ; la barque toucha d’abord à la Guadeloupe, puis elle fit voile pour la Martinique, et, il y a huit jours, nous mouillâmes dans la rade de Saint-Pierre. Je vins à terre avec le patron ; j’étais plein de joie et d’espoir : tandis qu’on débarquait les marchandises, je m’échappai, je vins sous les murailles du fort, je voulus essayer de pénétrer jusqu’à vous ; mais vous étiez enfermée dans les appartemens intérieurs, dont je ne pus approcher. Cependant le temps devint mauvais, tout présageait un ouragan terrible, et les habitans, dont les magasins sont sur la côte, reçurent l’ordre de venir se mettre à l’abri dans le fort. Le patron Baillardet y apporta ses marchandises, et, comme la place manquait, on nous mit la nuit dans la chapelle. Dès le matin, j’avais quitté le fort. Au moment où, obligé de suivre les autres engagés, je passais sous vos fenêtres, votre bonté, madame, voulut venir à notre secours et soulager notre misère : vous nous fîtes l’aumône… j’en eus ma part, deux écus ; avec l’un je rachetai votre bourse.

— La voici, dit Marie en la tirant de sa poche ; ah ! le doigt de la Providence est visible en tout ceci !…

— Le même jour, dans la matinée, je fus envoyé par le patron Baillardet à la pointe du Prêcheur. Cet ordre ressemblait à un caprice brutal ; je m’y soumis pourtant, car j’espérais revenir bientôt, et je croyais être au moment de ma délivrance. J’avais touché la terre où vous commandez, il me semblait que tous mes malheurs étaient finis : j’avais de l’espoir, du courage, de la patience. Baillardet arriva une heure après moi au Prêcheur. Il était à cheval et suivi de quelques noirs. La marée montante commençait à remettre à flot quelques canots échoués sur le sable, le long de la plage. Le patron sauta dans celui qui lui appartenait, et me dit de le suivre. Les noirs se regardaient avec épouvante et hésitaient à s’embarquer ; alors Baillardet leur commanda de prendre les rames. Il voulait, malgré la grosse mer, aller au Fort-Royal ; — car, s’écria-t-il avec une effroyable malédiction, il faut gagner le large avec la barque, sinon ce qui reste de marchandises à bord sera saisi et confisqué !… Je compris alors que les chances de salut sur lesquelles je comptais m’échappaient. Tout était fini, si je quittais la Martinique ; je résolus de mourir plutôt que de me rembarquer. — Allons ! me cria Baillardet, à la rame ! Au lieu d’obéir, je me jetai à l’eau et gagnai la plage. Le patron furieux fit feu sur moi de ses deux pistolets, puis il s’élança à ma poursuite. J’avais peu d’avance sur lui, il m’atteignit : alors commença une lutte corps à corps. Baillardet voulait me tuer, j’en suis convaincu ; je défendais ma vie, plus que ma vie, ma liberté : c’est ainsi que je l’ai blessé. Les coups de pistolet avaient donné l’alarme ; on accourut d’une habitation voisine ; tout l’atelier se mit à ma poursuite. Peu m’importait d’être pris ; je venais ici moi-même me constituer prisonnier. Mais l’espérance que j’avais de paraître enfin devant vous, madame, s’évanouit bientôt : en entrant dans la prison du fort, j’appris que vous étiez partie le matin même. Je demandai à comparaître devant votre lieutenant-général, pour expliquer ma position, pour me défendre ; j’espérais en cette dernière chance de salut ; je l’attendis sans pouvoir compter les jours ni les nuits dans l’horrible fosse où l’on m’avait jeté, car il n’y pénétrait aucune clarté. La porte de ce cachot se rouvrit enfin ; le greffier se présenta, assisté de deux soldats ; il venait me lire ma sentence : j’étais condamné à mort… Depuis il ne s’est passé que quelques heures ; c’est aujourd’hui même que j’ai entendu mon arrêt, et il ne me restait plus que cette nuit… c’étaient les prières des agonisans que je disais dans la chapelle… voilà la vérité. Au mépris de tout droit et de toute justice, on m’a ôté ma liberté, on m’a couvert d’ignominie, on m’a traîné en face du gibet, et si la Providence ne vous eût ramenée ici, madame, demain je serais mort de la main du bourreau !

Un moment de silence suivit ces paroles véhémentes ; puis Mme d’Énambuc se tourna vers le comte et lui dit avec une expression profonde : — Eh bien ! monsieur ? — Loinvilliers redressa la tête, il était d’une extrême pâleur ; mais nul autre signe ne trahissait la sombre rage qui l’animait. Il fit un pas en avant comme pour répondre en face à cette interpellation, et, sans nulle violence dans le geste, sans aucune émotion dans la voix, il dit lentement : — Le patron Baillardet est mort aujourd’hui de ses blessures.

— Que Dieu sauve son ame ! s’écria Mme d’Énambuc avec un geste de surprise et de consternation. Le prisonnier leva les mains au ciel avec un mouvement d’horreur. Sans doute il avait plus d’une fois frappé un ennemi à mort sur le champ de bataille ; mais il ne lui était jamais arrivé de tuer un homme en luttant ainsi avec lui corps à corps.

— Oui, le patron Baillardet est mort, reprit Loinvilliers en se tournant vers Maubray ; il est mort frappé par un de ses engagés, et c’est vous qui êtes son meurtrier. Peu importent vos antécédens et votre titre ; le juge n’a dû voir que votre crime et la condition où vous étiez quand vous l’avez commis : l’arrêt qui vous condamne est juste. À qui en appellerez-vous d’ailleurs ? Quel tribunal a le droit de casser la sentence qui vous condamne ? La juridiction des magistrats de cette colonie est indépendante et souveraine. C’est un de nos plus beaux priviléges ; tous les habitans se lèveront, s’il le faut, pour le défendre et faire exécuter la loi.

— Mais vous oubliez mon droit, interrompit Mme d’Énambuc en se levant avec fierté et en étendant la main vers le prisonnier, comme pour le protéger et le défendre ; vous oubliez mon plus beau droit, celui de faire grace quand la justice humaine a condamné.

— En effet, madame, vous pouvez sauver cet homme du gibet, répondit le comte.

— Monsieur le marquis, reprit-elle en se tournant vers Maubray, demain vous aurez vos lettres de grace.

Maubray fléchit les genoux et baisa la main qu’elle lui tendait ; mais l’émotion l’empêchait de parler. Il avait vu la mort d’un œil calme, et son bonheur l’accablait. Son ame, ordinairement si ferme, était comme abattue par l’excès de sa joie. Il tressaillait, et des larmes troublaient son regard, car c’était plus que la vie qu’il venait de ressaisir ; c’était l’espoir, la certitude d’être aimé de Marie. Loinvilliers subit d’un air impassible son humiliation et le triomphe de son rival ; mais personne ne fut trompé par cette apparente tranquillité. Le père Du Tertre et le médecin échangèrent des regards inquiets quand le comte sortit après avoir salué Mme d’Énambuc sans dire une parole. Un moment plus tard, Maubray se retira, accompagné du docteur ; comme ils descendaient l’escalier, ils se trouvèrent en face de Loinvilliers, qui s’arrêta sur la dernière marche pour leur barrer le passage. Son chapeau enfoncé sur ses yeux ne laissait voir que le bas de son visage ; mais l’expression de sa bouche blême et serrée et son attitude annonçaient une provocation. Maubray le regarda avec étonnement : il ignorait les motifs du déni de justice dont il avait été victime, et il voyait dans le comte un juge inique et non un ennemi personnel.

