III

la désolation dans le presbytère de saint-ildefonse.


Le curé Flavel, en dépit de son heureux caractère, avait comme tous les autres, ses jours de spleen. Oh ! alors il était triste comme un bonnet de nuit. Mais cette morosité, chez le curé de Saint-Ildefonse, ne ressemblait en rien à la maussaderie de son voisin. Il se sentait comme quelque chose de lourd sur les épaules, et parfois, sans qu’il sût trop pourquoi, il se surprenait une grosse larme dans le coin de l’œil.

C’était sans contredit une anomalie chez ce bon curé de campagne. De son propre aveu, en effet, il ne s’était jamais reconnu aucune prédisposition à la sentimentalité.

Ce matin-là donc, mon curé s’était, comme disent nos campagnards, levé du lit le gros bout le premier. Le cher homme, il paraissait en avoir tout un monde sur le cœur.

Toute la nuit, il avait subi les assauts des plus horribles cauchemars : Marius pleurant sur les ruines de Carthage ; la désolation dans le Lieu Saint ; la fin des temps. Baigné de sueurs, rempli d’épouvante, il vit soudain les murs en pierre brute de son presbytère se resserrer, se resserrer, jusqu’à ce que lui-même fût sur le point de sentir ses os se broyer en entrant les uns dans les autres. Oscillant sur sa base, l’église elle-même menaçait ruine. Déjà, son clocher de ferblanc rouillé par les pluies et les ans, allait s’effondrer ; presbytère, église, tout le village allait être englouti dans les entrailles de la terre crevassée, lorsque, dans les nues, apparut une femme.

Assise dans une charrette, avec la majesté d’une divinité sur son char de gloire, elle descendit, descendit, et tendit au curé à l’agonie une main recouverte d’une menotte bleu-marin. Dans tous ses membres, le moribond ressentit aussitôt une commotion magnétique. Les murs s’éloignèrent ; le clocher releva la tête ; les maisons se replacèrent sur leurs fondations ; le presbytère fut entouré d’une auréole étincelante. C’était le salut.

Le curé Flavel se réveilla avec un épuisement extrême, comme Jacob après sa lutte avec l’ange. Cette succession ininterrompue de mauvais songes avait opéré en lui un bouleversement dont il n’était pas encore remis. La ruine imminente de son presbytère l’avait tout particulièrement affecté. Et puis, ce Marius en larmes, que venait-il faire là ? Jamais, ses réminiscences de collège ne l’avaient frappé au point d’en rêver. Et la désolation dans le Lieu Saint, et l’écroulement de sa paroisse ? Un grand malheur, sûr, allait arriver. C’était là un avertissement d’en haut. Un malheur ? Mais non, il ne lui arriverait pas malheur au curé Flavel puisqu’une femme lui était apparue sur les nuages et dans une charrette pour le sauver, lui et les siens. Bon Dieu ! que d’émotions ! que d’émotions !

À sa toilette très sommaire, il venait de mettre la dernière main, quand retentirent les premiers sons de la cloche, appelant les villageois à la messe basse. Il prit son chapeau et sortit. Un quart d’arpent séparait l’église du presbytère. Les quelques villageois se rendant à l’église soulevaient, au passage du curé, leurs grands chapeaux de paille, d’une manière gauche. Lui, saluait de la tête, d’un geste protecteur. La messe ne commençait pas, lorsque le petit servant traversa la nef, balançant les bras, et battant le plancher raboteux de la semelle de soulier de cuir de bœuf.

Durant l’office divin, le saint homme n’avait pu chasser de son esprit la hantise de ses lugubres préoccupations. Que de distractions impardonnables chez un si haut personnage ! Il allait lire l’Évangile avant le Graduel, lorsque son servant de messe, un gosse pas bête du tout, l’en prévint très humblement en le tirant par son aube. Se retournant vers les fidèles, quelques minutes plus tard, au lieu de leur accorder la paix du Seigneur « Dominus vobiscum » il leur donnait, à voix presque haute, leur congé au beau milieu de la cérémonie « Ite missa est. »

Pour la première fois de sa vie, Josette, la vieille fille, la vieille sage aux membres et à la robe étriqués, leva les yeux de sur son Paroissien Romain. Elle, qui n’avait jamais manqué une messe basse depuis qu’on l’avait rayée de la liste des épouseux, elle s’en confesserait.

— Qu’a donc not’curé, aujourd’hui ? se demandaient les fidèles au sortir de l’église. Jamais ça lui arrive d’avoir des absences à la messe. Pour sûr, un grand évènement se prépare.

