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VIII

marie calumet n’est pas contente.


Aux dernières oraisons, le curé, enlevant son manipule, s’avança en avant du chœur. Après les recommandations aux prières et la publication des bans, l’orateur sacré traça sur lui un grand signe de croix, ce que firent tous les fidèles. Il commença ainsi :

« Mes chers frères,

« Redde Cæsari quæ sunt Cæsaris et quæ sunt Dei Deo. Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu. »

« Quoique vous disiez, quoique vous fassiez, agissez toujours pour la plus grande gloire de Dieu.

« Je suis sûr, mes très chers frères, que c’est là le sentiment qui vous a animés lorsque vous avez discuté dernièrement une question qui touche de très près le culte de Dieu, puisque c’est elle qui permet à ses prêtres de vivre et leur donne la faculté de vous transmettre les divines volontés du bon Dieu.

« Je regrette infiniment, mes chers frères, d’être obligé de vous parler de choses matérielles du haut de cette chaire, (il n’y avait pas de chaire) mais il est des circonstances où nous sommes obligés, nous autres prêtres, de mêler la parole du bon Dieu aux choses vulgaires de la vie. C’est comme le bœuf ou l’âne de l’Évangile, que l’on peut retirer du puits le jour du Sabbat. Mais que dis-je, mes très chers frères, la dîme est-elle chose si vulgaire ? Cette obole, est-ce à un homme, est-ce à votre curé que vous la donnez ? Non ; c’est à Dieu lui-même que vous faites l’aumône. Et pensez donc, mes chers frères, quel honneur ne devez-vous pas ressentir à la pensée du bon Dieu qui vous tend la main en attendant le jour béni où il vous rendra au centuple ce que vous aurez fait pour lui ? Et les textes de l’évangile abondent dans ce sens. « En vérité, en vérité, je vous le dis, tout, ce que vous donnerez en mon nom, vous sera rendu au centuple dans le ciel ».

« Cette petite parcelle de votre avoir que vous donnerez au ministre de Dieu vous sera rendue cent pour une, et attirera la bénédiction du Ciel sur vos terres pour les récoltes de l’année suivante.

« Encore faut-il que cette aumône ne donne pas lieu à des querelles intestines, dans une paroisse où le calme et la paix ont toujours existé. Or, je sais, mes très chers frères, qu’une division existe de ce temps-ci parmi vous, les uns voulant continuer à payer la dîme en grain, mais d’autres voulant la payer en foin. Il est vrai que ceux qui veulent payer la dîme en grain ne sont que le très petit nombre. Aussi, considérant la minorité de ces derniers et ne voulant pas déplaire à la grande majorité de mes chers paroissiens, j’en suis venu à la conclusion suivante et je vous dis : « Puisque vous le voulez, et ben c’est bon, payez en grain. »

On entendit alors une exclamation étouffée mais assez forte, cependant, pour être comprise de plusieurs. C’était Marie Calumet, que les dernières paroles du curé avaient transportée de colère.

— Ça vraiment pas d’bon sens ! avait-elle murmuré entre ses dents.

Et, suant à grosses gouttes, elle s’éventait à petits coups saccadés.

Le curé continua sans avoir paru rien entendre :

« Ceux qui désireront me voir au sujet de la dîme voudront bien être assez bons de venir l’après-midi, entre 1 et 3 heures. Vous entrerez par la porte d’à côté, qui communique directement avec mon office.

« Puisque nous en sommes sur le chapitre de la charité, je vous recommanderai, mes bien chers frères, de recevoir comme des membres souffrants du Christ les quéteux qui parcourent les campagnes, demandant un morceau de pain, une assiettée de soupe aux pois ou une tranche de lard. Je n’ai en général que des félicitations à vous offrir ; vous vous montrez très charitables ; c’est très bien et le bon Dieu saura vous en récompenser. »

À cet endroit de son sermon, trois ou quatre fidèles, debout près de la porte, en arrière de la nef, ayant tenté de s’esquiver, le curé les interpella avec humeur :

« Eh ! mes amis, là-bas, j’parle pas pour les poules, veuillez don attendre la fin du sermon et de la messe. Pensez-vous que la parole du bon Dieu est pas faite pour vous aussi ben que pour les autres ? »

Il poursuivit :

« Mais j’ai reçu des plaintes au sujet de certains individus, de gros habitants qui ont refusé de donner à manger à ces malheureux, sous prétexte que ce pouvaient être des maraudeurs. Ces gens-là ont peur des quéteux qui demandent la charité en plein jour, et cependant, ils laissent sortir leurs filles à la brunante pour aller faire de longues marches, à plusieurs arpents des habitations.