— Monsieur, lui dit Loinvilliers d’une voix brève et haute, l’autorité souveraine de Mme d’Énambuc a cassé la sentence qui vous condamne, elle vous a sauvé de la potence ; mais son pouvoir ne va pas jusqu’à vous réhabiliter dans l’opinion, et aux yeux de tous vous êtes un assassin.

À cette insulte, Maubray recula d’un pas et fit un mouvement comme pour saisir une épée. — Vous n’avez point d’armes, reprit Loinvilliers avec un dédain ironique ; je n’y avais pas songé en vous provoquant. Vous êtes gentilhomme, monsieur, je puis me battre contre vous, et je ne vous refuse pas satisfaction. — Maubray le regarda avec plus d’étonnement que de colère, et lui répondit avec une fierté calme qui, malgré sa casaque d’esclave et les traces que tant de misères avaient laissées sur sa personne, montrait bien de quel sang il était :

— Demain, au point du jour, sous les murailles du fort.

— À l’épée ?

— À l’épée, monsieur.

— Un duel ! s’écria le médecin effrayé ; vous n’y pensez pas, messieurs ! Madame ne souffrira pas que deux bons gentilshommes s’égorgent ainsi.

— Oui, docteur, vous avez raison ; je n’y songeais pas, répliqua Loinvilliers. Madame pourrait être avertie et nous mettre aux arrêts pour empêcher ce combat ; mais il y a un moyen. Monsieur, ajoutat-il en se tournant vers Maubray, voulez-vous à l’heure même vous battre avec moi ?

— Je suis à vos ordres, monsieur, répondit-il froidement.

— Arrêtez, messieurs ! s’écria le médecin en se jetant entre eux ; vous ne pouvez pas vous battre sans témoins ; si l’un de vous était tué, l’autre serait considéré comme un meurtrier.

— Nous trouverons des témoins, interrompit Loinvilliers : vous, d’abord, docteur. Ne songez pas à retourner là-haut pour donner l’alarme ; vous allez venir avec nous, sinon je vous fais arrêter par les hommes de ma garde.

Le docteur suivit tout éperdu les deux adversaires. Ils trouvèrent dans la cour Ricio et quelques hommes de la garde espagnole qui semblaient les attendre. En sortant du fort, Maubray dit à demi-voix au docteur :

— Je ne comprends rien à ce qui se passe ; une telle insulte… un duel, où peut-être l’un de nous deux succombera !… Cet homme est en démence.

— Non, non, répondit le médecin, mais il est votre ennemi mortel, car il aime madame.

— Ah ! je comprends tout à présent, s’écria Maubray ; et, se tournant vers Loinvilliers, il ajouta violemment : Hâtons-nous, monsieur ; on pourrait venir. Il faut que nous ayons le temps de nous battre…

— Mais, monsieur, les chances sont contre vous, dit le docteur en saisissant le bras de Maubray ; vous pouvez à peine vous soutenir. Si ce diable d’homme me laissait au moins le temps de vous donner quelque bon cordial ! Mais, dans l’état où vous êtes, vous n’aurez pas seulement la force de manier une épée.

— Soyez tranquille, monsieur, répondit Maubray en serrant la main du docteur ; il y a maintenant en moi quelque chose qui me rend fort.

Ils firent encore quelques pas pour se mettre à couvert sous le rempart. Ricio tenait deux épées qu’il présenta à Maubray.

— Vous avez le choix, monsieur, dit Loinvilliers en ôtant son pourpoint et en détachant sa cravate de dentelle. Maubray leva les yeux vers le fort et regarda un moment les fenêtres de la salle où il avait laissé Marie ; puis, avant de se mettre en garde, il se rapprocha du médecin, et lui dit d’une voix triste : — Monsieur, si je succombe, dites à Mme d’Énambuc que ma dernière pensée a été pour elle.

Un quart d’heure plus tard, Mme d’Énambuc entendit un tumulte sourd et des pas précipités sous ses fenêtres. — Quelque malheur encore ! murmura-t-elle frappée d’un vague pressentiment.

— Que font tous ces gens-là dehors ? dit le père Du Tertre en regardant par la fenêtre.

— Ah ! ne le voyez-vous pas, mon père ? s’écria Mme d’Énambuc en se rejetant en arrière et en se couvrant le visage de ses mains… un homme blessé… mort peut-être… On l’apporte ici… En ce moment Ricio entra tout en désordre.

— Mon père, dit-il, hâtez-vous de venir, monsieur le comte est blessé… D’un moment à l’autre, il peut rendre son ame à Dieu… Venez le confesser.

— Il va mourir, s’écria Mme d’Énambuc saisie d’horreur, il va mourir ? Qui donc l’a tué ?

— C’est l’engagé, le prisonnier, celui qui devait être pendu demain, répondit Ricio.

Un peu après, le docteur arriva ; il trouva Mme d’Énambuc agenouillée et priant Dieu.

— Loinvilliers est mort ? s’écria-t-elle.

— Pas encore, madame, répondit le médecin ; il a un coup d’épée dans la poitrine, mais on revient parfois de ces blessures-là.

VI.

En effet, le docteur ne s’était point trompé dans ses prévisions ; le comte guérit de cette blessure qui, au premier aspect, avait semblé mortelle. Aussitôt après son duel avec Maubray, on l’avait, selon son expresse volonté et au risque de le voir expirer pendant le trajet, transporté dans son habitation. Le lendemain même de l’évènement, il envoya sa démission à Mme d’Énambuc, qui l’accepta. Ceci eut un grand retentissement dans la colonie. Des gens qui étaient hostiles à Loinvilliers, qui le haïssaient même pour la hauteur inflexible de son caractère, se rapprochèrent de lui ; les colons lui savaient gré d’avoir défendu leurs droits, et, sans examiner le fond de la question, ils blâmaient hautement Mme d’Énambuc d’avoir sauvé du dernier supplice un engagé qui avait tué son maître en défendant sa propre vie. Une sourde fermentation régnait dans l’île ; tout était à craindre. Pourtant Marie était tranquille. Que lui importaient maintenant la vengeance du comte de Loinvilliers, les complots qui se tramaient peut-être, et les dangers imminens dont elle était environnée ? Maubray était là, elle ne craignait plus rien. Quand elle le voyait si fier, si courageux, si calme, si dévoué, elle retrouvait la sécurité qu’elle avait eue autrefois, lorsqu’elle vivait puissante et respectée à l’abri de la souveraine autorité du général.

Il était écrit que la destinée de Marie ressemblerait en tout à celle d’une souveraine : libre et maîtresse de sa main, elle ne put s’unir publiquement à l’homme de son choix. Une nuit, le marquis de Maubray la conduisit à la chapelle, où le père Du Tertre les attendait. Leur mariage n’eut pas d’autres témoins que le docteur Janson et un gentilhomme de la maison de Mme d’Énambuc. Les mesures étaient si bien prises, que personne n’eut le moindre soupçon, pas même les esclaves qui servaient la petite reine ; Palida seule veillait et attendait dans la chambre à coucher de sa maîtresse. La même nuit, d’autres faits s’accomplissaient non moins mystérieusement, et, tandis que le père Du Tertre disait la messe de mariage, il y avait une assemblée secrète chez le comte de Loinvilliers, qui, toujours souffrant de sa blessure, n’avait pas reparu au Fort-Saint-Pierre.

