II

à chacun son métier les vaches seront bien gardées


Le curé Lefranc fit ses débuts comme petit vicaire dans une cure du comté de Nicolet. Puis, ayant fait jouer certaines influences auprès de l’évêque du diocèse, il ne tarda pas à être nommé à la tête de la cure de Saint-Apollinaire. De ses passions de jeunesse, il n’avait gardé que celle des chevaux. Maquignon enragé, il était possesseur d’une jument de prix qui trottait en 2.18. Ce détail, si futile en apparence, lui apportait une très haute considération de la part de ses paroissiens. Comprend-on alors que le curé Flavel ait été formalisé des remarques quelque peu saugrenues de son ami ? Ma foi, il en eût fallu moins pour faire sortir de ses gonds le brave homme. La moutarde lui montait au nez.

— Ah ! oui, je sais, dit le curé Flavel, en aurisant de vin de rhubarbe le verre de son ami, t’as beaucoup voyagé, beaucoup vu, beaucoup connu. Tu parles dans les termes tandis que moi, mon Dieu, je n’sais pas grand’chose, toute ma science étant confinée dans ma Somme Théologique de Saint Thomas, ma bible et mon bréviaire. Mais je me contente de ce que je sais, puisque mes paroissiens sont satisfaits de mon ministère. Tu me parlais, la semaine dernière, de politique, de grandes vérités sociales auxquelles j’comprends rien. Pourquoi m’écorcher les oreilles de tous ces mots sonores trop souvent vides de sens ? Tous tes politiciens, leurs idées et leurs tripotages, m’affectent pas plus que c’te charrue que tu vois, là, renversée, de l’autre côté du chemin. Un bon curé de campagne comme moé ne doit pas s’occuper de politique, ou, s’il le fait, qu’il garde ses opinions et convictions pour lui-même. Le prêtre, tu le sais aussi bien que moi, est chargé de la direction et du salut des âmes. Il ne doit pas s’aliéner les esprits en prenant fait et cause pour un parti politique quel qu’il soit.

Le curé Flavel s’animait à mesure qu’il parlait. Il se leva de table, et passa dans son cabinet de travail, suivi de son hôte. Tandis qu’il bourrait sa pipe de tabac, son ami lui dit :

— Va donc, vieux radoteur, esprit arriéré, calotin encroûté ! Depuis quand, tout homme libre, fût-il prêtre, bonze, ou derviche, n’a-t-il plus le droit d’adopter des opinions sur les affaires publiques et d’en faire part lorsque bon lui semble ?

— Tout doux ! mon ami, répartit le curé Flavel. Pourquoi cette montagne de difficultés dressées contre toi par une certaine classe de tes villageois qui te donnent tant de fil à retordre que tu ne sais plus à quel saint te vouer ? Pourquoi ? Je vais te le dire moi et j’n’irai pas par quatre chemins. Tu te mêles trop de c’qui te regarde pas. Nos habitants, tu sais, sont naturellement rancuniers et ombrageux. Si donc le curé de campagne sort de sa sphère, il provoquera des froids et déterminera des haines qui lui nuiront énormément dans l’exercice de son saint ministère.

— Nous devons éclairer nos fidèles afin qu’ils puissent voter selon leur conscience, et à qui donc ce devoir incombe-t-il sinon à nous, prêtres ?

— Ah ! laisse-moi donc tranquille avec tes mots sonores, qui ressemblent à la tonne d’eau, derrière la porte de la cuisine. Tu sais, quand elle est vide, il suffit de donner un coup de pied dessus pour qu’aussitôt il en sorte du bruit. Eh ! bien, mon cher ami, tu as si bien éclairé les consciences de tes paroissiens que tu t’es fait une foule d’ennemis. À chacun son métier les vaches seront ben gardées.

Le curé Flavel avait visé juste ; il fit mouche. Son ami se mordit les lèvres. Pour re donner de la contenance, il rétorqua :

— Et toi l’homme aux mœurs rigides, tu ne crains pas de faire parler les gens. Car enfin, ce n’est pas impunément que l’on garde, dans son presbytère, une jeune fille aussi charmante. Elle est belle cette enfant là, et, si ce n’était de ma soutane…

— C’est ma nièce.

— Ah bah ! en voilà une raison, ma nièce. Tu n’es pas sans ignorer le mal qui se commet entre nièces et oncles, entre beaux-frères et belles-sœurs. L’occasion est plus propice, voilà tout. Au reste, je ne t’en veux pas d’avoir une nièce avec toi : tous les curés élèvent une nièce, joli petit meuble indispensable au presbytère. Seulement ce n’est pas convenable. Et, ajouta-t-il, en le menaçant du doigt, « qui s’expose au danger y périra. »

L’oncle de Suzon crut, tout d’abord, que son ami voulait badiner. Mais lorsqu’il le vit sérieux, il repartit avec l’air penaud d’un mioche que la maman a surpris trempant son doigt mouillé dans le sucrier :

— Au fait, tu as peut-être raison, quoique je n’aie jamais songé à cela. Mais le monde est si méchant, et aime tant à jaser. Depuis que la vieille Marianne est partie du presbytère, ça n’va plus ; tout est dans un désordre affreux. Ma nièce, je l’avoue, finira p’tet ben par devenir une bonne ménagère, mais pour le moment, c’est jeune, c’est espiègle, ça pas de tête. Comment veux-tu qu’avec une fille de c’calibre-là, je puisse tenir mon presbytère sur un bon pied. Faut croire que j’ai pas la main heureuse, puisque j’ai pas pu, jusqu’à présent, dénicher une ménagère qui fasse mon affaire.

