XVIII

il ne fit que paraître, il n’était déjà plus.


La récolte des grains était finie.

En réjouissance de la prospérité générale, — les greniers ployaient sous la richesse des champs — les cultivateurs avaient organisé une fête agreste à laquelle toute la paroisse avait été invitée à prendre part. On devait parler longtemps à Saint-Ildefonse, voire à dix lieues à la ronde, de cette fête sans pareille, coïncidence heureuse avec le retour de Montréal de Marie Calumet.

La principale raison de ce pique-nique, laissa même entendre certain malin, n’était ni plus ni moins que de fêter la fille engagère de monsieur le curé revenue saine et sauve des nombreux périls d’un voyage en ville.

Naturellement, on avait invité le curé Flavel, la plus haute personnalité de la paroisse. Ce dernier avait accepté avec empressement.

Il ordonna, de plus, à Narcisse d’atteler la grise et d’aller à Saint-Apollinaire demander au curé Leblanc de vouloir bien les honorer de sa présence.

L’ami du curé Flavel — les bons voisins sont de bons amis — ne balança pas une seconde : son vicaire le remplacerait.

La fête fut donnée au pied de la colline de Saint-Ildefonse, qui semblait, ce jour-là, s’être recouverte de ses plus pittoresques parures.

Toute la matinée, ce fut un va-et-vient ininterrompu de voitures charroyant les villageois et les provisions. On montait douze, quinze, vingt, dans les grandes charrettes à foin, et fouette cocher, en route pour le plaisir.

C’était une véritable débandade, la fuite en bloc devant une invasion imaginaire.

Peu à peu, les charrettes cessèrent d’arriver ; on détela les chevaux en donnant à chacun une botte de foin.

L’on eût dit, de loin, un de ces camps moyennageux où hommes, femmes, enfants, bêtes, chariots, tout semblait confondu dans un aria inextricable.

Comme il convenait à leur rang, les derniers arrivés, les retardataires exceptés, sur le théâtre de la fête champêtre, furent les curés Flavel et Leblanc. Ils étaient accompagnés d’une partie de la domesticité du château, je veux dire du presbytère.

Dans sa robe de mousseline blanche, pincée à la taille par un ruban de satin magenta, la nièce du curé était séduisante à croquer.

La petite parlait à tort et à travers. Elle débordait d’une gaieté folle. À la pensée de cette partie de plaisir, aux côtés de son bon ami, elle ne se sentait pas d’aise. Et puis, on ne sait pas, elle comptait sur les délices et le mystère des imprévus.

Pour le moment, les domestiques du presbytère s’unifiaient dans la personne de Narcisse, lissé comme un veau avec un accroche-cœur sur le milieu du front.

Il avait l’air ténébreux ? C’est comme s’il eût pressenti un malheur, une catastrophe.

Soudain, dans la tiédeur de ce ciel de septembre, dominant les voix et les cris, les cloches, là-bas, au détour de la route, sonnèrent l’Angélus.

Villageois à la foi rustre et forte comme la sève d’un chêne, obéissant à l’impulsion d’une habitude vieille comme leurs terres, tous suspendirent en même temps leurs jeux et leurs cris. On se découvrit. Le curé commença tandis que les notes de bronze s’éparpillaient dans les plaines de l’air : « Angelus Domini nuntiavit Mariae. » Et le village de répondre :

« Et concepit de spiritu sancto. »

Ainsi carillonna jusqu’à la fin la prière, s’élevant vers l’Éternité une clameur pacifique et suppliante.

Et l’on reprit les jeux et les cris.

Dix minutes plus tard, Zéphirin, qu’avaient retenu ses devoirs d’état, arrivait au milieu de la fête.

Louchant plus que jamais, il était, cependant, comme la Vénus de jadis, porteur d’un charme fascinateur : lourde chaîne de montre en cuivre doré dont la breloque lui battait sur le ventre.

Narcisse n’avait pas encore prononcé une parole ; il se tenait à l’écart.

Se rapprochant du curé Flavel :

— M’sieu le curé, dit-il, mamzelle Marie est pas icitte. Vous sauriez pas, par hasard, ousqu’a pourrait ben être ?

— Marie Calumet pas icitte !… mais alors ?…

L’interrogation vola de bouche en bouche, et bientôt, de part et d’autre, on se demanda :

— Ousqu’est Marie Calumet ?

Marie Calumet et la fête, ça ne faisait qu’un. Donc, la ménagère absente, pas de fête possible.

Lui serait-il arrivé malheur ? Quelque accident peut-être ? Oh ! non, il n’y fallait pas songer, ce serait trop dommage.

— Je l’ai vue une demi-heure avant mon départ, dit le curé.

— Et moé, dix minutes, surenchérit Suzon.

— Quand j’sus passé à côté du presbytère, pour m’en venir icitte, souligna Zéphirin en regardant ironiquement Narcisse, a était dans son châssis et a m’a fait signe bonjour de la main.

— Écoutez-lé pas, intervint l’homme engagé du curé, c’est d’ la blague.