Il y avait sous les remparts une petite terrasse qui communiquait avec les appartemens intérieurs ; Marie s’y arrêta un moment en sortant de la chapelle. D’une main, elle s’appuyait au bras de Maubray, de l’autre elle retenait le voile de dentelle dont les plis flottaient autour de sa taille. Jamais, même dans la fraîcheur éclatante de sa première beauté, elle n’avait été si ravissante. Sa langueur lui donnait un nouveau charme, et la douce pâleur répandue sur ses traits semblait éclairer leur pureté divine. Elle leva vers Maubray ses yeux pleins de joie et de mélancolie ; une même pensée les occupait ; ils songeaient à un autre temps, déjà bien éloigné, au temps de leurs premières amours.

— Henry, dit-elle, ne vous semble-t-il pas que le passé n’a point existé, que je suis sortie hier du couvent de l’Annonciation, et que nous venons de nous marier à l’église de Saint-Louis ?

— Oh ! ma chère ame, répondit-il avec une tendre émotion, il est vrai… J’ai tout oublié… je suis heureux !

— Heureux !… ensemble pour toujours !… murmura-t-elle en appuyant son front à l’épaule de Maubray.

La nuit était sombre, et la brise qui soufflait de l’est apportait de l’intérieur des terres les chauds parfums des girofliers en fleurs. Tout à coup un canelicier, le seul arbre dont la verdure tapissât les murailles du fort, frémit, agité par une légère raffale, et ses longues siliques s’entrechoquèrent avec un bruit sec. Marie frémit.

— Comme le ciel est noir là-bas ! comme l’air est lourd ! murmura-t-elle ; cette nuit ressemble à une autre nuit bien fatale et qui eut un affreux lendemain !…

— Cette nuit est belle, la plus belle de ma vie ! répondit Maubray en serrant contre sa poitrine les mains jointes de Marie ; éloigne ces terreurs, ces funestes souvenirs… Soyons heureux enfin…

Le lendemain était un dimanche, et dès le point du jour le père Du Tertre s’était rendu à l’église paroissiale du Mouillage, pour confesser les gens qui devaient faire leurs dévotions. Mais, contre son habitude, il retourna au fort avant de dire la grand’messe. Marie venait de passer dans la salle, où elle avait trouvé le docteur Janson.

— Mon père, est-ce qu’il y a quelque mauvaise nouvelle ? s’écria-t-elle en voyant entrer le moine, dont le visage annonçait une certaine agitation.

Il s’arrêta au seuil de la porte, pour s’assurer que personne ne pouvait écouter ; puis il fit signe à Palida de se mettre là en sentinelle.

— Madame, dit-il en se rapprochant de Marie, un complot va éclater aujourd’hui même, dans deux heures, à l’issue de la messe… La Providence a permis que je fusse averti. On veut se défaire du marquis, on veut le tuer…

— Et qui s’est chargé de cet assassinat ? interrompit Marie en pâlissant.

— Un parent de Baillardet l’insultera au sortir de l’église, où l’on s’attend à le voir paraître à votre suite. On ne lui laissera pas le temps de mettre l’épée à la main, on se jettera sur lui, et vingt bras le frapperont à la fois.

— C’est le comte qui a préparé ce guet-apens, s’écria Marie, c’est lui ! n’est-ce pas, mon père ? Oh ! je le croyais incapable d’une telle lâcheté !…

— Oui, c’est lui, mais il n’est pas seul… Les colons croient se faire ainsi justice de leurs propres mains. Ils ont vu avec une indignation furieuse ce qui s’est passé… Vous êtes sur un abîme, madame ! tout ce que je prévoyais est près d’arriver.

— Mais Maubray est un homme de tête, un homme de cœur… Il nous défendra, il nous sauvera.

— C’est pour cela qu’on veut d’abord se défaire de lui. D’ailleurs, madame, il ne faut pas vous le dissimuler, le marquis ne peut rien que par son courage personnel, son dévouement. Les circonstances qui ont entouré son arrivée ici empêcheront toujours qu’il ait une influence puissante… Le comte de Loinvilliers le sait bien… il triomphe…

— Mais que faire alors, que faire ? s’écria Marie avec épouvante. Mon père, je ne puis même dire à Maubray le péril où nous sommes ; il le braverait.

— Nous l’empêcherons aisément d’aller ce matin à l’église du Mouillage, dit le docteur, mais on attendra une autre occasion.

— J’entourerai Mauhray de ma garde, et d’ailleurs il y a une justice ici, je puis encore faire arrêter et punir ceux qui trament la rébellion et l’assassinat.

— Non, vous ne le pourrez pas, madame, s’écria le moine ; il ne faut plus songer à un coup d’autorité ; vous perdriez tout peut-être, et même la vie, sans sauver M. de Maubray. On m’a révélé tout le complot… Des gens de votre propre maison y ont trempé… Vous ne pouvez plus vous fier aux capitaines de paroisse ; ceux du Prêcheur, du Carbet et du Lamantin étaient cette nuit chez M. de Loinvilliers, et ils ont répondu des autres. Toute cette trame a été conduite avec tant de prudence et de secret, qu’il a fallu une faveur de la Providence pour la découvrir… C’est un des Espagnols qui m’a tout révélé en confession. Pour vous convaincre de l’imminence et de la grandeur du péril, je n’ai qu’un mot à ajouter : c’est le comte qui est l’ame du complot, il dirige tout ; vous le connaissez, et vous savez s’il est homme à différer long-temps et à manquer sa vengeance.

Tandis que le moine parlait, Marie marchait avec agitation, le regard fixe, les mains croisées ; de temps en temps elle s’arrêtait devant la fenêtre et regardait la mer.

— Il faut sauver Maubray, dit-elle, et pour le sauver il n’y a qu’un moyen… le Saint-Malo met à la voile demain au point du jour.

— Vous voulez partir, madame ? vous voulez retourner en France ? interrompit le moine.

— Non, non, pas moi, mon père, répondit-elle, mais Maubray… Je lui confierai mon fils ; et vous-même, vous l’accompagnerez, chargé d’une mission près du roi. Je resterai ici, j’y resterai seule, sans craindre le comte ni aucun de mes ennemis : mon espoir est que la bonté du roi abrégera cette situation.

— Je ne vous comprends pas, madame, dit le moine avec un profond étonnement.

— Les dépêches que je vous remettrai vous expliqueront tout, répondit-elle avec calme. Maintenant, mon père, retournez à l’église du Mouillage : j’y serai dans une heure.

Quand le père Du Tertre fut sorti, Marie se rapprocha du médecin.

— Docteur, dit-elle, je ne veux pas faire mes adieux à Maubray. En prononçant ces mots, sa fermeté l’abandonna tout à coup, et elle fondit en larmes.

— Non, reprit-elle, non, je ne le reverrai pas, je ne le pourrais sans mourir. D’ailleurs, je ne saurais le tromper ; il devinerait la vérité, il voudrait rester… Non, non, qu’il parte, qu’il parte ! il y va de sa vie !… Aveugle que j’étais ! j’avais pu croire que Loinvilliers ne se vengerait pas… Oh ! certainement il tuerait Henry… Seule ici, je ne le craindrai plus. N’ai-je pas déjà lutté contre son influence, contre son ambition, contre son amour ?… Puis viendra enfin le jour de ma délivrance… Mais à présent, c’est à Maubray qu’il faut songer… Allez le trouver, docteur ; dites-lui de se rendre sans délai à bord du Saint-Malo, et d’y attendre une lettre de moi. Dites-lui que je lui ai fait mystère d’un dessein qui m’occupait depuis son arrivée ici, et que je vais le lui faire connaître. Dites-lui que je vais exiger de son amour le plus grand sacrifice ; dites-lui qu’il y va de ma vie, de notre bonheur. Oh ! il me croira, il partira… Je vais envoyer mes ordres au capitaine… Docteur, vous ne quitterez pas Maubray, vous l’empêcherez de revenir à terre. Allez, mon vieil ami, je me fie à vous.