— Ce n’est pas malin, tu t’y entends si peu dans les femmes. Attends donc… oui… c’est cela… j’en connais une… Ce serait l’article voulu.

— Pas une jeune, car l’Ordinaire ne voit pas d’un bon œil l’admission, dans nos maisons, de filles engagères à la fleur de l’âge. Jeunes ou vieilles pour moé, ça m’est égal, mais l’évêque le désire, y a pas à regimber.

— Sois tranquille, rétorqua le curé Lefranc. Croirais-tu, par hasard, que j’irais te fourrer une jolie fille entre les pattes, et pas ta nièce celle-là, ajouta-t-il, en clignant de l’œil.

Pour dérober son indignation, le curé Flavel, sur le point de se fâcher dur, se moucha bruyamment, dans son mouchoir à larges carreaux bleus et blancs qu’on aurait pu, au besoin, utiliser comme voile de yacht.

— D’un autre côté, observa le saint homme, je n’veux pas une ménagère trop vieille et qui soit su’le dos vingt-neuf jours sur trente.

— Tu peux dormir sur tes deux oreilles ; la femme que je t’enverrai administrera ta propriété comme feu monsieur Joseph, le royaume d’Égypte.

Souriant déjà comme un pauvre diable enthousiasmé par la perspective d’une vie de délices, le curé Flavel se frotta les mains en s’écriant :

— Ah ! mon cher ami, si je pouvais rencontrer la fille engagère rêvée. Quel bonheur ! J’mangerais pu de ces affreuses tartes dures comme des cailloux ; des pataques qui, trois cent soixante fois par année, prennent au fond de la marmite ; du thé inbuvable qu’on dirait de l’eau de vaisselle ou du piment qui vous met la bouche en feu. Ma maison serait…

— Assez, mon ami, assez. Je m’aperçois que tu es en veine de m’égrener toute une litanie de jérémiades, et je te préviens que je n’aime pas les gens plaignards. Aussi, je m’empresse de te souhaiter bonne nuit et bonne chance.

— Pars don pas comme un sauvage, ni ainque su’une jambe.. Tiens, j’vas te servir une autre lampée de mon vin de rhubarbe. Regarde-moi ça. C’est clair comme de l’eau de roche. Vois-tu, si ça mousse.

Et le curé Flavel buvait à petites gorgées, humait l’arome, se faisait claquer la langue. Son ami approuvait de la tête.

— Si t’étais ben aimable, supplia tout-à-coup le maître de céans, tu passerais la soirée avec moi. On ferait la partie de cartes, en fumant, et tu achèverais la nuit sous mon toit.

— Et ma messe ?

— Tu partiras de bon matin. Les chemins sont beaux ; t’as une bonne bête ; et les deux lieues seront betôt franchies. Dans trois quarts d’heure, tu seras chez vous.

— Soit !

À onze heures, le curé Flavel reconduisit son hôte une lampe à la main, le gaz et l’électricité étant d’invention trop moderne pour le village de Saint-Ildefonse.

La nièce du curé, en robe de nuit, et les cheveux en nappe sur le dos, était sortie pour une affaire quelconque de sa chambrette, voisine de celle des visiteurs. Au haut de l’escalier en limaçon, elle se vit face-à-face avec les deux hommes. Avec un cri de détresse, elle détala comme une biche, en portant pudiquement la main à l’échancrure que faisait le col entr’ouvert de sa robe de coton jaune.

Le curé Flavel, pas à son aise du tout, toussa. Son ami jubilait.

— Ah ! saint Antoine, gémit-il, en crispant ses gros poings, comment as-tu pu résister à tant d’attaques, si les femmes, tes tentatrices, ressemblaient à celle-ci ?

En ouvrant la porte de la pièce où il devait passer la nuit, il poussa un cri :

— C’est ici que je couche ?

Il avait fait une grimace peu flatteuse pour le maître de la maison.

Qu’on s’imagine une salle d’échantillons de commis-voyageur, un véritable capharnaüm où une vache n’eût pas retrouvé son veau. Le lit, ce n’était pas un lit, mais une miniature des Montagnes Rocheuses.

— Allons, bonsoir.

— Bonne nuit.

Et tous deux échangèrent une chaleureuse poignée de main.

— As-tu ben dormi, au moins ? demanda le lendemain, le curé Flavel au curé Lefranc, au moment où celui-ci montait en voiture.

— Ne m’en parle pas. Je me sens les cheveux à pic comme des clous, et les côtes sur le long comme si j’avais dormi sur la corde à linge. Ta maudite couchette, un Chartreux n’en voudrait pas pour se faire enterrer.

— Ah ! mon pauvre ami, il te faut une servante au plus tôt. Sinon, tu t’en vas à la ruine ! à la ruine !