IX

pour un sacrifice, c’était un sacrifice.


Me voici arrivé à une date remarquable. Plût au Ciel que j’eusse l’imagination d’un Châteaubriand, l’esprit d’un Daudet, le pittoresque d’un Loti, la verve d’un Richepin, pour narrer convenablement cette journée, qui devait faire époque dans l’existence de mon héroïne. La vie des grands hommes, comme des femmes célèbres, nous apprend que sur le déclin de leur carrière, ils se sont plu à noter tel ou tel jour pour avoir été le plus beau de tous.

Marie Calumet devait fort bien se les rappeler, sur son lit de mort, les trois plus beaux jours de sa vie : son entrée au presbytère, sa première entrevue avec l’évêque du diocèse… mais n’anticipons pas.

Marie Calumet allait donc enfin, après tant et tant d’années, toucher au bonheur si longtemps rêvé, bonheur qui couronnerait les désirs de son âme, qui étancherait la soif de son cœur. Enfin, elle verrait Monseigneur de près, elle frôlerait sa soutane, elle lui parlerait peut-être ! Viennent ensuite la mort et ses terreurs, que lui importerait à Marie Calumet ? Elle mourra avec calme et sérénité, puisqu’elle aura entendu tomber des lèvres bénies de son évêque des paroles à elle seule adressées.

Le curé Flavel avait annoncé, pour cette semaine-là, la visite de Monseigneur l’Évêque à Saint-Ildefonse. Or, les visites pastorales dans les campagnes sont aux yeux de nos populations rurales, des événements d’une importance signalée.

La visite pastorale, c’est l’une des grandes fêtes religieuses du calendrier ecclésiastique du village, et malheur à l’imprudent dont l’audace chercherait à en approfondir les mystères. Jamais impérator victorieux rentrant à Rome, sur son char de triomphe traîné par des chevaux de neige ; jamais roi franc, revenant dans sa bonne ville de Paris d’une bataille heureuse, monté sur son destrier tout caparaçonné d’or ; jamais thaumaturge, mettant le pied sur une plage hospitalière, précédé par le bruit de ses miracles, ne furent acclamés avec l’exaltation et le délire qui saluent, dans nos campagnes, un évêque en tournée pastorale.

À l’aube de ce grand jour, Marie Calumet fut la première villageoise à mettre la tête à la fenêtre. Elle voulait s’assurer s’il allait faire beau. Malheureusement, il lui sembla que du sud-ouest soufflait une brise peu rassurante, et que le ciel, d’une teinte de grisaille, ne prédisait rien de bon. Alors, elle joignit les mains et, levant les yeux vers l’immensité, pria avec ferveur.

— Oh ! bon Jésus, implora-t-elle, vous voyez que l’temps commence à se beurrer, faites-moé la grâce que ça se claire et j’vous promets deux chemins de croix.

Une demi-heure plus tard, le soleil se faisant une trouée dans la nébulosité de l’aurore, baignait d’or tout l’horizon.

Si la ménagère du curé ne crut pas à un miracle, elle se trouva favorisée de Dieu, puisque les éléments obéissaient à ses moindres désirs.

Il n’était pas cinq heures que déjà Marie Calumet faisait son train-train de maison. Et pourtant, le soir de la vigile de la visite sainte, elle avait fait un tel nettoyage que le regard inquisiteur n’eût pu surprendre un seul grain de poussière.

Ce matin-là encore, elle passait le torchon sur tous les meubles, le balai dans tous les coins.

Pensez donc ! si Monseigneur allait n’être pas content ; s’il allait trouver à redire à l’état de propreté du presbytère ? Quel supplice !

D’un autre côté, s’il devait faire des compliments à monsieur le curé sur le bon ordre de sa maison. Oh ! alors, son âme d’humble fille de village glorifierait le Seigneur dans les siècles des siècles.

Sept heures. De haut en bas du presbytère, on remarque une animation inaccoutumée. C’est un va-et-vient continu. Curé, bedeau, homme engagé, ménagère se rencontrent, s’interpellent, courent, ne parlent qu’en cas de nécessité absolue.