En ce moment, une voix se fit entendre dans le premier salon ; la maison de Mme d’Énambuc se réunissait pour la suivre à l’église.

— C’est lui ! murmura Marie en fuyant dans sa chambre. Oh ! mon Dieu, donnez-moi la force et le courage !

— Je vais vous obéir, madame, dit vivement le docteur ; soyez tranquille : j’ai tout compris.

Un peu après, Mme d’Énambuc monta en litière pour se rendre à l’église du Mouillage. Elle tenait son fils sur ses genoux. Toute sa maison la suivait, et la compagnie des gardes précédait sa litière. Cet apparat n’était d’usage qu’aux jours de grande fête, et l’on remarqua avec un certain étonnement l’espèce de solennité dont s’était entourée la petite reine. L’église était déjà pleine de monde, son étroite enceinte contenait à peine les privilégiés, les gens de pure race blanche ; les peaux noires, les esclaves, se tenaient dehors, et assistaient de loin aux offices, comme autrefois en Europe les excommuniés. Marie aperçut en entrant le comte de Loinvilliers au milieu d’un groupe nombreux. Il était encore tout malade et affaibli ; mais son regard noir et brillant avait toujours la même expression de vivante énergie. Au moment où Marie parut, tous les regards se tournèrent vers elle, et le plus profond silence régna dans la nef. Loinvilliers avait cherché Maubray d’un rapide coup d’œil.

— Par le corps du Christ ! murmura-t-il en serrant le bras de Ricio, je ne le vois pas ! il n’est pas venu !

Marie traversa la nef d’un pas lent, et vint s’agenouiller avec son fils au prie-dieu préparé pour elle devant la sainte table. Déjà le père Du Tertre avait reçu ses instructions ; avant de commencer la messe, il s’arrêta au pied de l’autel, et se retournant vers l’assemblée, il dit à haute voix :

— Mes frères, joignez-vous d’intention au saint sacrifice que je vais offrir, et demandez à Dieu de répandre ses bénédictions sur ce jeune enfant et sur sa mère. C’est aujourd’hui que madame se sépare de son fils pour l’envoyer en France, où il doit être élevé selon l’expresse volonté de son défunt père, autrefois seigneur de cette île. Prions, mes frères, pour que Dieu garde et protége la veuve et l’héritier du général d’Énambuc.

À ces mots, l’assemblée entière s’émut, et tous les yeux se tournèrent vers Marie avec étonnement : elle s’était levée.

— Oui, dit-elle, mon fils vient vous faire ses adieux, il ne reviendra ici que dans bien des années, quand il sera un homme. Alors, il ne démentira pas le sang dont il sort, il se souviendra des exemples que lui a légués son père ; maintenant je le confie à des mains sûres : c’est sa révérence le père Du Tertre et M. le marquis de Maubray qui l’emmènent en France.

À cette déclaration si inattendue, il y eut un mouvement dans le groupe qui environnait Loinvilliers ; tous ces visages sombres et attentifs se tournèrent vers le comte. Il sourit d’un air calme et se mit tranquillement à genoux pour entendre la messe qui commençait. La triste Marie priait et pleurait prosternée devant l’autel ; ses mains froides et tremblantes serraient les mains de son fils, elle lui parlait tout bas comme pour soulager son cœur.

— Ah ! mon cher enfant, disait-elle, je reste seule ici, seule et désolée ! Tu me chercheras demain, tu m’appelleras…, mais celui auquel je te confie t’aimera aussi… Si quelque danger te menace, il te défendra, il te sauvera ; bientôt tu seras avec lui dans ce beau pays que j’ai tant aimé et regretté ; prie Dieu alors, pauvre enfant innocent ! prie-le pour que ta mère puisse aller te rejoindre !

Quand la messe fut finie, et que Marie sortit tenant son fils par la main, on se pressa autour d’elle, les femmes pleuraient en regardant ce bel enfant qui les saluait en souriant d’un air de petit prince. La nouvelle du départ de Maubray avait tout à coup calmé les esprits, et la petite reine recueillit sur son passage des marques de sympathie qu’on ne lui eût pas accordées quelques heures auparavant.

La malheureuse femme accomplit courageusement son sacrifice ; en rentrant au fort, elle écrivit à Maubray ; sa lettre ne contenait que ces mots : « Il faut nous quitter, Henry ! vous vous résignerez à cet affreux malheur, car il y va de ma sûreté, de ma vie peut-être ; le père Du Tertre vous expliquera tout… Au nom du ciel, au nom de notre amour, partez ! c’est votre femme qui vous en prie à genoux. Je vous confie ce que j’ai de plus cher au monde, mon fils… Un devoir sacré me retient, je ne puis abandonner pour vous suivre les grands intérêts remis à ma garde. Je dois compte au roi et à l’héritier du général d’Énambuc de ma conduite ici ; mais j’espère, j’attends le moment qui me délivrera de cette responsabilité terrible. Le père Du Tertre va porter mes supplications au roi. Henry, j’irai te retrouver ; j’en fais la promesse devant Dieu, je te serai rendue ! »

Le Saint-Malo était mouillé à quelques encablures du rivage, sous les fenêtres du fort ; des embarcations allaient et venaient incessamment pour les préparatifs de ce départ précipité. Maubray était à bord depuis deux heures quand il reçut la lettre de sa femme ; déjà le docteur Janson lui avait fait pressentir son malheur, il était comme un homme hors de sens quand le père Du Tertre arriva. Le moine avait une longue expérience des souffrances humaines, il connaissait l’art de les calmer, et il sut inspirer à Maubray le courage de se soumettre à cette séparation. Marie passa le reste de la journée et toute la nuit assise près de la fenêtre, et les yeux tournés vers le navire qui allait emporter tout ce qui lui était cher au monde. Un peu avant l’aube, le père Du Tertre vint avec une suite nombreuse chercher le jeune d’Énambuc. La malheureuse mère tenait son enfant endormi sur ses genoux ; elle l’embrassa silencieusement, et le remit au moine en disant avec cette sombre tranquillité qui est la plus haute expression des douleurs violentes :

— Priez Dieu pour moi, mon père, et dites à Maubray que nous nous reverrons.

Plusieurs heures après, Marie était encore devant la fenêtre, agenouillée, immobile et les yeux fixés sur la mer. Son regard suivait une voile qui s’effaçait de moment en moment et qui disparut enfin dans la ligne indécise où les eaux bleues se confondaient avec le tranquille azur des cieux. Lorsqu’elle n’aperçut plus rien que l’espace immense et vide, elle étendit les bras en s’écriant, l’ame saisie d’un pressentiment funeste : Les reverrai-je, mon Dieu ? Puis elle se releva brusquement et murmura, en regardant autour d’elle avec une sorte de terreur : À présent, je suis seule !

Le docteur et Palida étaient près d’elle, ils l’emmenèrent ; comme elle traversait la salle d’audience, Loinvilliers entra. En revoyant dans un pareil moment celui dont la fatale influence avait rempli sa vie de trouble et de douleur, Marie ne put réprimer un mouvement d’effroi, ses genoux fléchirent ; elle dit d’une voix à peine articulée et avec une morne froideur : Excusez-moi, monsieur, je ne puis avoir l’honneur de vous recevoir aujourd’hui.

— Je venais seulement, madame, pour vous assurer de mon dévouement, répondit-il d’un air grave ; en toute circonstance, je serai prêt à vous en donner des preuves.