« Mes bien chers frères, c’est pas prudent de laisser sortir ainsi vos filles, le soir, après le coucher du soleil, pas plus que de les laisser danser, cet amusement inspiré par le démon, qui n’est bon qu’à exciter les sens et qui est une occasion de péché.

« Ah ! je ne saurais trop vous mettre en garde, mes très chers frères, contre cet amusement. C’est là une des ressources de l’enfer, un des pièges que vous tend l’esprit des ténèbres, qui tourne sans cesse autour de vous comme un lion rugissant, « quaerens quem devoret. »

« Puisque je suis sur ce sujet, je vous préviens, pères et mères de famille, contre les trop longues fréquentations, qui sont une autre source de péché. Quand un jeune homme se présente chez vous pour courtiser vot’ fille, il est d’abord très réservé, puis, à la longue, il devient plus familier et finalement la jeunesse se laisse aller à des abus regrettables.

« Quand un amoureux se présentera dans vot’ maison et que vous verrez qu’il ne se décide pas à demander la main de vot’ fille, donnez-lui son congé. Ne vous laissez pas abuser par la crainte de perdre un parti, quelque avantageux qu’il puisse être. Il s’en présentera ben d’autres, allez, et vot’ fille aura gagné en considération.

« Le salut de vos enfants vaut bien mieux que la perte d’un parti, et rappelez-vous toujours la parole qui fit dire adieu au monde à saint François-Xavier, l’apôtre des Indes : « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? »

« Cela me rappelle l’histoire de ce misérable qui, il y a plusieurs années, dans une paroisse de ce comté, était venu de la ville, s’était présenté dans une famille honorable en prétendant, et après plusieurs visites, avait trompé une bonne fille. Après avoir ruiné la pauvre enfant et l’avoir exposée aux flammes éternelles, il l’avait lâchement abandonnée. Que cette terrible histoire, pères et mères de famille, et vous aussi, jeunes filles qui m’écoutez, vous serve de leçon pour l’avenir.

« La semaine prochaine, mes très chers frères, Sa Grandeur Monseigneur l’Évêque fera sa visite pastorale dans cette paroisse. J’espère bien que vous vous montrerez généreux. Donnez, donnez, c’est le meilleur moyen de voir Monseigneur souvent. C’est un grand honneur que l’évêque nous fait en daignant venir dans cette paroisse, et je suis assuré que vous recevrez un si auguste personnage avec tous les honneurs dus à son rang.

« Je vous disais donc, mes chers frères, en vous parlant de la dîme, que la charité est une grande vertu chrétienne. Mais, mes chers frères, vu la grande chaleur qu’i fait, j’m’étendrai pas plus longuement sur ce sujet.

« La quête a été faite, aujourd’hui, au profit de Monseigneur, qui consent à venir nous honorer de sa présence, ici. Soyez charitables, mes chers frères, soyez charitables, ne vous attachez pas aux richesses de la terre, et ainsi vous gagnerez le royaume des cieux qui appartient aux pauvres d’esprit. C’est la grâce que je vous souhaite de tout mon cœur.

« Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi-soit-il. »

L’office divin terminé, les paysans qui n’étaient pas allés chercher leurs voitures sur la place, s’alignèrent sur deux rangs en face de l’église pour regarder défiler les femmes. On saluait les connaissances d’un maigre coup de chapeau ou tout bonnement d’un signe de la tête, et l’on reluquait les jolies filles.