— Qu’est-ce que t’en sais, toé, espèce de…

— Allons ! Allons ! fit le curé Flavel, en séparant les deux rivaux.

Les commentaires, toutefois, allaient leur train. Comment cela se faisait-il ? Marie Calumet en retard ? Elle, la ponctualité même. Pourquoi n’était-elle pas arrivée en même temps que les autres ?

Encore si Narcisse eût été absent, on eut pu dire…

Mais non, mais non, quand même, Marie Calumet, une si honnête fille, qu’on aurait pu donner en exemple à tout un comté.

On ne soupçonne pas des femmes comme elle.

Peut-être était-elle tout simplement indisposée ?

Dans tous les cas, on aurait de ses nouvelles, puisque Narcisse, de ce pas, et quel pas de course ! retournait au presbytère.

Il atteignait l’extrémité du champ, lorsque Marie Calumet apparut sur la route, enveloppée d’un nuage de poussière. La voiture s’arrêta. Hilarité générale.

Comment ! ça, Marie Calumet ? C’était impossible. Pourtant, on ne se trompait pas.

Cette tonne, cette outre monumentale, c’était Marie Calumet. Mais alors ?

Et tous riaient, riaient à s’en tenir les côtes.

Quand je dis tous, j’exagère : le curé Flavel fumait de colère, et son homme engagé s’abîmait dans un chagrin cuisant.

Cette masse en délire se payait la tête de Marie Calumet, de celle qu’il s’obstinait, malgré tout, à regarder comme sa promise. Ah ! les gredins, qu’il eût donc voulu ne leur voir qu’une seule tête afin de la trancher d’un coup.

C’est un empereur romain, je crois,

qui lui aussi, quelques années avant Narcisse, avait voulu commettre cette bêtise.

L’infortuné, d’un autre côté, sentait bien que tous ces gens-là avaient raison, et c’était pour lui une nouvelle cause d’affliction.

Comment une fille aussi intelligente que Marie Calumet pouvait-elle agir de la sorte ?

Voilà ce que se demandait Narcisse.

Pour étrenner son ballon, la ménagère de monsieur le curé avait résolu d’attendre une occasion exceptionnelle, une fête à laquelle tout Saint-Ildefonse assisterait.

Elle n’aurait pu mieux trouver.

Celle-ci, par un de ces caprices d’esprit que l’on a rencontré, certes, chez plus d’une femme illustre avant Marie Calumet, raffolait d’excentricité, de sensation.

Elle voulait faire de la sensation.

Ses vœux, hélas ! ne furent que trop bien exaucés.

Pour commencer sa toilette, la servante du presbytère avait donc attendu que tous fussent partis pour la fête, se souciant fort peu des commentaires que susciterait son absence.

Le moment venu d’entrer dans ce ballon, qu’elle avait caché sous son lit durant la nuit, elle eut peur. Si cette innovation allait causer un scandale ? Que dirait monsieur le curé ?

On la chasserait honteusement du presbytère, il n’y avait pas là l’ombre d’un doute.

Devait-elle braver le sentiment populaire ? Ce ballon, lui avait-on dit, les élégantes de Montréal le portaient ; mais Montréal, après tout, ce n’était pas Saint-Ildefonse, et vice versa. Elle aurait dû en parler à monsieur le curé et à Suzon, ce qu’elle faisait, du reste, chaque fois qu’elle achetait un article quelconque au magasin général du village.

Plus elle se mirait, plus elle se trouvait ventrue.

Il se livra alors, dans son esprit indécis, un rude combat. Finalement son excentricité l’emporta. C’est ce qui la perdit.

À son ballon, elle ajouta un corsage, coupé en cœur sur la gorge, sans oublier la petite croix d’argent retenue par un mince ruban en velours noir.

Dans cet affublement, elle se contempla une dernière fois et descendit en s’accrochant à tous les meubles.

Le forgeron, qui avait eu plusieurs chevaux à ferrer, n’avait pu se rendre de bonne heure à la fête. Il s’en allait donc, avec sa nichée dans une barouche, lorsqu’il vit à une centaine de verges en avant, quelque chose de monstrueux ressemblant au tangage et au roulis d’un navire ballotté par les vagues.

— Hé ! la vieille, toé qu’a de bons yeux, dit-il à sa femme, es-tu capable de distinguer ce qui s’en va là bas ?

— Ça m’a tout l’air d’une créature mais j’sus pas ben certaine.

Le forgeron donna un coup de fouet à son cheval et l’on fut bientôt près de la curiosité.

— Si j’me trompe pas, c’est mamzelle Marie Calumet !

— Marie Calumet !

— Regardez-moé don Marie Calumet !

— Vous avez ben engraissé tout d’un coup !

— Qu’ost-ce que vous portez sous vot’ jupe ?

Tous les membres de la famille passaient chacun leurs remarques.

Marie Calumet avait plusieurs fois ouvert la bouche pour donner des explications, mais en vain.

— Eh ben ! embarquez, embarquez, fit le forgeron, vous nous conterez ça en chemin.