Elle ne répondit à ces protestations qu’en inclinant la tête, et sortit lentement. Le comte la suivit du regard.

— Ah ! murmura-t-il avec une profonde expression de joie, elle ne l’aimait donc pas, puisqu’il est parti ? C’est son fils qu’elle pleure… Oh ! Marie, Marie ! cet homme serait mort s’il fût resté. Mais non, tu ne l’aimais pas… j’étais fou de le croire.

À dater de ce jour, le comte revint souvent au Fort-Saint-Pierre ; il n’avait pas cependant repris l’autorité qu’il avait long-temps exercée, et la petite reine ne lui rendit pas sa charge de lieutenant-général, qui demeura vacante. Le départ de Maubray avait produit une certaine sensation dans la colonie, et apaisé les ressentimens furieux dont il avait failli être victime ; mais tout n’était pas fini pourtant, et le comte de Loinvilliers, qui, pour perdre Maubray, avait fomenté tous ces complots, était allé plus loin à son insu. Maubray n’était qu’un prétexte pour les gens, depuis long-temps hostiles à la petite reine, qui avaient en vue autre chose que de venger la mort du patron Baillardet. Tous ces mécontens voulaient se soustraire à l’autorité seigneuriale, dont ils dépendaient immédiatement, et faire de la colonie un petit état gouverné par des magistrats élus entre les notables habitans, comme les capitaines de paroisse. Toutes ces menées restèrent long-temps secrètes : le comte de Loinvilliers n’y était point mêlé ; on avait cessé de le craindre, pourtant on se méfiait de lui. Marie n’ignorait pas entièrement ce qui se passait ; mais elle était dans cette espèce de sécurité que donne l’habitude d’une position difficile. Elle se soutenait avec une admirable grandeur d’ame au milieu des peines amères qui la rongeaient. Tous lui obéissaient encore, nul n’avait manqué au serment de fidélité qu’il avait prêté entre ses mains ; toutefois les mêmes acclamations n’accueillaient plus sa présence, et les pauvres noirs criaient seuls encore sur son passage : Vive la petite reine !

Quelques mois s’écoulèrent ainsi. Le comte de Loinvilliers voyait avec une sombre inquiétude, une sourde impatience, l’espèce de défense que Marie lui opposait. Il y avait dans ses refus une sorte d’inertie contre laquelle les violences du comte se brisaient. Il était loin cependant de perdre toute espérance ; il comptait sur le temps, sur la persévérance de ses soins, et surtout sur l’isolement où était Marie : il ne savait pas quel espoir la faisait vivre. Un matin, c’était au commencement de l’hivernage, dix mois environ après le départ de Maubray, la petite reine se promenait sur la plage, appuyée au bras du docteur Janson ; Palida portait le vaste parasol bariolé de peintures chinoises et l’éventail de sa maîtresse ; quelques négresses suivaient à distance ; le vieux médecin avait l’air soucieux.

— Pourvu que toute cette canaille paie les rôles sans tuer les collecteurs ! murmura-t-il. Cinquante livres par tête de cette plante nauséabonde qu’on appelle ici pétun et tabac à Paris : il n’y a pas de pays au monde où la taille soit moins lourde.

— Je ne suis pas tranquille, dit Marie, depuis ce matin on entend dans les mornes le son des buccins ; ce sont des gens qui s’avertissent d’une habitation à l’autre, comme quand on voyait venir les peaux rouges.

— Ne serait-il pas à propos que le capitaine de la paroisse fût mandé ?… En cas d’émotion populaire, je crois qu’on peut compter sur lui et sur ses gens.

— Qui sait ? dit Marie en secouant la tête ; dans un moment d’effervescence, les rebelles entraîneront les gens paisibles. Dieu me garde d’ailleurs de voir les habitans armés les uns contre les autres !

En ce moment, le bruit éloigné des tambours se fit entendre, et bientôt on aperçut le long de la plage, du côté du Carbet, une foule d’hommes qui s’avançaient ; la plupart avaient des fusils et des piques, dont le fer aigu reluisait au soleil.

— Ils ont fourbi leurs armes ! s’écria le docteur. Toutes ces piques étaient rouillées et attachées au râtelier depuis la guerre des peaux rouges… Madame, ils en veulent peut-être à votre personne ; venez, rentrez dans le fort, faites fermer les portes.

— Pourquoi ? répondit Marie avec calme. S’ils viennent nous attaquer, qui pourra nous défendre ? La compagnie des gardes, soixante hommes contre cette multitude prête à nous assiéger ?… Rentrons au fort ; mais la porte restera ouverte, et c’est dans la grande cour que j’attendrai.

Cependant la troupe arrivait au pas de charge ; elle fit halte devant le fort. On put reconnaître alors qu’elle était composée d’une foule de colons des quartiers du Prêcheur et du Carbet ; la plupart avaient aussi armé leurs engagés. L’exact et véridique auteur de l’Histoire des Antilles nons a conservé les noms des meneurs de cette rébellion : c’étaient un neveu du patron Baillardet et deux riches colons, Vigeon et Sigaliz. Ils amenaient chacun environ deux cents hommes bien armés et fort résolus. À l’approche de cette troupe, M. de La Fontaine-Héron, commandant de la place de Saint-Pierre, avait promptement réuni tout son monde, et la garde de la petite reine était rangée au fond de la cour. Marie ordonna à M. de La Fontaine-Héron de faire mettre bas les armes à ses gens, puis elle s’avança seule au-devant des révoltés jusque sur la porte de la grande cour ; là, elle s’arrêta et dit avec calme :

— Que voulez-vous, messieurs, et par quel motif vous présentez-vous ainsi devant moi ?

Une clameur inintelligible s’éleva, il y eut un moment de confusion et de désordre, tous répondaient à la fois ; puis Sigaliz s’avança et porta la parole :

— Madame, dit-il, les notables habitans sont réunis en ce moment dans les magasins du Mouillage pour aviser aux intérêts de la colonie ; nous venons en leur nom vous sommer de vous rendre à cette assemblée.

— Nulle assemblée ne peut se former si elle n’a été convoquée par moi, répondit Marie avec fermeté ; je ne reconnais aucun des actes émanés de ce nouveau pouvoir. Retirez-vous, et dites à ceux qui vous envoient que je suis prête à les entendre, s’ils veulent venir ici me soumettre leurs réclamations.

— Ce n’est pas entre les murailles du fort, sous les mousquets de la garnison qu’ils pourraient parler librement, s’écria Sigaliz ; il faut nous suivre, madame.

À ces mots, il fit un mouvement comme pour mettre la main sur la petite reine. Ce geste fut le signal de l’attaque. Les révoltés tentèrent d’envahir la cour, tandis que les gardes, serrés autour de Marie et la pique en avant, tâchaient de protéger sa rentrée dans les appartemens du fort ; mais Vigeon et ses hommes s’emparèrent bientôt de la porte. Au milieu de ce tumulte, on entendait une voix qui criait : Sauvez, sauvez madame !… C’était celle de Palida ; l’esclave s’était jetée devant sa maîtresse et la couvrait de son corps. Au bout de quelques minutes, Sigaliz se fit jour jusqu’à la petite reine, et, la saisissant d’un bras vigoureux, il l’emporta tout échevelée et couverte de sang.

— Elle est prisonnière ! elle est prisonnière ! cria-t-on de tous cotés, et la troupe entière abandonna la place pour suivre Sigaliz, qui emmenait la petite reine aux magasins du Mouillage.

vii.

