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XIX

enfin !


Narcisse, la nuit de cette journée mémorable, fit des rêves d’une choquante lubricité. Pour ne pas être prolixe, je dirai tout simplement que le soupirant rêva qu’il était marié. Ce songe — devait-il s’occuper d’un songe — fit, quand même, descendre sur son cœur brûlé par le désespoir de l’amour méconnu une pluie bienfaisante de réconfort.


Il la vit sortir avec son petit banc et ses chaudières…

Au saut du lit, son parti était pris. En y réfléchissant bien, les apparences étaient plus que favorables. D’abord, il était rentré en grâces auprès de Marie Calumet. Bien sûr ? Sans doute, puisqu’elle avait fait son éloge devant tout le village, et qu’elle lui avait demandé son bras pour retourner au presbytère. Et puis, ce rêve ? C’est que Narcisse avait une confiance aveugle dans les rêves, superstitieux comme le premier campagnard venu.

Il s’habilla à la hâte et descendit dans ta cour pour saisir la ménagère au passage.

Presque aussitôt, il la vit sortir avec son petit banc et ses chaudières. Elle allait traire ses vaches.

À sa vue, tout son sang reflua vers son cœur.

Avec un tremblement dans la voix, il dit :

— Mamzelle Marie ?

— Narcisse ?

— Mamzelle Marie, j’sais pu comment vous dire ça, à cause que ça m’a déjà porté malchance, mais… mais… après ce que vous m’avez dit… hier… j’cré que… j’cré que… M’permetteriez-vous d’vous gosser ?

— Hein ?

— J’veux dire d’vous farauder ?

— Ben sûr, Narcisse, qu’ tu dis pas ces choses-là pour bêtiser ?

— Ma grande conscience du bon Dieu, mamzelle Marie !

— Alors c’est correct, Narcisse, t’es t’un brave garçon ; tu l’as prouvé, hier. Viens m’voir honnêtement, et pis, si on s’accorde, eh ben ! on fera les épousailles.

— Comme ça, l’aut’ ?…

— Quel aut’ ?

— Zéphirin, vous vous en fichez pas mal ?

— L’bedeau ! j’y ai jamais pensé, lui non plus.

— Lui ! ah ben par exemple ! Tenez mamzelle Marie, vous m’creirez si vous voulez, mais pas plus tard que la semaine passée…

— Tu m’conteras ça une aut’fois, à cause que j’sus pressée pour aller tirer mes vaches.

— C’est ça, mamzelle Marie, j’vous conterai ça la première fois que j’passerai la veillée avec vous. À soir ?

— À soir… non, pas à soir, à cause qu’i faut que j’lave mon plancher de cuisine. Demain.

— Demain, c’est bon, demain.

Et Marie Calumet alla traire les vaches et Narcisse soigner les cochons et la jument grise du presbytère.

Si la ménagère du curé n’avait pas hésité à donner une réponse affirmative à Narcisse, c’est qu’elle aussi avait pris son parti, après son aventure du ballon. Et lorsqu’une fois Marie Calumet, avec son caractère résolu, avait pris un parti, elle ne s’attendait pas à bayer aux corneilles.

Elle s’était même dit :

— Une aut’ fois, si Narcisse me d’mande en mariage, ça sera pas long. J’te vas, tu m’vas, tâpons là !

Mais un moment, elle eut peur que son amoureux ne la redemandât plus.

Aussi, est-ce avec une satisfaction réelle qu’elle avait répondu à Narcisse : on fera les épousailles.

Narcisse, de son côté, était heureux comme un coq en pâte. Rencontrait-il une connaissance, aussitôt il lui confiait à l’oreille :

— Vous savez, j’me marie.

— Toé ?

— Eh ! oué.

— Avec qui ça ?

— Comment ça, mais avec mamzelle Marie Calumet.

— Pas possible ?

— Eh oué, mais parlez-en pas à personne. Y a ainque vous qui le savez.

Et le même colloque se répétait à chaque rencontre.

Trente jours durant, Narcisse fit sa cour, une cour discrète, fidèle.

Il descendait de sa mansarde à sept heures ; il y remontait à dix.

Les fiancés passaient la soirée tantôt dans la salle à manger, tantôt dans la cuisine, chacun dans son coin, et le curé ou Suzon entre les deux, suivant le vieil adage canadien : des amoureux doivent toujours mettre un gros chien entra eux.

Un mercredi soir, Marie Calumet lavait la vaisselle sur la petite table près de l’évier, dans la cuisine éclairée par une lampe pleine jusqu’aux bords d’huile de pétrole. Suzon l’essuyait. Le curé Flavel, s’était coulé dans une grande berceuse recouverte de cretonne, et fumait sans mot dire, les deux pieds sur le tablier du poêle ronronnant plus fort que la chatte étendue sur le flanc, les yeux en amande voluptueusement à demi-fermés.