Embarquer, c’était plus facile à dire qu’à exécuter. On pouvait, il est vrai, disposer d’une place, mais comment loger le ballon.

Déjà on désespérait d’y réussir, lorsque Gustave céda généreusement son siège à ce dernier. Il se rendrait à pied.

Pour rattraper le temps perdu, le forgeron lança sa bête à bride abattue. Et c’est dans le nuage de poussière soulevé par la voiture que les villageois entrevirent pour la première fois Marie Calumet et son ballon.

Après que celle-ci fut descendue ou plutôt après qu’on l’eut descendue de la barouche, elle eut l’air hébété. De se voir ainsi entourée, l’objet de plaisanteries malignes, elle fut toute déconfite.

Voilà ce qu’il en coûtait de vouloir lancer une mode à Saint-Ildefonse, et surtout une mode de ce genre-là.

Comme il se faisait tard, on demanda à la ménagère du curé, la cuisinière la plus chouette du village, de diriger les apprêts du festin.

Narcisse, empressé, galant, allait, venait, travaillait comme quatre. Çà et là, il découvrit plusieurs roches qu’il entassa en un cercle de deux pieds de hauteur. Il en combla l’intérieur de feuilles mortes et de brandilles sèches. Sur cet amoncellement de roches, il posa des marmites en fonte aux flancs rebondis. Il frotta une allumette, et la flamme s’éleva en pétillant joyeusement.

La cuisinière, retroussant ses manches et attachant devant elle un tablier, se mit en frais de faire bouillir la soupe, une soupe aux pois engraissée de tranches de lard et assaisonnée de persil.

Mon cordon-bleu poussait la besogne, quoique son ballon gênât fort ses mouvements.

Le curé Flavel lui dit de se reposer un instant, qu’elle allait se fatiguer.

Sans s’arrêter, Marie Calumet tourna la tête pour lui répondre. Mal lui en prit. Elle ne vit pas une racine de noyer qui disparaissait sous l’herbe en serpentant.

Catastrophe : la pauvre fille butta, et s’étendit tout du long.

Alors se produisit cet accident bête dont la vendeuse du marchand de nouveautés n’avait pas prévenu sa cliente.

Décidément, le ballon ne fut pas une bonne invention.

Un jupon ordinaire, ça s’adapte à toutes les circonstances parfois scabreuses, mais, avec cet appareil en fil de fer, allez donc voir si ça se replie comme l’on veut.

Et pour comble de malheur, la ménagère, qui avait déclaré avec indignation qu’elle portait constamment un caleçon, l’avait oublié, ce jour-là, l’esprit tout à son ballon.

Le chaste curé Flavel, pour la première fois, contemplait une femme. Il rougit comme un coquelicot.

Le curé Leblanc risqua un œil en étouffant un éclat de rire. Il fallait être digne.

Suzon s’en tenait les côtes, et Zéphirin n’avait pas trop de ses yeux, qu’il ne pouvait braquer sur le même endroit.

Narcisse, qui se rappelait avoir lu dans son Histoire Sainte, à l’école du village, l’épisode du bonhomme Noé roulant sur le dos à la suite d’une bambochade, se porta à reculons au secours de son amie.

Il détournait pudiquement la tête.

Les joues en feu, superbe de courroux, Marie Calumet lança une apostrophe cinglante comme un coup de cravache.

— Vous êtes ainqu’une bande de crapouilleux !

Et désignant Narcisse, des larmes pendues aux paupières :

— Au moins, en v’là un homme qui au lieu de bêtiser comme un tas de co-dindes, sauve l’honneur d’une pauv’ fille outragée.

Vot’ bras, monsieur Narcisse !

Silence.

Et l’on vit s’effacer peu à peu, dans le poudroiement de la poussière doralisée par les rayons obliques du soleil, une violente tache noire.

Marie Calumet partie, plus de plaisir possible. L’entrain était tombé à plat et déjà l’on parlait de s’en retourner chacun chez soi. Le curé Flavel monta sur une charrette et dit :

Mes chers amis,

Vous avez tous été témoins d’une scène vraiment scandaleuse. J’veux ben croire toutefois qu’y avait pas de mauvaise intention de la part de ma fille engagère. Quant à moé, je vous jure que je connaissais absolument rien de cette affaire. Vous avez là, mes chers frères, un exemple frappant de ces modes honteuses des grandes villes. Maintenant, entendez-moé bien. Je vous défends de porter ces jupons en broche, ces ballons. Si jamais, quequ’un d’entre vous, mes chères filles, s’avise de me désobéir, qu’a soit vouée au ridicule et au mépris publics et exclue de mon église ! »

Ces paroles sévères de l’homme de Dieu jetèrent la dernière douche froide sur la fête, par là même terminée.

Arrivée au presbytère, la ménagère monta à sa chambre et se glissa hors de son ballon, qu’elle piétina avec rage.

Non satisfaite de cet acte de vandalisme, elle s’empara des ruines qu’elle porta dans le four.

Là, elle fit un feu ardent afin qu’il ne restât pas un atôme de cette innovation maudite.