Deux jours plus tard, vers minuit, Marie veillait encore dans la chambre qui lui servait de prison. Elle était assise devant une petite table sur laquelle était ouvert son livre d’heures ; en face d’elle, Palida, debout et le dos appuyé à la muraille, semblait écouter si quelque bruit ne se faisait pas entendre au dehors ; mais tout se taisait, hors le vent qui murmurait au châssis grillé de la fenêtre. Une lampe de terre éclairait à peine cette triste cellule, située sous le toit d’un des magasins du Mouillage, et qu’on avait arrangée à la hâte pour servir de prison à Marie ; au milieu de ces vagues ténèbres, ressortait comme une lumineuse apparition la figure blanche et immobile de la petite reine : elle lisait le front baissé, les mains jointes, et par momens elle jetait les yeux sur un papier placé devant elle, à côté d’une écritoire en ferblanc, semblable à celle que les scribes de profession portaient alors suspendue à la ceinture.

— Maîtresse, dit Palida en relevant la tête, il me semble que j’entends quelque chose en bas, comme des gens qui viennent.

— C’est la sentinelle qui marche devant la porte ; va, tout le monde dort ici, répondit Marie.

— Non, non, on a parlé, dit l’esclave en montant sur le banc de bois placé devant la fenêtre et en essayant de voir ce qui se passait dehors ; mais elle n’aperçut qu’une lumière qui brillait non loin de là, au couvent des pères jacobins. Tout était muet et désert aux environs, car alors le quartier du Mouillage n’existait pas encore, et la ville de Saint-Pierre n’était qu’une grosse bourgade bâtie sous le fort. Tout à coup un léger bruit se fit entendre derrière la porte même de la prison et la clé tourna doucement dans la serrure.

— Maîtresse ! s’écria Palida, on ouvre ! Le cœur de Marie battit violemment.

— À cette heure ! murmura-t-elle ; que Dieu ait pitié de nous !… Qui donc vient ici ?

La porte s’entr’ouvrit et se referma doucement, le porte-clé resta dehors et Loinvilliers entra. Marie s’était levée ; en reconnaissant le comte, elle recula jusqu’au fond de la chambre et resta là, tremblante et appuyée des deux mains à l’épaule de Palida. Loinvilliers parcourut la prison du regard ; puis ses yeux s’arrêtèrent sur Marie avec une amère joie. Combien de fois, dans l’égoïsme cruel de son amour, il avait souhaité la voir ainsi seule, abaissée, abandonnée de tout secours humain ! Il crut réduire enfin, sinon le cœur, du moins la fierté de cette femme, dont le salut dépendait en ce moment de lui, et dit en se rapprochant de Marie :

— Je viens à votre secours, madame…

— Vous ! interrompit-elle avec un geste de doute et presque d’effroi.

— Savez-vous ce qui se passe ? reprit-il ; les rebelles sont maîtres du fort et de la ville ; ils ont nommé des magistrats, des officiers nouveaux… ils ont rédigé un acte par lequel vous renoncez à vos droits et à ceux de votre fils…

— Cet acte, le voilà, répondit-elle en montrant le papier placé sur la table.

— Ils l’ont apporté pour vous le faire signer, ils l’ont laissé… eh bien ?

— Eh bien ! dussé-je mourir ici, je ne rachèterai pas ainsi ma liberté, ma vie.

— Mais vous pouvez échapper autrement à ces misérables, s’écria Loinvilliers ; j’ai gagné vos gardes, mes Espagnols nous attendent au bord de la rivière des Pères. Au point du jour, nous serons en sûreté dans les Mornes, et alors, savez-vous ce que je ferai, Marie ? J’enrôlerai tous les flibustiers de ces îles ; mon oncle le baron de Poincy m’enverra des troupes de Saint-Christophe. Avec toutes ces forces réunies, j’attaquerai les rebelles, je les traiterai comme j’ai traité les peaux rouges. Vous serez vengée, Marie ! le voulez-vous ? Alors il faut vous fier à moi, il faut me suivre.

— Non, répondit-elle, non ; car qui sait quel prix vous mettriez à votre dévouement ?

— Le plus haut prix, je l’avoue, s’écria Loinvilliers ; j’exigerais une promesse, un serment que vous accompliriez quand vous seriez revenue ici victorieuse et vengée.

— Je n’ai donc plus d’espoir qu’en Dieu, dit-elle en baissant la tête ; je ne vous suivrai pas, monsieur.

— Marie, au nom du ciel, par pitié pour vous-même, s’écria Loinvilliers, venez, le temps presse ; mais vous me haïssez donc plus que la mort ? Ces misérables vous tueront ; qui peut vous sauver si ce n’est moi ? Quel secours pouvez-vous attendre dans cette île séparée du reste du monde par les abîmes immenses de la mer ?

Marie s’était assise ; elle détourna la tête et fit signe à Loinvilliers de sortir. Alors il se mit à ses genoux, il lui parla encore long-temps avec des transports d’amour, de fureur, avec menace, avec prière ; mais elle fut inébranlable. Le comte la quitta enfin, irrité, désespéré de ses refus et résolu pourtant à la sauver.

La situation de la petite reine était affreuse ; les auteurs de cette rébellion s’étaient trop compromis pour ne pas aller jusqu’aux dernières extrémités, si Marie ne signait l’acte qui les investissait légalement du pouvoir. Mais Loinvilliers les surveillait, et il leur suscita des embarras qui ne leur laissèrent pas le temps d’arriver à leurs fins ; il agit sourdement auprès des capitaines de paroisse qui déjà voyaient avec inquiétude les embarras du nouveau gouvernement ; il se servit de l’influence toute puissante du clergé pour ramener les petites gens ; il réclama enfin hautement la liberté de Marie. Cependant la petite reine était toujours étroitement gardée. Aucune nouvelle de ce qui se passait au dehors ne lui était transmise, et Loinvilliers lui-même ne put parvenir une seconde fois jusqu’à elle. Un jour enfin la porte de sa prison s’ouvrit, et elle vit entrer le docteur Janson ; le pauvre homme était blême et défait.

— Oh ! mon vieil ami, s’écria-t-elle toute en larmes, c’est vous ! que vous ont-ils donc fait, grand Dieu !

— Ils m’ont enfermé là-bas dans une chambre noire, répondit-il piteusement, depuis un mois ; et vous, madame ? Oh ! les infâmes, vous traiter ainsi ! mais ils ont peur à présent. Sigaliz et les autres se sont enfermés dans le fort ; il y a une assemblée au quartier du Prêcheur, le comte de Loinvilliers s’y est rendu ; d’un moment à l’autre, les choses peuvent changer de face.

— D’un moment à l’autre il peut arriver un navire de France ! s’écria Marie avec un accent indicible de confiance et d’espoir. Docteur, il y a aujourd’hui onze mois que Maubray est parti.

En parlant ainsi, elle était pâle, animée, et ses prunelles brillantes semblaient se dilater. Le médecin lui prit le bras et se mit à compter les pulsations de l’artère avec une attention inquiète. Elle sourit et dit en étendant la main du côté de la mer : — Maubray m’attend là-bas, j’irai. Vous m’y conduirez, docteur. — En ce moment, un grand tumulte s’éleva du côté du fort ; on entendait le roulement des tambours et un bruit confus. — Sainte mère de Dieu ! on va se battre ! s’écria Marie. Il y eut un moment d’angoisse et de cruelle attente : le bruit approchait.

— On vient vous délivrer, madame ! s’écria le docteur.

Au même instant les portes s’ouvrirent, et Loinvilliers parut à la tête d’une vingtaine d’hommes.