De la supposition l’on passa à la certitude. Une heure ne s’était pas écoulée et, dans tout le village, les bonnes gens se disaient en s’abordant avec mystère : — Vous savez, m’sieu le curé, y nous cache queq’ chose ; ben sûr y va nous arriver queq’ chose de grand. »

Après son déjeûner : de la soupane noyée dans de la crème, une tranche de lard salé, deux œufs à la coque, une cuillérée de miel et du café d’orge brûlé qu’il se prépara lui-même, sa nièce s’étant attardée dans la chaleur du lit, le curé bourra sa grosse pipe d’écume de mer. Tous nos curés, en effet, ont, outre une nièce, une pipe d’écume de mer. Mettant, ses deux mains dans ses poches de pantalon, par les ouvertures faites exprès dans sa soutane, il arpenta sa galerie. Puis, il descendit dans son jardin, enclos entre le presbytère et le trottoir en gravois.

Son pauvre jardinet, il avait vu de meilleurs jours. Les géraniums aux pétales rares et ratatinés penchaient leurs têtes mélancoliquement vers la terre ; jadis veloutées et fraîches comme des gouttelettes de rosée, les pensées ne pensaient plus qu’à trépasser ; près de la clôture en fil de fer barbelé, les pois d’odeur au rose estompé avaient perdu leur parfum délicat ; la rose n’était plus la reine des fleurs ; tout près, quatre ou cinq œillets, étiolés et brûlés par le soleil, se regardaient avec un serrement de cœur en se disant comme les Trappistes : « Frères, il faut mourir » ; à quelques pas plus loin, les boules-de-neige dégonflées n’étaient plus de ce monde ; ici, la mignonnette odorante venait de décéder, et sa tête retombait péniblement sur sa tigé ; là, la jacinthe aux clochettes d’argent faisait pénitence de sa splendeur d’antan ; et, tout le long de la galerie, les concombres sauvages élevaient vers le ciel leurs longs bras décharnés en demandant grâce.

Ému jusqu’aux larmes, le curé Flavel dirigea ses pas vers la basse-cour. Là encore régnait la désolation. Les poules picotaient avec ennui, en roulant tristement leurs yeux ronds chargés de paillettes d’or ; les coqs même avaient perdu leurs antiques ardeurs, oubliant leurs amours ; perchés sur une clôture, une dinde glougloutait lugubrement, et, tout près dans le champ d’à côté, les vaches, réunies en chœur, faisaient entendre une cacophonie qu’on eût dit une marche funèbre de toute la basse-cour.

Le curé Flavel, poursuivant sa voie douloureuse, arriva à la laiterie blanchie à la chaux. Tout y était à l’abandon. Assiettes, écuelles, plats, bidons, couloirs traînaient sans dessus dessous.

Ici, une soucoupe remplie de miel naviguait dans une jatte de lait ; là, une botte d’ail était tombée dans une assiette à soupe remplie de crème ; sur la tablette d’en bas, la grosse chatte noir et blanc du presbytère, Fifine, après s’être glissée sournoisement par la porte laissée entr’ouverte, s’emplissait la panse plus que jamais. La coquine venait de voir le fond d’un plat de lait, et pour se reposer, léchait de sa petite langue rose ses babines et ses moustaches, auxquelles pendaient encore quelques gouttes lactées.

— Veux-tu tan déguerpir, salope ! lui cria le maître en s’élançant en avant pour frapper.

Mais la chatte, avec sa nature féline, avait prévu le coup et filé comme une flèche en essuyant, au passage, son museau sur la soutane de monsieur le curé.

Par le tambour, il entra dans la cuisine en poussant un soupir. Le poêle en fonte à deux ponts disparaissait sous une couche de rouille, de graisse et de poussière. Dans l’évier et sur la table recouverte d’une toile cirée, la vaisselle sale.

Chaudrons, marmites, casseroles, bassines, bouilloires, théières, cafetières, lèchefrites, gobelets erraient çà et là à la bonne aventure. Sous la table, le chien de la maison, un épagneul tout crotté, défendait bravement sa pitance contre la chatte. Le dos rond et la queue grosse, celle-ci se vengeait sur le chien d’avoir été surprise en flagrant délit par le curé. En plein milieu de la cuisine, les quatre fers en l’air, une chaise gisait lamentablement sur le plancher malpropre, portant l’empreinte de pieds boueux. Le pasteur passa successivement, dans la salle à manger et dans son cabinet de travail. De la poussière sur tous les meubles. Les rideaux de cretonne pendaient comme des crêpes, un jour d’enterrement ; les rubans retenant ces rideaux au mur étaient enroulés comme des queues de matou. Ouvrant ses livres de compte, le curé fut effrayé de l’état de ses affaires.

Avec des chiffres fous comme ceux-là, le budget pour l’année courante serait désespérant, même si les dîmes rapportaient bien.