Narcisse toutefois, invente mille prétextes pour se trouver le plus souvent possible dans le chemin de la ménagère. Munis, qui d’un marteau, qui d’une hache, qui d’une scie, la figure en nage, les villageois entrent dans la maison du curé, le chapeau sur la tête et sans frapper, oubliant pour un moment la crainte religieuse, qui les accompagne d’ordinaire, lorsqu’ils se présentent à la porte du presbytère.

À les voir ainsi armés, on dirait des séditieux, en révolte ouverte contre l’Église, sur le point de faire le sac du presbytère après en avoir occis le propriétaire.

Tranquillisez-vous. Ce sont tout simplement mes bons amis de Saint-Ildefonse. Un peu échauffés, il est vrai, par l’arrivée prochaine de Sa Grandeur, ils viennent prendre les ordres de leur curé, ou plutôt de la ménagère.

Au milieu du brouhaha de ce brimbalement clérical, la nièce de monsieur l’abbé Flavel faisait la grasse matinée et dormait à poings serrés. Marie Calumet indignée et scandalisée de ne pas la voir paraître, gravit en rognonnant l’escalier en limaçon.

Familièrement, elle pénétra, un balai à la main, dans la chambre de la jeune fille.

— Vous y pensez pas, mamzelle Suzon, encore su le dos à c’t’heure icitte, et Monseigneur qui va venir. Vous êtes pourtant pas une pomonique. Y a belle lurette qu’on s’trémousse en bas et dans l’chemin du roi !

La nièce du curé s’étira les bras en baillant, et répondit d’une bouche pâteuse :

— Eh ben ! laissez-le faire Monseigneur, j’ai du temps en masse.

— Juste Ciel ! peut-on parler d’la sorte de Monseigneur ?

Oué, oué, c’est pas le moment de faire la d’moiselle. Allons ! r’muez-vous les flancs un p’tit peu plus vite que ça et descendez m’aider à faire mon berda.

Et joignant l’action à la parole, Marie Calumet, d’un mouvement brusque et cruel, enleva toutes les couvertures du lit ; après quoi elle ouvrit les jalousies ennemies de la lumière et hermétiquement closes.

Une haleine d’air frais, parfumée de foin coupé envahit la chambre.

La jolie nièce du curé, loin de s’attendre à ce réveil brutal, rabattit promptement sur ses pieds sa robe de nuit, relevée immodestement dans la chaleur du sommeil et de la nature. Ne trouvant rien de mieux à faire, elle se leva ; mais elle eut bien soin de ne pas se hâter.

L’ancillaire du curé ne tenait pas en place. Pour se rafraîchir, elle descendit, un instant, sur la galerie. Elle observa les villageois occupés à mettre la dernière main aux travaux de décoration et de pavoisement.

— R’commencez-moé ça, disait-elle, démanchez-moé c’t’e pavillon là, r’plantez-moé c’t’e sapin là ailleurs, jouquez-moé c’t’e guirlande-là un p’tit brin plus haut ; vous avez pas envie de faire accrocher les glands de Monseigneur.

Et tous de lui obéir sans mot dire.

Les deux bords de la route étaient ornés de balises. Les balises, généralement faites de jeunes tiges de bouleaux où d’érables que l’on établit telles quelles, sans les ébrancher, sur les glaces des rivières ou les champs couverts de cinq pieds de neige, indiquent soit un danger à éviter, soit un chemin à suivre. Mais, durant la belle saison, les balises passent de l’utile à l’agréable. On les emploie les jours de fête tels que la visite pastorale, la Fête-Dieu, la Saint-Jean-Baptiste, notre fête nationale, pour égayer les routes d’un village d’une double haie de verts feuillages.

Les notabilités de la paroisse qui possédaient, devant leurs maisons, un mai, haut comme un mât de frégate, avaient hissé au sommet, le drapeau tricolore luttant avec des claquements de fouet contre la brise du matin.

Le vieux médecin du village avait même voulu ménager une surprise à son curé. Il avait fait arborer, aux armes du pape, un drapeau du Vatican et un autre avec l’écusson de Sa Grandeur. Cette délicatesse de fils aimant de l’Église causerait, sans aucun doute, un vif plaisir à Monseigneur. Il n’en fallait pas plus pour le disposer favorablement à l’égard de son subalterne.