— Vous êtes libre, madame, dit-il ; Baillardet, Vigeon et Sigaliz viennent d’être arrêtés ; les habitans se recommandent à votre miséricorde. La vigie a signalé un navire, un navire de l’état, et les rebelles sont effrayés.

— Un navire qui vient de France ! s’écria Marie en levant les mains au ciel ; mon Dieu, soyez béni !

La petite reine fut ramenée au fort Saint-Pierre comme en triomphe ; ceux qui un mois auparavant la poursuivaient de clameurs furieuses s’attendrissaient maintenant en la voyant s’avancer si pâle, si faible, si souffrante, mais le front éclatant de joie. Le docteur et Palida la soutenaient, car elle n’avait pas voulu monter dans sa litière. Quand elle fut sur la plage, elle s’arrêta les yeux fixés sur le navire dont on distinguait en pleine mer la haute voilure. Oh ! murmura-t-elle avec un élan de confiance et d’espoir, voici ma délivrance !

Loinvilliers marchait, plein d’orgueil et d’espoir, à côté de la petite reine ; dans l’effusion de sa joie, elle lui avait adressé quelques paroles bienveillantes. Il rentra avec elle au fort, et chacun, en le voyant si radieux, pensa que sa charge de lieutenant-général lui était déjà rendue. Avant de suivre Marie dans les appartemens, il appela Ricio et lui dit à voix basse : — Que mon canot soit prêt sur l’heure. Dès que le navire qu’on signale aura mouillé, j’irai à bord. Il faut que je sois maître ici : elle est à moi maintenant !

Le soir même, le vaisseau de guerre l’Amphitrite jeta l’ancre dans la rade de Saint-Pierre. Le père Du Tertre et M. de Vauderoque d’Énambuc, frère du défunt général, étaient à bord.

Le lendemain, vers midi, une assemblée solennelle, convoquée par la petite reine, se réunit au fort. Les principaux habitans, le clergé, tous les officiers, tous les employés du gouverneur remplissaient la salle d’audience. Le comte de Loinvilliers avait repris sa place près du fauteuil où allait venir s’asseoir la petite reine. Pour la première fois de sa vie peut-être, il ne pouvait dissimuler entièrement ce qui se passait au fond de son ame ; un sourire involontaire faisait frémir ses lèvres pâles, une secrète joie éclatait sur son front de marbre et dilatait ses sombres prunelles. On ignorait quelle communication la petite reine voulait faire à l’assemblée. Loinvilliers lui-même ne se douta pas un instant de ce qui allait se passer. À midi précis, Marie parut, conduite par son beau-frère, M. de Vauderoque d’Énambuc ; le père Du Tertre marchait à côté d’elle, tenant dans ses mains un pli auquel pendait le sceau royal. Une acclamation s’éleva de tous cotés ; on cria : Vive la petite reine ! vive Madame ! Marie s’inclina, visiblement émue ; son beau visage si pâle, si languissant, s’anima d’une légère rougeur, et elle leva la main vers le portrait du général comme pour lui reporter tous ces hommages. Quand les acclamations eurent cessé, Marie prit des mains du père Du Tertre le parchemin scellé, et dit d’une voix très émue, mais haute et distincte : — Messieurs, je suis touchée jusqu’au fond de l’ame des sentimens que vous me témoignez, et j’en garderai toujours un vif souvenir. Je vous ai réunis pour vous faire mes adieux. Sa majesté, cédant à mes supplications, a remis en d’autres mains le gouvernement de la colonie. C’est le frère de celui que vous avez tous pleuré et dont la mémoire est restée ici en vénération ; c’est M. de Vauderoque d’Énambuc qui représentera mon fils et commandera au nom du roi de France ; voici les lettres patentes. Messieurs, je vous présente votre nouveau gouverneur. — En achevant ces mots, elle se tourna vers M. de Vauderoque, qui se leva et salua l’assemblée. Il y eut un moment d’étonnement et de silence. Personne ne s’attendait à une telle déclaration ; tous les regards se tournèrent vers Loinvilliers, qu’un moment auparavant chacun désignait comme le futur époux de la petite reine. Il était debout, immobile et calme en apparence ; mais il avait la main sur son poignard, car sa première pensée fut de tuer Marie sur l’heure ; puis il calcula rapidement qu’il avait quelques jours devant lui et qu’il pouvait encore devenir le maître de cette femme, dont la possession était depuis si long-temps l’unique but de sa vie. Il dissimula sa rage, sa fureur, toutes les passions qui bouleversaient son ame, et il entendit d’un visage tranquille la longue harangue que M. de Vauderoque fit à l’assemblée. Quand tout le monde se fut retiré, il se rapprocha de la petite reine, et lui dit, le regard ardent, les lèvres pâles et serrées : — Vous partez ! vous voulez aller retrouver cet homme ! mais, sur mon ame, sur mon salut, il ne vous reverra jamais !

L’Amphitrite devait faire voile pour Saint-Domingue après quelques jours de relâche à la Martinique, et l’époque de son retour en France était encore éloignée. Marie ne voulut point l’attendre ; elle se décida à partir sur un navire de Bordeaux qui venait de compléter sa cargaison à la Basse-Terre de la Guadeloupe. On essaya vainement de la dissuader d’entreprendre une si pénible et si longue traversée sur un vaisseau marchand mal construit et mauvais voilier ; elle n’écouta que l’ardente impatience qui depuis si long-temps la consumait.

Quelques jours plus tard, une foule d’habitans se pressaient le long de la plage. Ils étaient venus de tous les quartiers de l’île en apprenant l’arrivée du nouveau gouverneur et le départ de la petite reine. Les regrets et l’attendrissement étaient universels ; en ce moment on ne se souvenait que de la bonté, de la justice, des nobles qualités de Marie ; ceux-là même que l’idée d’être gouvernés par une femme avait le plus révoltés, la pleuraient maintenant. Tous les canots de la rade étaient en mouvement autour de L’Amphitrite, qui allait transporter la petite reine et sa suite à la Guadeloupe, où elle devait s’embarquer sur le Saint-Nicolas de Bordeaux. Les noirs chantaient sur un air monotone et plaintif des paroles improvisées ; tous aimaient cette jeune femme, dont ils n’avaient jamais aperçu que de loin le doux visage ; ils la pleuraient, car ils savaient qu’elle avait souvent jeté sur leurs misères un regard de compassion, et qu’elle les protégeait contre l’oppression des blancs. La petite reine entendit la messe dans la chapelle où une année auparavant elle avait à pareil jour épousé secrètement le marquis de Maubray ; son ame était pleine de joie et d’espoir ; il lui semblait que cet anniversaire devait lui porter bonheur. Après avoir fait ses dévotions, elle descendit vers la plage, accompagnée de tous les gens de sa maison qui la suivaient en France. Une longue acclamation s’éleva à son aspect ; la foule éplorée se pressa sur son passage avec mille bénédictions et mille vœux. Marie, tout à la fois triste et radieuse, mit une main sur son cœur et salua cette multitude inconstante, qui, un mois auparavant, l’avait vue traînée en prison, et ne s’était point levée pour la délivrer. Elle était d’une extrême pâleur, et elle se soutenait à peine. Le gouverneur lui donnait la main ; mais elle était si faible, qu’il lui fallait aussi s’appuyer au bras du docteur Janson. Lorsqu’elle fut entrée dans le canot qui devait la transporter à bord, elle se retourna et fit encore un signe de la main. Alors les sanglots éclatèrent ; la foule tendit les bras vers elle en criant :

— Vive ! vive la petite reine !