Marie Calumet passa, entre ces deux haies humaines, comme un tourbillon, bousculant sur son passage les villageois ahuris, ne regardant personne, pas même l’infortuné Narcisse.

Amant malheureux, la veille pour plaire à sa belle, il avait acheté, chez le marchand général, une cravate à trente sous et un cornet de surettes.

L’homme engagé du curé était sorti quelques secondes avant la fin de la messe. Depuis cinq minutes, il ne voyait rien, n’entendait rien ; le cœur battait à lui rompre la poitrine. Il guettait l’apparition de Marie Calumet afin d’avoir le bonheur de faire un bout de chemin avec elle, en la reconduisant au presbytère.

Enfin, elle parut. Il arrondissait déjà le bras, et implorait en balbutiant :

— Voulez-vous m’permet’, mamz’…

— Fichez-moé la paix ! répliqua sèchement la ménagère, sans s’arrêter.

Le bedeau était sur le perron de l’église, après avoir sonné ses cloches. Témoin de cette rebuffade, il se prit à rire à gorge déployée, ainsi que les personnes témoins de cette scène orageuse. Penaud, furieux, Narcisse crut un instant qu’il allait étrangler Zéphirin, mais il se contint et marmotta :

— J’sus pas chicaneux mais ce sacré bedeau, i m’paiera ça tout ensemble.

— Dis don, Narcisse, lui glissa dans l’oreille le forgeron avec un clin d’œil, et un coup de coude dans les côtes, les amours ça marche ?

Narcisse se contenta de lever les yeux sans riposter, et pour deux raisons : d’abord, cette plaisanterie lui allait fort mal ; il n’était pas, en ce moment, d’humeur à rire. De plus, Narcisse, les dimanches et jours de fête, ne s’appelait pas Narcisse tout court, mais monsieur Narcisse. C’était là une loi à laquelle tous, sans exception, jusqu’au curé, devaient se conformer. Sinon pas de réponse.

Le curé Flavel s’était d’abord formalisé de cette idée bête, comme il disait. Mais devant le mutisme obstiné de son homme engagé, il avait dû amener pavillon.

Narcisse donc, franchit seul la distance, courte il est vrai, entre l’église et le presbytère. Les bras ballants et la détresse dans l’âme, il se dirigea vers la grange et se jeta sur une tasserie de foin en sanglotant comme un enfant.

Avant de monter en voiture à la porte de l’église, les femmes babillaient ; s’informaient comment ça allait à la maison ; si celle-ci avait acheté ; si celle-là avait eu des nouvelles de sa bru ; si le père qu’était ben anpauvri et presque sur les planches, prenait du mieux ; les jeunes filles caquetaient sur les beaux gars de la paroisse ; poussaient des cris de surprise et d’envie à l’annonce d’un prochain mariage ; et s’invitaient à venir faire la veillée après les foins. Ici, là, un boghei, une charrette, s’arrêtaient à la porte d’une maison en brique, en bois ou en pierre brute. On s’embrassait, on échangeait des politesses, et les visiteurs repartaient en criant : « Venez don nous voir, sans cérémonie, cheu nous. »

Marie Calumet, en arrivant au presbytère, rudoya la nièce du curé. Celle-ci, le livre de prières sous le bras, était en tête-à-tête, près de la clôture, avec Gustave, le fils du forgeron, solide gaillard au torse bien cambré et aux yeux doux comme ceux d’une vierge. Cette vue ne fit qu’accroître l’irritation de la ménagère. Elle ne pouvait souffrir ce jeune homme.

— C’te pintocheux, c’te lôfeur-là, répétait-elle cent fois le jour à Suzon, est ainque bon qu’à brosser avec des pas plus drôles que lui. Le fignoleux, i faraude toutes les filles du village et des paroisses d’en haut et d’en bas. Avec des gens comme ça, i a pas de fiatte à avoir et si j’étais de m’sieu le curé, je l’laisserais sulement pas aborder le presbytère.