Dans toute la pièce, un enveloppement de chaleur, de quiétude, de bien-être.

Au dehors, le vent sifflait avec des miaulements de matou en rut ; la pluie s’écrasait avec un crépitement monotone contre les vitres.

Soudain, avec un bruit sec, une flammèche s’élança par la petite ouverture circulaire du poêle et retomba sur le plancher.

— Tiens, on va avoir d’la visite, fit remarquer Marie Calumet en rompant le silence.

Justement, la porte s’ouvrit et Narcisse parut dans une rafale de vent et de pluie.

Et, comme il ne se hâtait pas :

— Ferme la porte, lui cria le curé, as-tu envie de faire virer la maison en l’envers.

— C’est ça qu’en est un temps de chien, répondit Narcisse, i mouille à siaux.

L’homme engagé du curé avait l’air très sérieux, ce soir là, tellement que Suzon remarqua :

— Dis don, Narcisse, t’as l’air d’un homme qu’a mangé d’l’avoine.

Il ne répondit pas.

Puis, après avoir enlevé sa casquette de drap, lourde de pluie, et avoir fait quelques pas vers Marie Calumet, il dit :

— Mamzelle Marie, ça vaut pas la peine de fafiner plus longtemps, à cause que vous savez, comme dit m’sieu le curé, tout ce qui traîne se salit.

La ménagère abandonna sa lavette, Suzon son torchon, et le curé sa pipe.

— Mamzelle Marie, j’prendrai pas trente-six détours, voulez-vous de moé pour votre homme ?

Narcisse, c’est évident, avait dû se faire la leçon et tenter un effort surhumain pour parler avec tant d’assurance.

Il ajouta :

— J’sus pas riche, mais j’ai bon pied, bon œil. Et pis, sans compter que j’vous aime ben. À nous deux on pourra élever une famille créquiennement. Pas vrai, m’sieu le curé ?

— T’as raison, Narcisse.

Cependant Marie Calumet ne disait rien.

Elle essuya, sur son tablier, ses mains visqueuses d’eau de vaisselle.

— Voulez-vous, mamzelle Marie ? demanda Narcisse qui redoutait un malheur ?

— Oué, Narcisse, acquiesça enfin Marie Calumet.

Elle lui tendit les mains.

— J’serai une bonne femme pour toé.

Puis se tournant vers le curé Flavel.

— M’sieu le curé, poupa et mouman sont morts — que le bon Dieu ait leur âme en son saint paradis — voulez-vous les remplacer et m’ donner à c’ brave garçon ?

Le curé Flavel ne trouvant pas son mouchoir, s’essuya les cils du revers de la main.

— Oui, mais qu’ost-ce que je vais devenir sans toi ?

— Ah ! laissez faire, m’sieu le curé, vous verrez comme tout ça s’amanchera ben.

— Eh ben ! puisqu’il le faut, soyez heureux, mes enfants, dit-il, en les poussant dans les bras l’un de l’autre. Embrassez-vous.

Au bedeau, qui entrait, Suzon dit malicieusement :

— Zéphirin, je te présente m’sieu et madame Boisvert.

— Ah !

Et sans rien ajouter, il sortit par l’autre porte donnant sur la cour.

La veille du mariage, quinze jours plus tard, le notaire Ménard frappait au presbytère.

Seul notaire dans la paroisse, Maître Ménard ne craignait pas la concurrence. Aussi ne se dérangeait-il que très rarement. C’était à son étude que se passaient tous les actes. Mais pour le curé Flavel ou Marie Calumet, ce n’était plus la même chose : il leur devait des égards. Voilà pourquoi il s’était rendu au presbytère.

Et tout en s’informant de la santé des gens de la maison, et en félicitant Marie Calumet, le notaire prit deux grandes feuilles de papier auxquelles il imprima, avec le pouce, une large marge pour les renvois et les signatures.

Puis, s’assoyant à la table de travail du curé, il commença à écrire, tandis que les autres chuchotaient à voix basse pour ne pas le distraire.

« En l’an mil huit cent soixante, le vingt-huitième jour d’octobre.

« Par-devant Maître Antoine Ménard, Notaire Public pour la Province de Québec, résidant et pratiquant en la paroisse de Saint-Ildefonse, ont comparu :

« Narcisse Boisvert, homme engagé de Monsieur le Curé Flavel, fils majeur issu du mariage de feu Prosper Boisvert, cultivateur de Pain Sec, et de feue Dame Caroline Dubuc, aussi du même lieu, le dit Narcisse Boisvert agissant en son nom personnel.