— Adieu, adieu, dit-elle en jetant un long regard sur cette terre où elle avait régné, où elle avait tant souffert ; adieu ! la France ne me fera jamais oublier cet autre côté du monde.

Le comte de Loinvilliers n’était pas venu faire ses adieux à la petite reine ; seul et caché derrière les remparts, il la vit s’embarquer et quitter pour toujours la Martinique. Quand le canot eut abordé L’Amphitrite, quand Marie eut quitté le pont, après avoir une dernière fois salué la foule immobile sur le rivage, Loinvilliers appela Ricio.

— Allons ! tout est-il prêt ? s’écria-t-il. Moi aussi, je pars ! Oh ! Juan de Mata, terrible écumeur de mer, quelle proie ! Allons, allons retrouver aux Saintes mes amis les forbans ! Ce sont eux qui me rendront la petite reine !


Il y a dans l’Océan qui sépare les deux mondes des chemins invisibles que le navigateur sait reconnaître et suivre ; il y a comme des jalons jetés au milieu des eaux, devant lesquels passent les navires qui sillonnent la vaste mer. Juan de Mata, capitaine du Santiago, savait bien dans quelles latitudes il fallait attendre le Saint-Nicolas de Bordeaux, et, un mois environ après le départ de Marie, le forban croisait par le travers des Bermudes. Le Santiago était une légère goëlette armée de canons, et montée par un équipage recruté dans les quatre parties du monde, mais dans lequel les Espagnols étaient en majorité. Pendant quinze jours de croisière, il avait reconnu deux ou trois navires que le capitaine Juan de Mata eût volontiers abordés ; mais Loinvilliers le força d’attendre.

Le temps était calme, des brises molles et changeantes ridaient à peine l’immense étendue au milieu de laquelle la goëlette ressemblait à un point blanc sur un velours bleuâtre. Loinvilliers ne quittait guère le pont ; adossé aux bastingages, promenant ses yeux sur l’horizon, il regardait si aucune voile n’apparaissait sur l’azur indécis du ciel ; il attendait avec une sombre et cruelle impatience qu’un vent favorable lui amenât sa proie. Enfin la vigie cria : Navire ! et l’on aperçut bientôt distinctement un vaisseau, qu’à sa lourde voilure, à sa marche, on reconnut pour le Saint-Nicolas de Bordeaux. Alors la joie de l’équipage se manifesta par des cris et d’effroyables malédictions ; on se prépara au combat comme à une fête, car on ne prévoyait nulle résistance. Le comte de Loinvilliers prit Juan de Mata à part.

— Nos conventions tiennent, lui dit-il, à vous et à vos hommes la cargaison tout entière, à moi Mme d’Énambuc. Vous me transporterez avec elle dans quelque port de l’Amérique du sud. Ce sont bien nos conventions, Juan de Mata ?

— Ce sont nos conventions, et, sur mon salut, je les accomplirai, répondit le forban la main sur la poitrine.

— Oh ! maintenant elle est à moi ! s’écria Loinvilliers ; ni le ciel ni l’enfer ne sauraient me l’arracher !

Cependant le Saint-Nicolas avait reconnu de son côté ce navire, qui commençait à lui donner la chasse, et il essaya de fuir ; mais la goëlette, d’une marche infiniment supérieure, lui eut bientôt fait connaître l’inutilité de sa manœuvre. La faible brise qui soufflait de l’est était tombée ; le lourd navire marchand resta immobile et comme enchaîné par une puissance invisible sur cette mer endormie, tandis que la goëlette avançait sur lui, grâce à sa voilure, qui lui permettait de profiter du moindre souffle de vent. Quand elle fut à une portée de pistolet du Saint-Nicolas les forbans se dressèrent sur les lisses avec des cris sauvages, et se préparèrent à jeter les grapins dans les haubans.

— À l’abordage ! à l’abordage ! cria Juan de Mata.

La goëlette accosta le Saint-Nicolas, et les forbans envahirent le pont, le poignard aux dents, la hache dans une main et le pistolet dans l’autre. Il y eut un moment de confusion, mais on ne se battit point, le vaisseau marchand étant entièrement désarmé. Tandis que les forbans se rendaient maîtres du capitaine et de l’équipage, Loinvilliers descendit dans l’entre-pont. En entrant dans la chambre, la première personne qu’il trouva devant lui fut le docteur Janson.

— Monsieur, lui cria-t-il, toute résistance serait inutile ; nous sommes maîtres du navire. Où est Mme d’Énambuc ?

Le médecin ouvrit la porte d’une des cabines, et répondit simplement : — La voilà !

Les sabords ouverts éclairaient en plein cet étroit espace ; Palida était assise par terre dans un coin, la tête dans ses mains. Au milieu de la cabine, il y avait une caisse étroite et recouverte d’un drap noir.

— Morte !… s’écria Loinvilliers en s’arrêtant comme foudroyé. Elle est morte !…

— Je n’ai pu la sauver ; elle avait trop souffert ! répondit le médecin.

— Monsieur, interrompit Loinvilliers avec égarement, ôtez ce drap ! découvrez ce cercueil ! je veux la voir !

— C’est une profanation, s’écria le médecin en reculant avec épouvante ; monsieur, au nom du ciel, laissez en paix ces restes sacrés !

— Je veux la voir ! répéta Loinvilliers avec un geste de menace. Le médecin releva le drap d’une main mal assurée et découvrit le cercueil. Son art avait conservé ces tristes dépouilles ; elle était là comme endormie, la tête ensevelie dans ses longs cheveux, les mains jointes sur le crucifix. Le comte de Loinvilliers s’agenouilla ; deux larmes, les premières qu’il eut versées de sa vie, roulèrent le long de ses joues, et il s’écria, dans un affreux désespoir : Marie ! Marie ! morte pour l’éternité !

— Elle vous a pardonné à ses derniers momens, dit le médecin ; elle a prié pour vous, pour vous, dont le funeste amour a rempli sa vie d’amertume et de malheur. Maintenant, du moins, laissez-moi accomplir ses dernières volontés ; souffrez que je ramène en France ses tristes restes pour les rendre à son mari, le marquis de Maubray.

— Son mari ! s’écria le comte en se dressant avec une sombre fureur ; elle était sa femme !

— Elle l’avait épousé secrètement à la Martinique.

Loinvilliers l’interrompit et lui imposa silence d’un geste violent ; puis, redevenant calme en apparence et maître de lui-même, il appela Juan de Mata. Le forban pâlit et s’arrêta épouvanté en apercevant cette femme morte, dans ce cercueil ouvert près duquel Palida et le médecin venaient de s’agenouiller.

— Est-ce là Mme d’Énambuc ? dit-il en faisant un signe de croix ; par le Dieu vivant ! ce n’est pas ainsi que vous vous attendiez à la retrouver, seigneur comte ! Maintenant qu’allez-vous faire ?

— Ses funérailles, répondit Loinvilliers.

Un quart d’heure après, tout l’équipage du Saint-Nicolas et tous les forbans étaient réunis, la tête nue, sur le pont ; l’aumônier, son missel à la main, disait les prières pour les morts devant le cercueil auquel on avait attaché deux boulets ; le comte, agenouillé contre les bastingages, murmurait le De Profundis d’une voix creuse et brisée. Après l’absoute, deux hommes soulevèrent le cercueil et le lancèrent par-dessus le bord. Les profondes eaux jaillirent avec un bruit sourd et se ridèrent au loin ; puis le gouffre se referma, tout fut fini ; la petite reine était à jamais cachée au fond des abîmes de la mer. Alors le comte se releva et dit entre ses dents :

— Il ne la reverra ni vivante ni morte !


Mme Charles Reybaud.