Traversant le chemin, de distance en distance, à la hauteur des maisons, des banderolles étalaient au soleil leurs couleurs d’orange, de rouge-sang, de gros-bleu, sur lesquelles on lisait les inscriptions suivantes, en lettres de papier doré : « Vive Monseigneur », « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur » ; « Hosanna » ; « Gloria in excelsis Deo » ; « Louons notre Évêque » ; « Gloire à l’envoyé de Dieu ».

On chômait, naturellement, dans la paroisse de Saint-Ildefonse. Les paysans avaient revêtu leurs habits de fête et s’étaient mis sur leur trente-six.

Les bogheis, qu’on était allé décrotter à la rivière en baignant les roues jusqu’aux moyeux, roulaient sur la longue route grise en brillant aux rayons du soleil. Étrillés et brossés, des rosaces en papier éclatant aux oreilles, les chevaux aiguillonnés par le fouet agrémenté de beaux rubans tout neufs, trottaient la tête haute.

Le chemin, du soir au lendemain, s’était métamorphosé en une piste, sur laquelle les villageois, amateurs passionnés des chevaux, luttaient de vitesse, se lançant à la course des défis aussitôt relevés.

Dans une charrette, était entassée toute une génération : grand-père, grand’mère, père, mère, fils, filles, et jusqu’aux petits-enfants, qui faisaient queue derrière la voiture. À chaque soubresaut, les essieux menaçaient de se rompre sous le poids de cette grappe humaine.

Poussant sa bête à bride abattue, le fils du forgeron paraissait devoir tout accrocher dans ce trot immodéré. Assis à côté de sa faraude, la nièce du curé fraîche comme une bouffée de lilas, il faisait claquer son fouet en clignant de l’œil.

— Regardez-moé passer, semblait-il dire, j’ai avec moé la plus jolie fille du village.

Un combat, cependant, dans l’âme précieuse de Marie Calumet se livrait. La conscience de la bonne fille s’était convertie en un terrain, sur lequel le devoir et le plaisir se disputaient, la fourche au poing, la palme de la victoire.

Qui des deux allait terrasser son adversaire ?

Narcisse, comme dans toutes les bonnes maisons, était délégué par monsieur le curé pour aller au-devant de Monseigneur et le saluer de la part de son maître, propriétaire de ce manoir agreste que l’on appelle, humblement, le presbytère.

L’homme engagé du curé avait offert à son idole de l’accompagner.

Se porter à la rencontre de l’évêque, c’était pour Marie Calumet un de ces plaisirs, une de ces occasions heureuses qui ne s’offrent qu’une fois dans la vie. Elle serait au comble de la jubilation de pouvoir, parée de ses plus riches atours, faire partie de la délégation sacrée de monsieur le curé.

Son imagination, prenant la clef des champs, allait même jusqu’à lui faire entendre que tous les vivats de la foule ne seraient pas uniquement pour Monseigneur, mais qu’une partie des acclamations retomberaient sur sa tête.

Pourquoi pas ? Ne faisait-elle pas partie du presbytère. N’avait-elle pas, par conséquent, un pied dans le clergé ?

D’un autre côté, la voix du devoir en péril montait, suppliante, impérieuse, irrésistible.

Si Marie Calumet devait être à l’honneur, elle devait être d’abord à la peine.

Il lui fallait rester à son poste, pour surveiller les derniers préparatifs du presbytère, et voir aux apprêts d’un festin digne de la majesté de l’auguste personnage qui daignait condescendre à venir visiter son peuple.

Pour un sacrifice, c’était un sacrifice, mais le bon Dieu lui en tiendrait compte.

Narcisse, malheureusement, borné d’intelligence, dont l’esprit ne pouvait atteindre de si hautes cimes de l’abnégation, prit en mauvaise part le refus de sa dulcinée. Il conclut tout bonnement que Marie Calumet rejetait ses moindres offres de la plus stricte amitié.

Ah ! si elle avait su tout ce qui bouillonnait sous ce crâne, si elle avait compris tout ce qui germait dans ce cœur ulcéré.