« D’une part,

« Et Demoiselle Marie Calumet, de Sainte-Geneviève, fille majeure issue du mariage de feu Athanase Calumet, aussi du même lieu, et de feue Dame Sophie Cadotte, de Saint-Joseph-de-la-Tabatière, la dite Demoiselle Marie Calumet stipulant en son nom personnel,

« D’autre part,

Lesquels ont arrêté, ainsi qu’il suit, les conditions civiles du mariage projeté entre eux :

« Il y aura communauté de biens entre les futurs époux…

— Narcisse, demanda le notaire en regardant par-dessus ses lunettes, donnes-tu un douaire à ta future ?

— Oué, m’sieu le notaire.

— Combien ?

— Quatre cents écus.

Le notaire écrivit :

« En considération de l’affection que le futur époux porte à la future, il lui fait par les présentes donation, ce qui est accepté par la future épouse :

« Premièrement, — D’une somme de quatre cents écus qu’il s’engage à payer et fournir à la future épouse en aucun temps après la célébration du dit futur mariage, soit par un seul soit par plusieurs versements au gré de la future épouse.

« Advenant le prédécès de la future épouse avant le paiement de toute ou partie de la dite somme, il est expressément entendu et convenu que le futur époux n’y sera plus tenu pour la partie qui sera alors due, la présente donation devenant caduque.

« Deuxièmement — …

— Y a-t-il un deuxièmement ? s’enquit le notaire.

Narcisse et Marie Calumet se taisaient. Que voulait-il dire ? Ils ne savaient pas.

— Oué, répondit le curé, y a un deuxièmement. Écrivez que j’voudrais faire une donation à ma fille engagère pour les services qu’a m’a rendus.

Le notaire écrivit :

« En considération et reconnaissance des services incalculables rendus par la dite demoiselle Marie Calumet au Révérend monsieur Flavel, curé en la paroisse de Saint-Ildefonse, le dit curé Flavel fait donation, pure, simple, irrévocable et en meilleure forme que donation puisse se faire et valoir à la dite demoiselle Marie Calumet, la dite donation consistant en…

— Que donnez-vous ? demanda le notaire en levant la tête de dessus son carré de papier.

Tous avaient les yeux tournés vers le curé, qui souriait avec malice et bonté. Sa ménagère, surtout, n’en pouvait croire ses oreilles.

Le curé commença :

— Une vache laitière que j’mengage à remplacer en cas de mort.

— M’sieu le curé ! se récria Marie Calumet, ça vraiment pas d’bon sens !

Le tabellion écrivit :

« Une vache qui ne meurt pas.

— Un cochon d’un poids raisonnable, continua le curé.

— M’sieu le curé, vous y pensez pas !

« Un cochon raisonnable, griffonna le notaire.

— Une truie bonne pour la fécondation.

— M’sieu le curé !

Le notaire, sans s’occuper des exclamations réitérées de la donataire, répéta après le curé :

« Une truie qui rapporte.

— Douze poules.

— M’sieu le curé, vous êtes après vous ruiner ! se récria la future mariée.

— Êtes-vous contents mes enfants ?

— Ah ! m’sieu le curé !

— C’est tout ? demanda Maître Ménard.

Narcisse insinua en rougissant :

— Dites don, m’sieu le curé, si vous y mettiez le coq avec ?

Suzon, qui n’avait pu placer un mot, partit d’un franc éclat de rire.

Marie Calumet laissa voir que cette audace ne lui faisait pas plaisir, au contraire.

— Va pour le coq, dit le curé en riant de bon cœur.

« Douze poules dont un coq, ajouta le notaire.

On débattit encore quelques clauses du contrat, puis le notaire en fit la lecture complète et écrivit dans la marge :

« Ladite paroisse de Sainte-Geneviève et la dite paroisse de Saint-Apollinaire sont la même paroisse, le dit nom de Saint-Apollinaire ayant été donné après la naissance de la dite demoiselle Marie Calumet.

Il termina :

« Et après lecture faite, les futurs époux ainsi que les témoins assistant à l’exécution des présentes ont signé avec le dit notaire.

(Signé) Marie Calumet.
(Signé) Narcisse Boisvert.
(Signé) Jacques Flavel, Ptre Curé.
(Signé) Suzon Flavel.
(Signé) Antoine Ménard, N. P.

Narcisse ne savait pas écrire, il avait fait une croix.

Le curé avait signé pour lui.

La signature du notaire était remarquable par son étourdissant paraphe et son incompréhensibilité. Enfin, comme c’est la coutume, le notaire embrassa la future, et le curé Flavel offrit un verre de vin de rhubarbe que l’on but au bonheur des héros du lendemain.

Le bedeau, cependant, ruminait sa vengeance. Depuis le soir de la demande en mariage, il ne parlait à personne. Il ne rentrait au presbytère que pour manger et dormir.

Un soir, en remplissant les burettes de vin, dans la sacristie, il s’écria :

— J’ les quiens, les crapauds !