Marie Calumet, en pénétrant dans la maison du curé, jeta sa câline sur la table de la salle à manger ; lança par terre son châle, qui sembla rendre un sanglot d’être ainsi traité ; envoya promener ses menottes sur un étagère, entre deux pots de mignonnette. Puis elle s’assit, se leva, marcha, se rassit, sans savoir quel parti prendre, grommelant, rognonnant, tempêtant, piétinant de colère, attendant avec une impatience fébrile le curé, qui ne rentrait pas.

Oh ! elle était terrible.

Et pendant tout ce temps, la soupe brûlait ; les pommes de terre collaient au fond de la marmite ; le ragoût s’épaississait comme du mastic.

— Ç’a pas d’bon sens ! répétait-elle à tout moment. I est après se pardre ! J’ai beau i dire, i veut pas m’écouter pantoute !

Le curé montait les marches de sa galerie en soufflant comme un phoque. Marie Calumet ne l’attendit pas. Elle courut au-devant de lui. Ce dernier croyait déjà entendre le grondement du tonnerre, et il leva machinalement la tête comme si des flancs déchirés des nuages allait s’abattre un orage de grêle. Sa physionomie se rembrunit.

— Oué, m’sieu le curé, vous en avez fait un beau coup, vous pouvez vous en vanter.

— Comment ça, Marie ? demanda avec inquiétude, le curé Flavel.

— Eh ben oué, m’sieu le curé. Si vous aviez pas cheniqué, vous auriez un surplus aux environs de huit cents écus par année.

— Allons, allons, Marie, faut pas se ronger les sangs pour si peu.

Marie Calumet sursauta.

— Pour si peu ! Ah ! m’sieu le curé, gémit-elle, en s’essuyant les yeux. Faut-i que j’aie pas de chance, Seigneur ! J’méchigne pour vous remplumer et vous tirez toujours d’l’arrière.

— Voyons, Marie, fit le curé d’un ton conciliant, vous savez pourtant ben que j’pouvais pas faire autrement. Mes paroissiens auraient jasé et auraient dit que je me laisse guider par des intérêts matériels.

— Alors si vous avez fait ça pour eux autres, vous avez eu ben tort, m’sieu le curé. Pensez-vous qui vont vous en garder de la souvenance ? I s’en foutent ben, allez ! Pourquoi que vous avez pas fait comme le curé de Saint-Apollinaire, vot’ voisin. En v’là un qui a de la poigne. Vous les a-t-i retournés ses paroissiens quand i sont venus le trouver pour payer la dîme en grain. I s’en sont r’souvint, soyez-en sûr. Ben plus qu’ça, savez-vous c’qui fait, m’sieu le curé Lefranc ?

Marie Calumet baissa la voix et se rapproche du curé Flavel.

— Vous m’creirez si vous voulez, i prête à quinze pour cent. Et pis, i garde la dîme de grain que ses paroissiens i payent à l’automne et au lieu de l’vendre à un prix raisonnable, i attend au printemps pour que les habitants qui sont à court de grain i en emprêtent à raison de vingt-cinq minots pour vingt minots. J’vous assure, m’sieu le curé, qu’ça fait une foutue dîme à l’automne suivante. C’est Jérôme, mon cousin r’met germain, qui m’a conté ça. I en est un d’ceusses qui s’est fait attraper.

Et j’vous préviens, sous vot’ respect, m’sieu le curé, que si vous m’alliez pas comme vous m’allez, eh ben ! ma foi du bon Dieu, j’ferais mon paquet et tout serait dit. V’là !

Le curé Flavel avait une sincère affection pour cette brave fille, si franchement dévouée à ses intérêts. Aussi, contrairement à nos curés, qui ne peuvent souffrir la moindre contradiction ni la plus légère réprimande, il répondit en souriant :

— C’est bon, c’est bon, Marie, j’essaierai de faire mieux une autre fois. En attendant, allez voir à vos pataques, car ça sent terriblement le grillé.

— Oh ben ! alors, m’sieu le curé, s’excusa la ménagère en se sauvant dans sa cuisine, j’vous d’mande ben pardon si j’vous fais manger des pataques brûlées. Mais c’est de vot’ faute, m’sieu le curé, c’est de vot’ faute.